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REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXI» ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOMB II. — i" MARS- 19 H.
n
REVUE
DES
DEUX MONDES
LXXXI" ANNÉE. — SIXIÈME PÉRIODE
TOME DEUXIÈME
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE DE l'université, 15
1911
n
2.0.
LEILA
DEUXIEME PARTIE(I)
II
FILS ET FUSEAUX
III
— Vous connaissez la Montanina? demanda Leiia en sor-
tant par la porte du Midi, celle qui fait face à la pente couverte
de pins, de mélèzes, de hêtres, et couronnée de châtaigniers.
Vous avez vu le cadran solaire, saint Albert le Grand, la tête
de bouc qui vomit l'eau de la Riderella ?
Elle avait l'air de réciter une leçon ennuyeuse, cent fois
répétée. Elle affecta de ne point remarquer que Massimo, devant
qui elle marchait, s'abstenait de répondre. Elle prit par le sentier
qui monte derrière la villa.
— Vous connaissez aussi Fontaine Modeste? reprit-elle en
passant près du petit creux où gazouille tout bas la fontaine.
Et, sans faire attention au mutisme de Massimo, elle conti-
nua de marcher, nommant d'une voix sèche tantôt une chose,
tantôt une autre, comme un cicérone indifférent. Au moment
où elle disait : « Voici la source de la Riderella, » Massimo, qui
n'avait pas voulu lui parler avant d'être loin de la maison,
l'interrompit:
(1) Voyez la Revue du 15 février 1911.
b REVUE DES DEUX MONDES.
: — Mademoiselle, dit-il, je n'ai pas insisté avec M. Marcello,
parce que je voyais que je lui aurais fait de la peine ; mais je
puis vous dire maintenant qu'il ne faut pas vous déranger pour
moi. Avec votre permission, je continuerai seul ma promenade.
— Comme il vous plaira.
* Et elle s'effaça sur l'étroit sentier, attendit, les yeux bas,
qu'il eût passé devant elle.
— Merci, dit-il.
Et il passa sans la regarder, tout frémissant. Qu'est-ce que
cette jeune fille s'était donc mis en tête, pour le traiter ainsi?
Elle croyait sans doute qu'il voulait lui faire la cour? Oui, il n'y
avait pas d'autre supposition possible. Lui faire la cour? Voyez-
vous cette présomptueuse ! D'ailleurs pourquoi supposait-elle
qu'il voulût lui faire la cour? Lui en avait-il donné le moindre
indice? Un soupçon lui vint à l'esprit. Dom Aurelio s'était enti-
ché de l'idée que son ami devait se marier au plus vite. Le
curé n'avait-il pas songé pour Massimo à cette jeune fille ? Et
celle-ci n'avait-elle pas eu vent de quelque chose? Mais non,
c'était impossible pour cent raisons, et la moindre de ces rai-
sons, c'était l'amitié qui liait Dom Aurelio à M. Marcello. Et
alors? Alors, tout ce qu'il y avait de clair, c'était l'hostilité pré-
méditée de Lelia. Cette hostilité aurait pu s'interpréter comme
une défense contre l'amour naissant, si l'amour avait eu le
temps de naître. Mais, dans les conditions actuelles?...
Il s'assit sur un siège rustique, à l'ombre du châtaignier
près duquel la côte fait un détour. Les grandes nuées voguaient
vers le Torraro; les ombres des arbres se balançaient au vent
sur les rives fleuries; la villa blanche riait là-bas dans le soleil;
le bruit sourd du torrent et des turbines de Perale montait
parmi le silence de la châtaigneraie. Mais Massimo ne jouissait
ni de l'ombre, ni du vent frais, ni de la noble et majestueuse
beauté du paysage. Il sentait que cette beauté demeurait étran-
gère à son âme aigrie, et il se sentait lui-même étranger à
elle. Il réfléchit sur ce qu'il devait faire. Rester à la Montanina,
non. Il fallait, soit persuader à Dom Aurelio de lui offrir l'hos-
pitalité, soit retourner à Milan. 11 agita volontairement dans
son cœur toutes les amertumes, celles qui s'étaient déposées au
fond et qui étaient presque sorties de sa mémoire, celles qui
étaient les plus récentes et les plus cuisantes. Puis, sa pensée se
lixa sur la situation douloureuse de Dom Aurelio. Car, en lin
LEILA.
de compte, les impertinences de cette demoiselle ne valaient
pas la peine qu'on s'en émût.
Pauvre Dom Aurclio ! En songeant à la disgrâce de cet excel-
lent prêtre, la tentation de naguère lui revint, sombre et vio-
lente. Ne convenait-il pas de rompre une bonne fois avec ces
gens qui persécutaient des hommes tels que Dom Aurelio, le
sel de la terre? Mais soudain il crut sentir sur lui le regard
sévère de Dom Aurelio lui-même, du persécuté doux à ses per-
sécuteurs ; et la velléité de rébellion s'apaisa. Donc, pas de rébel-
lion. Mais cesser de combattre pour l'Église contre ses enne-
mis, se croiser les bras devant la bataille, ce n'était pas une
tentation dangereuse, c'était un projet salutaire et bon à exé-
cuter. Seulement, que faire ensuite en ce monde? L'oublier, ce
monde, se retirer dans un beau pays perdu entre les mon-
tagnes, y exercer la médecine et se créer un foyer d'amour, ne
serait-ce pas le bonheur? Il ferma les yeux, imagina deux bras
tièdes qui lui entouraient le cou, une bouche qui s'imprimait
sur la sienne, des lèvres brûlantes dont le baiser lui allait jus-
qu'à l'âme : les lèvres d'une jeune fille simple, à l'esprit délicat,
qui ne serait sphinge en aucune façon, et qu'il formerait lui-
même au sentiment du Beau et du Divin, à l'amour exquis.
Il rouvrit les yeux en soupirant. Les ombres qui, çà et là,
se mouvaient avec lenteur sur l'herbe fleurie, les voix légères
du vent, le frissonnement lumineux des peupliers, n'étaient
plus pour lui, comme tout à l'heure, des choses étrangères;
maintenant, la nature environnante le caressait avec une sorte
de compassion approbatrice. Il aperçut Dom Aurelio qui sor-
tait de la villa, regardait à droite et à gauche, s'avançait vers
lui. Il se leva, alla au-devant du prêtre. Dom Aurelio parut
surpris de le trouver seul.
— EtM^'Lelia? fit-il.
Massimo expliqua qu'il l'avait priée de ne pas se déranger
pour lui, et il se hâta d'ajouter qu'après le départ de la jeune
fille, il avait réfléchi à ses propres aff"aires. 11 était décidé à
quitter la Montanina le soir même^ et il espérait que son ami
voudrait bien lui donner la chambre du protestant. Dom Aurelio
répondit avec regret, mais avec fermeté, qu'il venait justement
de promettre à M. Marcello que le jeune homme resterait une
quinzaine de jours à la Montanina. Massimo répliqua qu'il lui
était absolument impossible de rester à la Montanina, et que, si
8 REVUE DES DEUX MONDES.
Dom Aurelio refusait de lui accorder l'hospitalité pendant les
dernières semaines de son ministère pastoral, il s'en retournerait
tout de suite à Milan. Dom Aurelio saisit l'occasion au vol :
— Puisque tu es pressé de retourner à Milan, c'est peut-
être qu'un tendre intérêt t'y rappelle?
Massimo nia vivement, avec un sourire.
— Non? Bien vrai? Tu m'en donnes l'assurance?
— Non. Je vous en donne l'assurance.
— Alors il ne faut pas causer à ce pauvre vieillard un tel
déplaisir.
Comme Massimo continuait de résister, Dom Aurelio devina
que quelque incident fâcheux s'était produit, et, à force de ques-
tions, il finit par savoir toute la vérité. Le jeune homme raconta
l'étrange attitude qu'avait prise vis-à-vis de lui M"® Lelia, et il
en conclut qu'elle ne pouvait pas le souffrir. Le prêtre, tout en
faisant observer que les faits, considérés en eux-mêmes, avaient
peu d'importance, convint qu'il y a des choses qui ne sont guère
visibles, mais qui sont très sensibles ; et, non sans peine, il
obtint que Massimo différerait son départ jusqu'au lendemain.
Si demain les mauvaises impressions d'aujourd'hui se confir-
maient, rien alors n'empêcherait le jeune homme de partir.
En tout cas, celui-ci pouvait dès maintenant faire une visite au
cottage des Roses, pour prendre congé de Donna Fedele. Et Dom
Aurelio lui indiqua le cottage : une maisonnette rouge comme
une fraise, sur le plateau d'Arsiero, du côté qui regarde Seghe.
Quand le prêtre eut perdu de vue le jeune homme, il rejoi-
gnit M. Marcello, eut avec lui un long entretien, puis rentra
au presbytère.
M. Marcello fit venir Lelia. Il lui dit qu'il avait beaucoup d'af-
fection pour Massimo, et qu'elle en savait la cause; qu'il dési-
rait retenir quelque temps le jeune homme à la Montanina; qu'en
conséquence il la priait de se montrer aimable avec lui. Il parla
d'une voix contenue, avec une grande douceur, comme quel-
qu'un qui veut mettre dans une prière la gravité de nombreux
sous-entendus. Lelia l'écouta debout, livide, immobile. Puis
elle balbutia qu'elle ne croyait pas avoir été peu aimable.
M. Marcello la regarda, sans la contredire. Il ajouta seule-
ment, d'une voix aussi douce que tout à l'heure :
— Je t'en prie.
— Oui, père, répondit-elle, si bas qu'il l'entendit à peine.
LEILA. y
Et elle monta s'enfermer dans sa chambre, où elle eut une
violente crise de larmes.
IV
Massimo revint du cottage des Roses un peu avant l'heure
du dîner.
Lelia descendit en retard pour se mettre à table. Elle était
habillée de noir et portait à la ceinture un bouquet de myoso-
tis : les fleurs du souvenir. Très pâle, elle ne toucha presque à
rien. Avec un visible effort, elle adressa quelques questions à
Massimo sur ce qu'il avait vu et fait dans l'après-midi, mais elle
ne prêta aucune attention aux réponses. M. Marcello considérait
ces vêtemens de deuil et ces fleurs avec un mélange d'attendris-
sement et de déplaisir. Il parla beaucoup de Donna Fedele,
témoigna pour elle une admiration cordiale et respectueuse, dit
combien cette femme avait été belle, et que la jeunesse survivait
encore dans ses grands yeux bruns, dans sa voix si suave. Il se
plaignit, en regardant Lelia, que cette amie ne fréquentât plus
la Montanina comme par le passé.
— Mais, repartit la jeune fille, ce serait à nous d'aller chez elle.
M. Marcello, heureux et reconnaissant de ce mot, lui prit
une main qu'il serra, mais qui resta inerte dans la sienne.
Après le dîner, M.Marcello pria Lelia de se mettre au piano
et de jouer quelque chose à leur hôte. Et, comme il allait sonner
pour qu'on allumât la lampe la plus voisine du piano :
— Non, père ! dit-elle vivement.
Elle préférait cette demi-obscurité. M. Marcello n'insista pas.
Il s'en alla, le dos voûté, s'asseoir sur la terrasse, et il se mit à
contempler, du côté de l'Occident, les ténèbres que pointillaient
les brillantes lumières d'Arsiero.
— Quelle musique désirez-vous? demanda Lelia. Sérieuse?
gaie?
— Mademoiselle, répondit Massimo, il ne faut pas vous
déranger pour moi.
Elle se souvint des paroles qu'il avait prononcées au jardin,
et elle pensa : « Il ne sait pas dire autre chose ! »
— Peut-être, reprit-elle, n'aimez-vous pas la musique?
— Peut-être ! répéta-t-il avec un léger sourire, qui la frappa
comme une chiquenaude sur la joue.
10 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle était debout, tenant à la main un cahier de musique.
Elle n'ajouta plus une parole, s'assit sur le tabouret, joua de
mémoire un morceau du Carnaval de Schumann. Elle le joua
trop nerveusement, sans douceur. Quand elle eut fini, elle resta
immobile. Massimo la remercia sèchement. Il continuait à ne
pas la comprendre, et néanmoins il entrevoyait dans l'attitude
de la jeune fille quelque chose de nouveau. Ce vêtement noir,
ces fleurs du souvenir l'avaient choqué comme un avertisse-
ment donné mal à propos ; mais cette façon de répondre au
« peut-être, » cette promptitude à saisir l'intention et l'ironie
du mot, le choix du morceau joué, la nervosité même de
l'exécution, limmobilité qui avait suivi, tout cela faisait soup-
çonner un état d'âme qui n'était ni de l'hostilité, ni de l'indiffé-
rence. Et, d'autre part, il était bien obligé de trouver un peu
étrange la conduite de M. Marcello qui, après les avoir ainsi
rapprochés l'un de l'autre, se retirait comme pour les laisser en
tête à tête.
Pendant quelques minutes, Lelia promena distraitement ses
doigts sur les notes hautes du clavier ; puis, tout à coup, d'une
voix basse et en regardant la paume de sa main, elle demanda :
— Votre Benedetlo n'était-il pas un hérétique?
— Non, protesta Massimo. 11 a toujours été soumis à
l'Eglise et il a toujours prêché la soumission.
— Alors, voudriez-vous m'expliquer pourquoi on le combat-
tait comme un hérétique?
Il y avait eu de l'hostilité dans le ton de la demande. Tou-
tefois, Massimo répondit :
— Volontiers. A l'instant même.
— Non, non! Vous me direz cela plus tard. A présent, je
vais jouer quelque chose pour père.
Elle termina ce rapide entretien par quatre accords, et elle
attaqua une étude de Heller en redisant :
— Je joue pour père, vous savez. Moi, je n'aime pas cette
musique.
Tandis qu'il écoutait par politesse, une voix suave chuchota
derrière lui :
— C'est moi î
Il se retourna et reconnut Donna Fedele, qui lui souriait,
im doigt posé sur les lèvres, parce que l'élude de Heller n'était
pas terminée encore. Donna Fedele était survenue pendant que
LEILA. 11
i
Lelia jouait le morceau de Schumann, et elle avait causé sur la
terrasse avec M. Marcello jusqu'à ce moment-là.
— Oui, c'est moi, répéta-t-elle, souriant toujours.
Lelia l'entendit, quitta le piano, vint à elle; et Donna Fedele
l'embrassa ePussI affectueusement que si jamais une ombre
n'avait passé sur leur affection.
— Tu sais, dit l'arrivante à la jeune fille, la mère de
M. Alberti et moi, nous avons été grandes amies. 11 dîne chez moi
demain. Nous avons à parler beaucoup de sa mère. Elle était si
bonne, la chère âme !
Massimo, surpris et touché, ne put que se confondre en
remerciemens.
— Imagine-toi, continua-t-elle, que M. Alberti a eu la bonté
de venir cet après-midi au cottage; et moi, qui m'étais si bien
promis, depuis hier soir, de lui faire mon invitation, je ne lui
en ai pas soufflé mot. Comme je suis distraite ! J'aurais bien pu
lui écrire ; mais j'avais justement à faire une course dans la
soirée, et je me suis dit qu'avec la voiture il me serait com-
mode de repasser par ici. Adieu. Je me sauve. Il est tard.
Et elle embrassa Lelia, serra la main de M. Marcello, tendit
la sienne à Massimo en lui disant avec son doux sourire :
— C'est entendu, n'est-ce pas? A sept heures.
— Pour un jour, dit gaiement M. Marcello, nous consentons
à vous le céder.
Et Donna Fedele sortit avec Lelia, qui la reconduisit jusqu'à
sa voiture. Quelques minutes plus tard, des pas sur la grève
annoncèrent que la jeune fille rentrait au salon par la véranda.
Elle donna à M. Marcello le baiser du soir, salua Massimo
d'une façon assez aimable, et se retira dans sa chambre.
Ce soir-là, malgré les adjurations de Teresina, Lelia avait
empli sa chambre de roses, d'acacia et de chèvrefeuille. C'était
une manie de la jeune fille. Elle se faisait apporter, à Tinsu de
M. Marcello, le plus de fleurs qu'elle pouvait, et elle avait une
prédilection pour les odeurs les plus pénétrantes. Elle mit donc
trois ou quatre gerbes d'acacia entre le chevet de son lit et la
muraille, une gerbe de roses entre la muraille et le tableau de
piété. Son délice, quand elle était au lit, c'était de sentir sur ses
cheveux et sur son visage tomber des pétales de fleurs. Teresina
la supplia de tenir ouvertes les trois baies de la fenêtre, et non
une seule, comme elle faisait d'habitude. Aussitôt que la femme
12 ^ REVUE DES DEUX MONDES.
de chambre fut partie, elle éteignit la lumière et se coucha sur
le flanc, attentive aux parfums comme à de muettes et cares-
santes paroles d'amour, considérant par la fenêtre la noire cou-
ronne de la forêt éclairée par la lune, les dolomites qui dres-
saient leurs aiguilles dans la nuit bleue ; et elle ne pensa plus,
ne voulut plus penser à rien.
III
TRAMES
I
DomTita Fantuzzo, archiprêtre de Vélo d'Astico, après avoir
dit sa messe à sept heures et demie, comme d'habitude, et prié
ensuite longuement, rejoignit deux personnes au haut de l'es-
calier qui mène de l'église à la maison canoniale. L'une de ces
personnes était sa belle-sœur, M"' Bettina Pagan, veuve Fan-
tuzzo; l'autre était le chapelain, dom Emanuele Costi de Villata.
Et, tous les trois, ils descendirent ensemble l'escalier, sans tou-
tefois être ensemble : car le chapelain, marchant d'un pas
ralenti, par égard pour la personne qui venait à sa suite, pré-
cédait la dame de quelques marches ; et la dame, à son tour,
avait soin de maintenir les distances, tant par égard pour la
personne qui la précédait que par égard pour sa propre arrière-
garde.
— Pourquoi allez- vous ainsi à la queue leu leu? demanda
le jovial archiprêtre. « Se casco mi, caschemo tuti tri (1). » Des
vers de Zanella !
Sous la voilette noire, le nez vermeil de M""* Bettina se
colora d'un cinabre plus vif; et un faible sourire passa dans les
yeux humides de Dom Emanuele, en signe de respect plutôt
(jiie d'estime pour l'humour de son supérieur.
A la porte de la maison canoniale, le chapelain s'écarta du
(1) « Si je tombe, nous tombons tous les trois. »
LEILA. 1 3
côté droit, M°" Bettina s'écarta du côté gauche, et l'archiprêtre
passa triomphalement entre eux, avec de grandes envolées de
soutane. Par bonheur, aucun des trois n'entendit les phrases
échangées par deux libres parleurs qui , sortant de la mairie,
prenaient le chemin de Seghe :
— Un joli trio !
— Oui : le Père, le Fils et la Sainte Esprit!
Le trio se réunit dans la salle à manger, oîi la servante
avait préparé le café pour l'archiprêtre et pour sa belle-sœur,
laquelle communiait chaque jour. Dom Emanuele, qui avait dit
sa messe à cinq heures, demanda la permission de rentrer chez
lui pour travailler. Mais l'archiprêtre le retint :
— Ne travaillez pas tant. Vous en deviendriez fou !
L'autre, bon simulateur, feignit de rester par pure déférence;
mais, en réalité, c'était par un secret accord entre lui et Dom
Tita,
Le chapelain appartenait à une noble famille d'Udine ; et, en
effet, son visage, sa prestance, ses manières, sa façon de parler,
tout, en lui, dénotait l'aristocratie de la race et l'excellence de
l'éducation. Quant à l'extérieur, il faisait contraste avec l'archi-
prêtre. Celui-ci, de robuste corpulence, avec une face réjouie et
un teint rubicond, avec des yeux où luisait, malgré une piété sin-
cère, plus d'astuce terrestre que d'aspirations célestes, était assez
négligé dans sa tenue, ne poussait pas la propreté jusqu'au
scrupule, avait un air bonhomme, des manières simples et par-
fois un peu rudes. Au contraire, en Dom Emanuele, jeune, grand
et maigre, on devinait une bouture de prélat. Le chapelain
avait la face d'un ascète, le front haut sous des cheveux blon-
dasses qui dessinaient un arc mince et parfait, les joues creuses,
les orbites profondes et ombrées par d'épais sourcils, les yeux
bleu clair, les pupilles mystérieuses, baignées de mansuétude,
ouvertes à la lumière et fermées sur l'âme, telles des fenêtres
garnies de stores. Dans son maintien, dans ses gestes, il y avait
une précoce dignité, un sentiment précoce de la mesure. Dans
son langage aussi, tout était étudié, cauteleux. Il parlait bas,
d'une voix froide, un peu nasale. On racontait que, au temps de
son adolescence, il avait voulu entrer dans un ordre monas-
tique, et que son évêque l'en avait dissuadé; mais on ne savait
pas pourquoi. On disait en outre que sa famille aurait souhaité
le retenir à Rome et l'attacher à la Curie, mais qu'il s'était obs-
14 REVUE DES DEUX MONDES.
tiné dans la résolution de se consacrer d'abord pendant quelques
années au soin des âmes , loin des siens et dans un autre
diocèse.
DomTita etDom Emanuele n'étaient pas moins dissemblables
par le caractère que par les dehors. Dom Tita était plus compli-
qué. On aurait pu comparer l'esprit de Dom Tita à sa face
hilare, dont les muscles souples et la graisse molle cachaient
l'intime dureté de la boîte crânienne; ou, moins lugubrement,
à un champ vert et fleuri, dans lequel on trouve la roche à un
pied sous terre; ou encore à ces jolies petites pêches de mon-
tagne qui opposent tout de suite à la dent la résistance d'un
noyau invincible. Flasque et tiède à la surface, plein de bon-
homie, de condescendances verbales, de faciles prévenances, il
avait le noyau froid et dur d'une conscience religieuse figée dans
la forme que lui avait fait prendre un enseignement suranné,
d'une conscience dominée par les obligations d'ordre intellec-
tuel, par l'attachement à la tradition, par la lettre de la Loi,
par l'autorité de la Hiérarchie. C'était une conscience con-
vaincue, jointe à une ferme volonté d'accomplir le devoir reli-
gieux partout, toujours et malgré tout. Mais, chez lui, le devoir
de charité envers le prochain, au lieu de coïncider avec les
impulsions du cœur, simposait comme le rigoureux comman-
dement d'une loi externe plutôt que comme le doux commande-
ment d'une loi écrite au fond de son âme et édictée par le Christ.
Distribuant très largement les aumônes pour rendre hommage
à l'Evangile, il n'aimait ni n'estimait les pauvres. Les péchés les
plus graves et les plus scandaleux de ses paroissiens, surtout
les manquemens au respect dû à la robe sacerdotale, l'irritaient
plus qu'ils ne l'affligeaient, et donnaient des démangeaisons à
ses mains, qui étaient lourdes. Quant aux mœurs, il était d'une
pureté scrupuleuse, presque ombrageuse. Priant beaucoup, il
méprisait toutefois la religiosité mystique,. en laquelle il ne
voyait qu'un sentimentalisme trop humain. Il avait une suffi-
sante culture théologique, et il n'était pas tout à fait privé de
culture littéraire. Il avait été professeur de latin et de grec au
séminaire, encore qu'il ne sût pas le grec. 11 ne lisait que des
journaux, des revues et des livres catholiques. Pour lui, on ne
recevait à la maison canoniale que des imprimés italiens, tandis
que, pour Dom Emanuele, on y recevait les Slimmen ans Maria
Laac/i et d'autres publications étrangères, en majeure partie
LEILA.
45
allemandes. Ces publications-là n'étaient pas du pain que pussent
manger les dents de ce brave Dom Tita; mais elles lui inspi- '
raient une admiration mal dissimulée pour les dents du chape-
lain. De l'admiration, mais non do l'envie : car Dom Tita
n'était pas ambitieux. 11 se contentait de son sort, désirait peut-
être une paroisse urbaine, pour sortir de ces montagnes qui
lui pesaient sur l'estomac et pour retrouver en ville de vieux
confrères, de vieux amis; mais il ne visait pas à autre chose.
11 était persuadé au contraire que Dom Emanuele, neveu d'un
cardinal, fils d'un camérier secret de Sa Sainteté, frère d'un
garde noble, était destiné à monter très haut. Si l'humble cha-
pelain de Riese était devenu Souverain Pontife, pourquoi un cha-
pelain aussi favorisé de la fortune que Dom Emanuele ne le de-
viendrait-il pas aussi? L'attitude de Dom Tita vis-à-vis de dom
Emanuele n'était pas aisément définissable; dans le fond, le
chapelain intimidait l'archi prêtre ; mais celui-ci dissimulait sa
gêne sous une familiarité allègre. Il subissait l'ascendant de
l'autre, ne se sentait pas les coudées bien franches avec lui.
Attendu que l'autre savait l'allemand, il le considérait comme
une sommité; mais il n'en était pas moins convaincu que lui-
même prêchait encore mieux. Il se complaisait, dans son amour-
propre, à l'avoir pour vicaire; mais il ne pouvait s'empêcher de
se répéter souvent que, si Dom Emanuele s'en allait, on respi-
rerait plus librement dans la maison canoniale.
Peut-être Dom Tita y aurait-il respiré plus librement parce
que Dom Emanuele ne parlait pas le dialecte, avait des manières
trop aristocratiques, était la vivante négation de la jovialité.
L'un et l'autre , dans leur substance , étaient faits du même
minéral ; mais, chez l'archiprêtre, il fallait gratter fort avant de
mettre à nu la roche primitive, tandis que le chapelain était un
monolithe aux faces nettes et polies. Quoique Dom Emanuele
connût assez bien cette diabolique langue allemande, il n'avait
pas autant d'intelligence naturelle que l'archiprêtre. Fils d'une
noble dame autrichienne, il avait appris le français et l'anglais
avec les bonnes et les institutrices de ses sœurs. On prétendait
que ses études théologiques avaient un peu cloché, encore qu'il
bûchât comme un nègre. Mais les longs séjours qu'il avait faits
à Rome, près de son oncle le cardinal, homme de talent, très
sociable, riche d'amitiés, lui avaient beaucoup profité, comme
à certains biscuits insipides d'être trempés dans le bordeaux.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Cet onde éminent, dieu protecteur de la famille , avait été uu
soleil pour son neveu, l'astéroïde, avait attiré cet astéroïde dans
son propre ciel, depuis le temps où le neveu étudiait le rudi-
ment. Le fait est que celui-ci, dans le caractère et même dans
l'extérieur, montrait de singulières dispositions pour la haute
prélature. A dix ans, c'était déjà un petit homme formé aux usages
de la meilleure société, répugnant au jeu et aux amitiés particu-
lières, ordonné, respectueux, parlant peu et judicieusement, me-
surant selon le degré de la parenté les témoignages d'affection
qu'il accordait à ses proches, dévot et clos. Sa mère, sœur du
cardinal, très pieuse, était tout à la fois contente et mécontente
de ce fils. C'était pour elle une douceur de le savoir sincère-
ment pieux, mais aussi une inquiétude de ne savoir de lui que
cela. Entre six et huit ans, à ceux qui lui demandaient ce qu'il
voulait être, quand il serait' homme, il répondait « évêque ; » entre
huit et douze ans, « prêtre; » entre f^ouze et quatorze ans, « je
ne sais pas, je ne sais pas, v et il baissait obstinément les yeux.
La réponse sincère eût été « cardinal. » Pourtant, ce n'était
ni un hypocrite ni un arriviste. Il se sentait réellement appelé
à servir l'Église. En raisonnant avec lui-même, il s'était con-
vaincu que sa naissance et sa situation le destinaient providen-
tiellement à s'élever en dignité et en puissance, pour le service
de l'Église, et que cette raison supérieure sanctifiait les vel-
léités ambitieuses auxquelles il avait prêté l'oreille et dont il
avait eu scrupule. Ces velléités s'étaient si bien enveloppées
dans le manteau des saintes aspirations, qu'elles étaient devenues
tout à fait imperceptibles pour sa conscience.
Ce manteau était ample et pesant. Le zèle religieux de Dom
Emanuele n'était pas moins sincère que le zèle religieux de
Dom Aurelio; ses croyances religieuses n'étaient pas moins pro-
fondes: sa vie et sa pensée n'étaient pas moins pures, moins
exemptes de toute concession faite à de basses concupiscences.
Mais l'idée qu'il avait de Dieu était fort différente, comme aussi
l'idée qu'il avait de l'Église. Pour lui, la paternité de Dieu était
plutôt une formule de doctrine qu'une vérité aimée et sentie.
Au moment où ses lèvres donnaient à Dieu le nom de « père, »
son cœur lui donnait le titre de « monarque. » Et l'Eglise ne lui
apparaissait que sous la forme de la Hiérarchie.
Quant à M""' Bettina, ces ouailles impertinentes du troupeau
de Dom Tita avaient eu bien tort de lui coller le sobriquet de
LEILA, 17
« la Sainte Esprit. » Elle ne visait à inspirer ni son beau-frère,
ni Dom Emanuele, ne s'appliquait qu'à sa propre sanctifica-
tion. Restée veuve à cinquante-deux ans, n'ayant pas d'enfans,
d'ailleurs pourvue de rentes suffisantes, elle avait accepté d'occu-
per dans la vaste maison canoniale de Vélo, depuis la fin d'avril
jusqu'au commencement de novembre, un logement dont elle
payait la location à Dom Tita. Elle faisait sa cuisine à part et ne
prenait avec Dom Tita que le café du matin. Née dans une
bonne famille bourgeoise de Dolo, elle restait fidèle à un genre
de vie un peu différent de celui de l'archiprêtre, et, en dépit
de tout le respect qu'elle avait pour les ecclésiastiques, elle
tenait beaucoup à sa propre indépendance. Sa très fervente piété
avait aussi pour fondamental caractère l'indépendance vis-à-vis
du prochain. Cette bonne M"* Bettina souhaitait et demandait
dans ses prières, pour la plus grande gloire de Dieu, que le pro-
chain honnête se conservât tel, que le prochain malhonnête se
convertît; mais d'ailleVi * elle ne voulait chez elle ni l'un ni
l'autre, avait horreur du tintouin. Pour ce qui était de son âme,
elle s'en occupait elle-même, et elle laissait les autres s'occuper
de la leur. Lorsqu'elle faisait l'aumône aux pauvres, sa main
gauche ne le savait pas, ni son cœur non plus. Son cœur ne
savait que prendre des hypothèques sur les biens célestes. Dans
ces conditions-là, le beau-frère aidant, elle prêtait plus volon-
tiers à Dieu des aubes, des chasubles, des nappes d'autel, des
vases sacrés, des messes, des services funèbres, qu'elle ne faisait
œuvre de charité envers les hommes.
Son cœur n'avait pas toujours été ainsi. Lorsqu'elle était
jeune, ce cœur avait été plein de fantaisies secrètes et péril-
leuses. Le défunt docteur Fantuzzo, bon diable d'homme, un
peu paysan, buveur admiré, n'avait pas répondu à ses rêves de
jouvencelle. Elevée très religieusement par sa famille, elle s'était
un jour épouvantée de sentir en elle l'aiguillon de tentations
dont elle se croyait incapable. Alors elle s'était réfugiée dans
l'ascétisme, dans la pratique de toutes les dévotions extérieures
qui pouvaient le mieux créer autour d'elle un rempart inex-
pugnable et une réputation d'invulnérabilité. Secondée par un
théologien rigide, qui se défiait de tout mysticisme, elle réussit
à transformer les feux follets de ses tentations en un grand feu
unique, alimenté nominalement par l'amour de Dieu, mais
effectivement par le désir de son propre salut. Le monde, tou-
TOiiE ir. — 1911. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
jours sévère aux personnes pieuses, toujours disposé à exiger
d'elles toutes les perfections et toutes les abnégations, l'aurait
facilement taxée d'égoïsme. Mais que sait le monde? Dans un
milieu familial différent, avec une culture religieuse meilleure,
avec une direction spirituelle plus conforme à l'esprit de l'Evan-
gile, M"" Bettina aurait peut-être conservé, sans danger pour ses
mœurs, les penchans affectueux qui avaient rendu aimables son
enfance et son adolescence.
Pour ce qui était de l'aptitude à aimer, elle ressemblait moins
à Dom Tita qu'au chapelain. L'allègre Dom Tita était enclin à
la sympathie, se liait facilement avec le premier venu. Dom
Emanuele, au contraire, n'avait jamais eu de familiarité avec
personne, et, dans une société de gens gais, faisait un peu la
mine étonnée d'un corbeau dans une basse-cour où coqs et
poules mènent grand tapage. Mais Dom Emanuele n'avait pas
encore trouvé sa paix, tandis que M""' Bettina avait trouvé la
sienne. Les seules tentations qu'elle eût encore à redouter sous
son éteignoir ascétique, étaient de prendre trois morceaux de
sucre dans son café au lieu de deux, ou de s'impatienter contre
l'archiprêtre lorsqu'il nettoyait sa plume dans sa chevelure
grise, ou d'adresser au Seigneur de trop rageuses prières pour
qu'il fît mourir la chatte scandaleuse du cordonnier. Elle res-
semblait plus à Dom Emanuele qu'à Dom Tita, et, par le fait,
sans se risquer à formuler des jugemens comparatifs, dont sa
conscience lui eût fait reproche, elle éprouvait pour Dom Ema-
nuele une révérence, une admiration, dont elle ne donnait pas
volontiers des marques, professait pour lui un culte intérieur
très ardent, tandis que son culte extérieur s'adressait surtout à
l'archiprêtre. En parlant de l'archiprêtre, il arrivait quelquefois
à M""" Bettina de sourire; mais, en parlant de Dom Emanuele,
cela ne lui arrivait jamais.
II
Quand la belle-sœur eut dégusté son café au lait, elle allongea
la main vers la voilette noire qu'elle avait posée sur la table et
elle dit :
— Alors, Dom Tita...
C'était sa façon ordinaire de prendre congé. Mais Dom Tita,
qui ne voulait pas qu'elle partît si vite, étendit vers elle une
LEILA. 1 9
main ouverte, comme pour l'arrêter, et jeta les hauts cris :
— Non, non, non ! Un moment, un moment!
Puis, comme la servante entrait pour enlever les tasses et le
plateau, il lui ordonna de sortir.
— Laissez-nous tranquilles !
Et, pour plus de sûreté, il passa avec les deux autres dans
son cabinet. Le chapelain avait une mine impassible ; mais
M™* Bettina était un peu inquiète, prévoyant quelque affaire qui
troublerait son repos.
— Voici la chose, ma chère belle-sœur, commença l'arphi-
prêtre. Si cela ne concernait pas la gloire de Dieu et le bien du
prochain, nous nous garderions de vous déranger. N'est-il pas
vrai, Dom Euianuele?
Dom Emanuele, qui tenait les yeux fixés sur l'archiprêtre,
comme pour dominer et pour diriger une faconde trop sujette
aux imprudences et aux étourderies bon enfant, montra dans
son regard et dans toute sa personne une envie si évidente
d'offrir ses services, que l'archiprêtre saisit l'occasion au vol.
— Vous voulez parler? Parlez donc!
Et Dom Emanuele, rentrant soudain dans sa froide cara-
pace de dignité épiscopale, prit la parole, sûr de ne pas endom-
mager, comme aurait pu faire Dom Tita, une certaine machi-
nation fort délicate, qui n'avait peut-être pas précisément pour
objet le bien du prochain, mais qui, sans aucun doute, contri-
buerait beaucoup à la gloire de Dieu. Il se croyait plus malin
que l'archiprêtre, parce qu'il s'était appliqué à étudier les pré-
ceptes élémentaires de la rouerie ; mais il se trompait. L'archi-
prêtre était roué par nature, roué sans le savoir, et ses impru-
dences mêmes, les étourderies de sa parole, étaient souvent
utiles à ses fins.
— Il s'agit de sauver une pauvre fille, énonça mielleusement
Dom Emanuele. Cette fille est la demoiselle qui demeure chez
M. Trento et qui devait épouser son fils.
L'archiprêtre regarda sa belle-sœur, pour voir quelle mine
elle faisait. Elle faisait une vilaine mine.
— Je ne la connais pas, déclara-t-elle, espérant trouver un
refuge dans cette prétendue ignorance.
— Allons donc ' fît l'archiprêtre.
— Mieux vaudrait que vous la connussiez, remarqua Dom
Emanuele, pensif. Vous ne la connaissez pas du tout, pas du tout ?
20
REVUE DES DEUX MONDES.
-^ Un peu,... de vue seulement, répondit M""* Beltina toute
rose. Oui, je la connais de vue.
Dom Emanuele, qui en savait long sur ce sujet, garda le
silence, comme quelqu'un qui n'est pas bien convaincu ; mais,
par discrétion, il s'abstint d'insister et se contenta d'attendre.
— Peut-être lui ai-je parlé une fois, reprit-elle, écarlate.
— A la bonne heure ! fit l'archiprôtre.
— Mais je ne lui parle plus, je ne lui parle plus ! s'empressa-
t-elle d'ajouter, comme saisie d'horreur.
— Mieux vaudrait qu'il vous fût possible de lui parler, ré-
pliqua Dom Tita, en regardant le chapelain. Toutefois il ne me
semble pas que cela soit absolument nécessaire.
' En réalité, ni l'archiprôtre, ni le chapelain ne désiraient que la
veuve s'abouchât avec Lelia; mais leur tactique était de préparer
avec art une autre manœuvre qu'ils proposeraient ensuite à titre
de transaction. L'archiprêtre se tourna vers Dom Emanuele :
— Autant lui dire tout. Elle verra ce qu'elle devra faire.
Qu'est-ce que vous en pensez?
Dom Emanuele dressa en éventail les deux mains qu'il avait
posées sur ses genoux, et il murmura :
— Je m'en rapporte à vous.
Alors l'archiprêtre prit un ton décidé.
— Oui, oui, dit-il, contez l'affaire, contez-la.
Le chapelain ramassa sa soutane sur ses jambes avec un
geste presque féminin, et il entra en matière.
— L'affaire est simple...
Elle était évidemment très compliquée, et il ne savait par
quel bout la prendre.
— Cette demoiselle, continua-t-il , a encore son père et sa
mère. Son père .. vous savez...
Ici le chapelain poussa un petit soupir qui signifiait : « Il
y a du bien et du mal à dire de cet homme, de sorte que, tout
compte fait, le plus sage est de n'en rien dire du tout. »
— Mais sa mère...
— Ah ! oui, sa mère !... répéta Dom Tita sur un ton de basse
profonde, de satisfaction grave, en secouant la tête, comme
pour nier silencieusement que l'on pût en dire le moindre mal.
— Oh! Dom Tita! balbutia M""* Bettina, effarée, en regar-
dant son beau-frère et en se souvenant qu'autrefois elle avait
entendu d'autres sons de cloche.
LEILA. 21
Le chapelain la calma.
— Je sais, fit-il. Dans le passé, il y a eu quelque chose à
dire, je ne le conteste point. Des légèretés ont été commises.
Mais, aujourd'hui, cette femme répare ses inconséquences^
s'adonne de tout cœur aux œuvres de piété, aux œuvres de
charité, mène à Milan une vie édifiante, est en relations avec
d'excellens prêtres. Elle est séparée de son mari, c'est vrai ;
mais peut-être y a-t-il des motifs plausibles, peut-être n'est-ce
qu'un malentendu. Or, après Dieu et après l'Église, toutes ses
pensées sont pour sa fille. Ce qui l'empêche d'avoir avec celle-ci
des relations directes, c'est que M. Trento, homme au cœur dur,
religieux sans l'être, ne le lui permet pas. A cette heure, elle
tremble du danger que court M"* Lelia. Je l'ai appris par une
lettre que vient de m'écrire un prêtre, un digne prêtre qui la
fréquente.
— Vous avez cette lettre? interrompit l'archiprêtre. Lisez-
la donc.
Dom Emanuele regarda son supérieur d'un air navré.
— Je dois vous faire observer que c'est une lettre confi-
dentielle, très confidentielle...
— Bon, bon ! approuva Dom Tita. Alors il ne faut pas la lire.
Et le chapelain poursuivit :
— Bref, M"* de Gamin est venue à apprendre que, depuis
plusieurs jours, il y a chez M. Trento un jeune homme fort
connu à Milan, et tristement connu...
— Un malheureux, un égaré ! gémit l'archiprêtre, avec
l'accent qu'on prend pour constater un malheur irréparable, un
égarement définitif.
M"* Beltina prit timidement la parole pour dire qu'elle
croyait avoir vu ce jeune homme à l'église, le dimanche pré-
cédent.
Dom Emanuele soupira et se tut ; mais Dom Tita s'em-
porta :
— Oui, oui, c'est fort possible ! Il va à l'église, il va à l'église !
Mais il n'en est pas moins de la clique de ceux qui n'y vont pas !
Une forte tête, vous savez ! Il est de ces gens qui voudraient tout
changer dans la religion !...
— Hélas ! reprit Dom Emanuele avec un nouveau soupir.
Et la mère vit dans l'angoisse, parce qu'elle a peur que sa fille
ne prenne intérêt à ce jeune homme, et que ce jeune homme.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
voyant en elle un riche parti, avec de grandes espérances...
— Il ne manquerait plus que cela ! vociféra Dom Tita.
— Or, expliqua Dom Emanuele, mon digne correspondant
a pu savoir, j'ose dire par une grâce de la divine Providence...
Sur ce, il s'arrêta net.
— Mais allez donc! s'écria Dom Tita. Courage! Préférez-
vous que ce soit moi qui mette les pieds dans le plat? Eh bien!
il parait qu'il y a une sale manigance entre ce garçon et un^
dame de Milan. Une dame mariée, comprenez- vous?
M""^ Bettina laissa échapper une petite exclamation sifflante.
— Et, l'autre jour, continua Dom Tita, ici même, avec Dom
Emanuele, nous nous entretenions du moyen à employer pour
que cette jeune fille le sût. Après y avoir longuement réfléchi,
nous n'avons rien trouvé. Ou plutôt, hier soir, nous avons
pensé que, par vous...
— Grand Dieu! fit M""" Bettina, sur un ton plaintif d'oraison
jaculatoire qui faisait pitié.
Et il y eut un silence.
— Vous ne voulez pas? N'en parlons plus, conclut l'archi-
prêtre. La jeune fille se perdra ; mais ce ne sera pas ma faute.
M"^ Beltina devint rouge comme une écre visse.
— Et pourtant, ajouta l'archiprêtre, je parierais que vous
savez quelque chose, vous!
Elle protesta qu'elle ne savait rien de rien. Mais Dom Tita
n'eut pas grand'peine à lui faire avouer que la cuisinière de
M. Trento, amie de sa propre servante, avait causé avec celle-
ci de certains changemens survenus à la Montanina depuis
l'arrivée du Milanais, de la mauvaise humeur du maître, de la
mauvaise humeur de Teresina, des crises de larmes de Made-
moiselle. Un matin, la femme de chambre était accourue, toute
bouleversée, pour commander un café très fort, parce que Ma-
demoiselle avait fait la folie, avec toutes ces fleurs qu'elle
gardait, la nuit, dans sa chambre, de tenir les fenêtres fermées,
et elle souflrait d'un mal de tête à rendre l'àme. Alors la cui-
sinière avait dit : « Elle veut se faire périr, la pauvrette ! » Et la
femme de chambre avait répondu, les larmes aux yeux : « Qui
sait? »
— Je me figure, ajouta la bonne dame, que la cause de tout
cela, c'est la camaraderie qu'il y a eu entre le Milanais et le
fiancé de cette demoiselle. En le voyant, elle se rappelle le défunt.
LEILA. 23
— Ma chère, interrompit sèchement Dom Tita, vous dites
des bêtises. «
Cependant Dom Emanuele pensait avec gratitude que la
Providence favorisait visiblement ses desseins et ceux de l'ar-
chiprêtre. Ni l'un ni l'autre n'avaient songé à faire de dame
Bettina l'unique et immédiat instrument de cette même Provi-
dence. Très satisfaits de posséder une arme contre l'ami de Dom
Aurelio, contre ce trop fameux Alberti, ils avaient seulement
imaginé de faire que M"' Bettina racontât à sa propre servante
« la sale manigance » dudit Alberti avec la femme mariée de
Milan, dans l'espoir que cette servante, dont ils connaissaient les
bonnes relations avec la cuisinière de la Montanina, la rappor-
terait à celle-ci, laquelle, à son tour, en instruirait la femme de
chambre. Et voilà que l'espoir devenait certitude : le tuyau
imaginé fonctionnait déjà, transmettait déjà d'une maison à
l'autre, par voie occulte, des secrets de la même nature.
Sur ces entrefaites, on frappa à la porte.
— Entrez ! cria Dom Tita, débonnaire.
Le chapelain devint muet et baissa ses yeux humides, sans
montrer par aucun signe le mécontentement que lui donnait
l'interruption consentie par son supérieur, (tétait justement la
servante de M""" Bettina qui venait chercher sa maîtresse. Dom
Tita, l'esprit illuminé d'une idée subite, pria cette femme
d'attendre un instant à la porte :
— Une minute ! une petite minute !
Il alla lui-même fermer le battant, qu'il heurta très fort, de
façon à le faire rebondir et à le laisser ouvert ; puis, au grand
ctonnement de M""* Bettina et de Dom Emanuele, il prononça
d'une voix retentissante :
— Ecoutez, belle-sœur, écoutez, chapelain. Mais ne répétez
la chose à personne : je vous la dis en confidence. Ce garçon de
Milan, qui est à la Montanina et qui s'entend si bien avec le
curé de Lago, savez-vous quelle perle c'est? Il a une liaison,
vous entendez bien, une liaison criminelle avec une femme qui
possède mari et enfans ! Plaise à Dieu que ce polisson n'aille pas
embobiner aussi la jeune fille recueillie par le vieux Trente !
A-h! si la pauvre mère de cette jeune fille savait'...
Cela dit, Dom Tita se leva en chuchotant :
— Le tour est joué, le tour est joué !
Et il guigna Dom Emanuele, de l'air de quelqu'un qui vient
24 REVUE DES DEUX MONDES.
de montrer à un homme du métier sa propre maîtrise. Puis il
s'approcha de la porte sur la pointe des pieds, poussa brusque-
ment le battant.
— Oiî est-elle?... Oh ! pardon!
La servante était là, derrière la porte, étourdie par le choc.
III
M""' Bettina et le chapelain venaient à peine de quitter le
cabinet, quand la gouvernante de l'archiprétre y entra comme
un coup de vent.
— Donna Fedele est ici!
L'archiprétre ne douta pas que Donna Fedele vînt lui parler
de Dom Aurelio et des instances de la population de Lago, prête
à recourir, s'il le fallait, à Sa Sainteté, afin que le curé ne partît
pas.
Donna Fedele était arrivée dans sa petite voiture de louage.
En route, elle avait rencontré Massimo, un peu après le pont du
F^osina, et elle lui avait dit en riant :
— Je vais chez l'archiprétre. Pour le repaire!
11 lui était revenu, par un tuyau de la même espèce que celui
qui fonctionnait entre la maison canoniale et la Montanina,
plusieurs nouvelles intéressantes, entre autres une information
d'après laquelle on aurait, chez l'archiprétre, qualifié de repaire
son coltage, à cause de Carnesecca.
La rencontre de Massimo lui fit monter au visage une
ombre de mélancolie. Elle ne voyait pas très clair dans l'affaire
du jeune homme. Que Massimo fût de jour en jour plus épris,
cela était évident; mais, d'autre part, elle constatait que M.Mar-
cello paraissait inquiet et que Lelia demeurait énigmatique. Il
lui semblait que celle-ci était une créature en lutte contre elle-
même. Elle croyait deviner que la jeune fille était en proie à un
condit de sentimens ; et, en même temps, mieux elle la connais-
sait, plus elle se persuadait que c'était une orgueilleuse avec
laquelle on ne ferait que gâter les choses, si l'on essayait de peser
sur ses décisions. Donna Fedele s'était fait une amie de Teresina,
et, selon Teresina, la jeune fille était amoureuse, mais elle avait
honte de l'être et elle se considérait comme liée d'honneur à la
mémoire du pauvre M. Andréa.
Quand Donna Fedele entra dans le salon de la maison cane-
LEILA.
25
niale, elle y reçut un accueil expansif. L'archiprêtre semblait
incapable de contenir en sa propre corpulence, vase qui pour-
tant n'était pas exigu, un mélange effervescent de surprise, de
plaisir et d'hommages. A cette minute, Dom Tita n'était pas un
hypocrite. Lorsqu'il s'avança vers la visiteuse avec une litanie
de « Voyez un peu ! voyez un peu! voyez un peu !... Votre ser-
viteur! votre serviteur! votre serviteur! » le brave homme
n'obéissait à aucun calcul. Il avait dans le sang une invincible
obséquiosité qui, en face de n'importe quelle personne un peu
considérable, le rendait à l'instant même cérémonieux et cor-
dial. Il sentait alors diminuer en lui, comme par miracle, les dis-
tances qui, le cas échéant, séparaient ses propres opinions et celles
de ladite personne; et, bon gré, mal gré, il ne pouvait sem-
pêcher, par ses paroles, par ses gestes, par le jeu de sa physio-
nomie, de lui donner à entendre qu'il était beaucoup plus près de
partager l'avis de cette personne qu'elle ne l'aurait supposé.
— Je suis venue, dit Donna Fedele avec une douce noncha-
lance, après s'être assise dans le fauteuil offert par l'archiprêtre,
pour vous faire voir que je tâche d'être, sinon une bonne chré-
tienne, au moins une chrétienne passable.
Dom Tita se mit à rire bruyamment :
— Ah! ah ! ah 1 Vous plaisantez, vous plaisantez! Mais qui
en doute, madame? qui en doute?
Elle sourit.
— Eh! eh! Peut-être n'avez-vous pas toujours pensé de
cette façon... Par exemple, quand j'ai pris chez moi Pestagran...
Dom Tita devint rouge comme une framboise.
— Moi? Tout au contraire, madame! De la charité, de la
charité! Autre chose est la maison d'un prêtre, vous comprenez,
madame, et autre chose la maison d'un laïque.
Elle marmotta entre ses dents « un repaire laïque, » et,
toujours bénigne, exprima son regret de n'avoir pas su que les
prêtres fussent moins obligés que les laïques à être charitables.
— Mais, continua-t-elle, je ne suis pas venue pour vous
parler de Pestagran, ni de rien qui le touche. Voici ce qui
m'amène. Puisque nous nous intéressons, vous et moi, à une
même personne, je suis venue pour vous demander un rensei-
gnement qui, dans un certain cas, pourrait être utile à la per-
sonne dont il s'agit.
Cette fois. Donna Fedele avait parlé d'une voix nette, même
26 REVUE DES DEUX MONDES.
un peu forte, en articulant distinctement les syllabes et en regar-
dant Dom Tita en face. C'était une face ébahie. Qui pouvait
être cette personne? Etait-ce Dom Aurelio?
— N'est-il pas vrai, reprit Donna Fedele, que vous vous
intéressez beaucoup à la jeune fille qui demeure chez M.Trento?
Dom Tita, heureux de n'avoir pas entendu prononcer le nom
de Dom Aurelio, frappa l'une contre l'autre les paumes de ses
mains.
— Moi, madame? Je m'intéresse?... Mais non, madame,
non, madame ! Pas du tout, je vous assure !
— Pas du tout ? s'écria la visiteuse en riant. Alors pourquoi
voulez-vous faire savoir à cette demoiselle qu'elle doit se mettre
en garde contre un certain M. Alberti, attendu que ce M. Alberti
a une intrigue avec une femme mariée?
L'archiprêtre, foudroyé, crut qu'il avait devant lui une
incarnation du diable. Il balbutia :
— Gomment? comment? comment?
Puis, recouvrant ses esprits éperdus, il maudit dans son
cœur sa gouvernante, qui avait dû écouter aux portes, puis
bavarder. Donna Fedele attendit quelques ii^stans une réponse
qui ne vint pas ; et enfin, sans pitié, elle demanda à Dom Tita
s'il niait ou s'il acquiesçait.
— Je nie! déclara Dom Tita, se remettant du coup reçu. Et
je puis nier, madame ! Je nie que je porte aucun intérêt à toute
cette affaire. Je connaissais ce dont vous me parlez; mais le
secret ne m'appartenait pas.
— Vous voyez, monsieur l'archiprêtre, poursuivit-elle froi-
dement. Si l'on sait chez vous presque tout ce qui se fait et se
dit chez moi, il est juste que, chez moi, on sache aussi quelque
chose de ce qui se fait et se dit chez vous.
Toute la face de Dom Tita devint écarlate. Il hocha la tête,
fronça les sourcils, protesta d'une voix fâchée :
— Ah, madame! Ah, madame!... Veuillez bien m'excuser ;
mais cette fois, cette fois !... Oh ! oh!...
Donna Fedele cessa de torturer le pauvre homme. Capable
d'âpres antipathies, elle n'éprouvait cependant pour l'archi-
prêtre que de l'indilTérence. Elle lui croyait plus de faiblesse
que de duplicité, attribuait ses défauts aune éducation malsaine
plutôt qu'à une bassesse naturelle, le savait astucieux, certes,
mais d'une astuce grossière, facile à pénétrer; et, en revanche,
LEILA.
27
elle lui reconnaissait de bonnes qualités, du désintéressement, un
sincère désir de servir Dieu. Elle se radoucit donc et, très paci-
fiquement, lui exposa qu'elle avait de sérieuses raisons pour
vouloir connaître la vérité touchant les accusations portées
contre M. Alberti. Dom Tita, vite apaisé, se retrancha et s'en-
ferma dans le prétexte du respect dû au secret d'autrui ; mais il
ne laissa pas d'y ouvrir une petite porte : car il lui plaisait de
faire, pour ainsi dire à la dérobée, quelque chose qui fût agréable
à son interlocutrice. Le secret, dit-il, appartenait au chapelain.
Quelle histoire, si le chapelain apprenait que son secret n'avait
pas été bien gardé !
— Il est mon maître, vous savez! Cela se comprend: un
centième de cardinal !
Dom Tita qualifiait ainsi Dom Emanuele, lorsqu'il croyait
parler à un ennemi du chapelain. Et, dans la circonstance, il
ne faisait pas une fausse supposition : car personne au monde
n'était plus antipathique à Donna Fedele que le chapelain.
Elle demanda tout de suite à voir Dom Emanuele ; et Dom
Tita s'empressa d'aller à la recherche de celui-ci. Donna Fedele
était bien certaine que le chapelain ne viendrait pas. En elTet,
après une absence un peu longuette, Dom Tita reparut, piteux
, comme un chien fouetté, pour dire que Dom Emanuele n'était
pas à la maison.
— Il reviendra, fit Donna Fedele.
Oui, sans doute, il reviendrait ; mais probablement ce ne
serait pas avant midi. Comme il était seulement neuf heures
et demie, et que Donna Fedele ne pouvait attendre si long-
temps, elle prit congé sans rien annoncer de ses intentions.
Dans la rue, elle s'enquît près d'une paysanne, assise devant
sa porte, à deux pas de la maison canoniale, si cette femme
avait vu Dom Emanuele. La paysanne répondit :
— Il vient de passer à l'instant môme. Il est entré à l'église.
Donna Fedele entra donc à l'église, y aperçut le chapelain
qui, agenouillé au premier banc, devant le maître-autel, priait
avec ferveur. L'aspect de cet homme agenouillé, le visage dans
les mains, lui échauffa la bile. C'était bien à cet être-là de
faire le saint! Un être à l'âme dure, au cœur mauvais, l'en-
nemi sournois et sûrement le dénonciateur de Dom Aurelio,
le fourbe qui tramait des perfidies contre Alberti, parce qu'il
s'imaginait qu' Alberti était un hérétique!...
28 REVUE DES DEUX MONDES.
Elle se plaça à côté de la porte latérale, dans l'ombre. Elle
était croyante et pieuse, par vieille tradition de famille. Elle
avait une foi simple, ne s'occupait ni ne voulait s'occuper des
questions religieuses qui divisent les catholiques, répétait
volontiers que ses préférences étaient pour la fameuse foi du
charbonnier, celle qu'avait aussi préférée son père. Mais elle
abhorrait tout ce qui lui paraissait duplicité, hypocrisie, per-
fidie. Le petit démon comique qu'elle avait dans le cerveau lui
suggéra l'idée bizarre de prier contre la prière de ce prêtre
à genoux devant le maître-autel, et elle adressa à Dieu cette
oraison mentale :
« Ecoutez-moi, Seigneur, et lui, ne l'écoutez pas ! »
Ensuite une idée malicieuse lui passa par la tête :
« Peut-être ne prie-t-il pas du tout? »
Au bruit qu'elle avait fait en entrant dans l'église, Dom Ema-
nuele s'était levé, après avoir attendu quelques minutes, et, en
feignant de regarder si son siège était libre, il avait guigné la
dame du coin de l'œil, puis s'était mis à lire son bréviaire. Si
Donna Fedele le détestait, il la payait bien de retour, mais à sa
manière, sans en témoigner rien. Ce qui l'offensait en elle,
c'était cette sincérité hardie que rendait encore plus irritante
la douceur de la voix. Et il la savait amie de Dom Aurelio,
amie du jeune Alberti, deux hommes pour lesquels il éprouvait
une pieuse horreur, croyant exécrer leurs idées et non leurs
personnes. Comme il devinait entre Dom Aurelio et lui-même
un dissentiment profond, quoique mal défini, il était amené à
lui prêter, pour la commodité de sa propre conscience, des
idées vraiment abominables, des opinions vraiment indignes, non
seulement d'un prêtre, mais d'un catholique quelconque; et il
enrageait de ne rien trouver à reprendre ni dans les actes, ni
dans les paroles du curé; et il en concluait que le curé était un
hypocrite. Quant au jeune Alberti, d'après ce que Dom Etna-
nuele avait lu dans les journaux et d'après ce qu'on lui avait
écrit de Milan, il ne pouvait y penser sans une sorte de dégoût.
Or, l'amie de l'un et de l'autre ne pouvait que leur ressembler.
Dès qu'il l'avait aperçue, il avait compris tout de suite ce qu'elle
se proposait; et voilà pourquoi il s'était vite replié sur lui-même
et absorbé dans la lecture de son bréviaire, comme dans une
idéale armure aux bardes d'acier.
Un quart dliaurc plus tardi la dame ne faisant pus mine de
LEILÂ. 29
lever le siège, il s'agenouilla de nouveau, cacha de nouveau
son visage dans ses mains ; puis, après s'être figuré le moment
de l'assaut et après avoir préparé la défense, il passa dans la
sacristie. Donna Fedele l'y suivit, ainsi qu'il l'avait prévu. Puis-
qu'il n'y avait pas moyen d'éviter la rencontre, le chapelain pré-
férait qu'elle eût lieu dans la sacristie plutôt que dans la rue
ou à la maison canoniale.
Donna Fedele, froidement, les yeux voilés d'une indifférence
hautaine, demanda au chapelain s'il pouvait lui donner audience.
Non moins froidement, il répondit oui, par un signe de tête.
— J'aimerais mieux que ce ne fût pas ici, reprit-elle.
Après une seconde d'hésitation , il offrit à Donna Fedele
d'aller l'attendre dans l'église : ils sortiraient ensemble. Quand
elle se fut retirée, il demeura encore dans la sacristie une
dizaine de minutes; et, lorsqu'il passa devant le maître-autel,
il fit une génuflexion interminable. Enfin, des qu'il fut dehors,
Donna Fedele, frémissante d'impatience, lui dit :
— Je vous prie de vouloir bien me donner un renseigne-
ment précis.
— Volontiers, si cela m'est possible, répondit Dom Ema-
nuele, doucereux et dur.
Elle eut peine à ne pas éclater.
— Naturellement ! Mais cela vous est possible, j'en suis
certaine ; et, du moment que vous pouvez, vous devez !
— Si cela m'est possible, si cela m'est possible, répéta le cha-
pelain, de plus en plus doucereux et dur. Parlez donc ; mais je
ne dispose que de quelques instans : il faut que j'aille à Mea.
Alors elle lui déclara tout net que, pour des raisons à elle
propres, elle avait à cœur ce qui concernait M. Alberti. Elle
savait très bien qu'on avait attribué à ce jeune homme des
idées religieuses non orthodoxes, et elle espérait qu'on les lui
avait attribuées à tort, quoique, somme toute, elle ne connût
pas ces idées, ne voulût pas s'en occuper, n'entendît rien aux
disputes théologiques. Mais, à la maison canoniale, on avait
porté contre lui une accusation d'immoralité. Sur ce point-
là, une femme aussi pouvait être juge. Elle voulait donc savoir,
il lui était nécessaire de savoir. Elle avait parlé de la chose
à l'archiprôtre, et l'archiprètre avait répondu que celui qui
savait, c'était le chapelain.
Ici, le chapelain fit un geste d'assentiment.
30 REVUE DES DEUX MONDES.
— Alors, vous savez? s'écria Donna Fedele, s'arrêtant brus-
quement.
Dom Emanuele s'arrêta comme elle. Il espérait que, après
avoir entendu la réponse, elle déguerpirait.
— Hélas! fit-il, je ne sais que trop. L'affaire est grave, très
grave. Relations coupables avec une personne qui n'est pas
libre. Hélas! hélas!
— Et' comment savez-vous?
— Oh! d'une source, d'une source...
H paraissait, vu l'excellence de la source, ne pas trouver
d'épithète assez superlative.
— Mais quelle source, quelle source? insista Donna Fedele,
qui ne croyait pas sincère la recherche de l'épithète.
— Le fait est hors de doute, reprit le chapelain, solennel et
convaincu. Quant à la source, je ne peux pas la nommer.
— Dites-moi au moins le nom de cette personne qui n'est
pas libre.
— Je ne peux pas.
Effectivement il ne le pouvait pas, et sa déclaration en eut
un accent plus convaincu que jamais. Par malheur, la patience
de Donna Fedele était à bout.
— Savez-vous ce que je pense, moi? ricana-t-elle. Je pense
qu'il n'y a pas de source, mais qu'il y a une machination.
— Pensez-le, si cela vous plaît, fit le chapelain, très pâle.
Et, après avoir porté la main à sa barrette pour saluer , il
lui tourna le dos et s'éloigna rapidement sur le chemin de Mea.
IV
CIÎ^EAUX
1
A Lago-di-Velo, la nouvelle du départ du curé affligea
beaucoup la population. Qu'il eût pris chez lui Carnesecca,
cela, pour dire vrai, avait déplu à bien des gens ; mais, après
LEILA.
31
que, sur les degrés de l'autel, il eut expliqué son acte en
réprouvant les doctrines du marchand de bibles et en rappe-
lant le texte de l'Évangile, personne n'osa plus le blâmer. On
apprit en même temps que Carnesecca était parti et que le
curé devait partir.
Le Chef de la contrée, comme on appelle ici celui à qui les
gens du pays s'en rapportent volontairement pour toutes les
affaires d'intérêt commun, tint conseil avec les pères de
famille, leur parla en homme religieux et sensé. Pas d'esclandre,
pas de désordre, pas de pression exercée sur le curé. Un curé
est un curé et il doit obéir à ses supérieurs. Ce qu'il fallait,
c'était présenter requête aux supérieurs. Mais tels n'étaient pas
les sentimens de tout le monde dans le village. Déjà les femmes
complotaient de ne laisser partir le curé à aucun prix, de re-
courir même au Pape, si cela était nécessaire. Le Chef leur
persuada de se calmer, d'attendre en paix le résultat des pre-
mières démarches. Il se rendit chez l'archiprêtre avec une dépu-
tation. L'archiprêtre rabroua la députation, traita ces braves
gens de serins, d'ânes bâtés, d'outrecuidans. Ils s'en retour-
nèrent penauds, et la fermentation des esprits s'accrut.
Dans l'après-midi du vendredi, Dom Aurelio descendit au
cottage des Roses, et, au retour, il entra à la Montanina. Gio-
vanni lui dit que les maîtres étaient encore à dîner. 11 ne voulut
pas qu'on les avertît de sa présence et il attendit au salon,
examinant la petite bibliothèque qui était au coin de la che-
minéCi II n'y avait là que des livres de botanique et de jardi-
nage, les livres de M. Marcello. Dom Aurelio ne savait presque
rien des lectures de Lelia, et il aurait voulu en savoir un peu
plus. Quelques jours auparavant, il avait adressé sur ce sujet
à la jeune fille une question directe; elle lui avait répondu
qu'elle avait une préférence pour certains poètes étrangers; et,
comme il était peu au courant de la poésie étrangère, il n'avait
pas osé en demander davantage. Mais ensuite Donna Fedele
lui avait rapporté le fruit de ses propres investigations. Les
poètes étrangers que préférait Lelia paraissaient être Shelley
et Heine. Le premier était tout à fait inconnu de Dora Aurelio;
le nom du second rendait pour lui un son funeste de scepti-
cisme. Et qu'il y eût dans l'âme de Lelia un fond de scepti-
cisme amer, Dom Aurelio s'en doutait bien, d'après quelques
propos déplaisans de la jeune fille, propos qui lui avaient été
32 REVUE DES DEUX MONDES.
rapportés aussi par Donna Fedele. La jeune fille avait soutenu
contre Donna Fedele la thèse selon laquelle les actions en appa-
rence les plus généreuses n'ont pourtant pas d'autre motif
que régoïsme, et même deux ou trois mots d'elle avaient paru
viser incidemment M. Marcello, qui s'était donné la satisfaction
de recueillir sous son toit une relique vivante de son fils mort.
La porte de la salle à manger s'ouvrit, et M. Marcello parut,
protestant avec chaleur contre l'ami trop cérémonieux qui
attendait là, au lieu de se faire annoncer. Mais ce fut à peine
si Lelia salua le curé. Depuis quelque temps, Dom Aurelio avait
cru remarquer qu'elle se montrait avec lui plus froide qu'à
l'ordinaire. Désormais il en fut certain. Et il lui sembla aussi
que Massimo était sombre.
Le curé raconta sa visite au cottage, décrivit le fâcheux état
de santé où se trouvait Donna Fedele. Lelia, reconquise par le
charme et par les affectueuses démonstrations de celle-ci, devint
attentive. D'ailleurs Dom Aurelio parlait d'une façon telle que
l'attention s'imposait :
— Si cette femme ne se soigne pas tout de suite, elle est
perdue, dit-il. Vous qui êtes ses amis, vous avez le devoir
d'obtenir cela d'elle.
Quand Dom Aurelio se leva pour partir, Massimo se leva,
lui aussi, afin de l'accompagner jusqu'à Sant'Ubaldo. Le curé
s'approcha de Lelia et lui dit gravement :
— Mademoiselle, Donna Fedele vous porte beaucoup d'affec-
tion. Je vous la recommande particulièrement. C'est une vie
précieuse.
En sortant du vestibule, Dom Aurelio dit à Massimo que, si
celui-ci ne s'était pas offert spontanément pour l'accompagner,
il l'aurait prié de venir. Le jeune homme ne répondit rien. Dom
Aurelio le regarda. Massimo semblait n'avoir pas entendu.
Quand ils eurent passé la grille, Dom Aurelio fit halte, posa la
main sur l'épaule de son compagnon, l'y appuya fortement,
sans parler. Il avait dans les yeux quelque chose de nouveau,
que Massimo ne remarqua pas.
Massimo n'avait d'attention que pour ses propres sentimens
intérieurs. Peut-être la poésie du soir lui donnait-elle une
lièvre ; mais il percevait la fièvre seule, et non la poésie. Il
avait reçu dans toutes ses libres l'impression d'une personne
étrangère, et chacune de ses fibres était pour lui souffrance et
LEILA.
33
douceur, était anxieux et tendre désir de s'unir indissoluble-
ment à cette personne. Dix jours de vie commune, des momens
divins oii leurs âmes avaient pris contact dans un regard, cer-
taines communications indirectes, fugitives, involontaires, où
s'étaient pressentis leurs cœurs et leurs instincts, avaient opéré
cela ; et ni la froideur ni les ténèbres dont s'entourait perpé-
tuellement l'autre personne n'avaient pu l'empêcher. D'obscures
paroles de Donna Fedele, d'obscures paroles de M.Marcello lui-
même, paroles d'encouragement qui, à force d'y réfléchir,
entraient de plus en plus profondément dans son esprit, comme
les gouttes d'eau successives qui creusent la neige, avaient
étouffé en lui le remords qui, au début, accompagnait les pre-
mières émotions de l'amour naissant. Il lui semblait qu'il était
enveloppé dans un réseau de complicités, et cela aussi lui
paraissait inexplicable. Cent fois en un jour, il croyait, puis il
cessait de croire que M. Marcello, par sa volonté de le retenir à
la Montanina en. souvenir de celui qui avait tant aimé la jeune
lille, par ses vagues confidences sur la famille Gamin, par ses
allusions répétées aux inquiétudes que lui inspirait l'avenir de
sa pupille, avait l'intention de signifier à son hôte le plaisir
qu'il aurait à le voir prendre la place du pauvre Andréa. Mas-
simo n'y comprenait plus rien.
Lorsque la main de Dom Aurelio se posa sur son épaule, il
était absorbé tout entier dans ses incertitudes amoureuses, et
un grand poids lui opprimait le cœur. Pendant le dîner, Lelia
ne lui avait adressé ni un coup d'œil, ni une parole. Il s'imagina
que le geste de son ami était un avertissement.
— Vous avez deviné, dit-il. Je me trahis donc d'une façon
bien claire?
La surprise muette de Dom Aurelio lui révéla que, s'il s'était
trahi, c'était en ce moment même.
— Pardon, reprit-il, troublé. Pourquoi m'avez-vous mis la
main sur l'épaule ?
— Mon pauvre Massimo ! répondit le prêtre en souriant,
lorsqu'il crut avoir bien saisi. Cette fois, c'est donc sérieux?
— Vous riez ! s'écria le jeune homme.
— Mais oui, mais oui. Viens, nous causerons.
Et cet homme, chassé avec une cruelle injustice de sa mai-
sonnette d'infime pasteur, déjà proche du moment où il ne
saurait plus en quel lieu reposer sa tête, prit par le bras l'ami
TOME n. — 1911. 3
34 REVUE DES DEUX MONDES.
qui, en proie à l'égoïsme de l'amour, oubliait cette cruelle
situation, et il l'emmena pour le consoler.
— Tu sais : c'est une chose qui me fait plaisir et qui fera
plaisir aussi à d'autres, dit le prêtre, lorsqu'ils entrèrent dans
l'ombre des châtaigniers.
Massimo s'arrêta brusquement.
— Aussi à M. Marcello? Vrai ? vrai?
L'ombre était si noire que Dom Aurelio ne se risqua pas à
répondre. Soit sur la route même, soit, pis encore, dans l'en-
ceinte de la Montanina, quelqu'un pouvait écouter sans être vu.
Ce fut seulement à l'endroit où le petit chemin sort des châtai-
gniers et tourne à gauche, longeant le bord nu de la conque de
Lago, que le prêtre révéla à son ami palpitant le secret désir de
M. Marcello. Massimo se jeta à son cou.
— Que fais-tu? que fais-tu? dit le prêtre en se dégageant de
l'étreinte.
— Mais M"* Lelia? M'^'' Lelia? interrogea Massimo impa-
tient. Que pense M"' Lelia?
— Ça, répondit Dom Aurelio, je l'ignore. Ce sont choses
auxquelles je ne m'entends guère. Mais, permets-moi de te le
dire, il me semble que, toi, tu devrais le savoir.
Massimo se désespéra.
— Vous ne comprenez donc pas que je ne sais rien, rien,
absolument rien!
Dom Aurelio repartit qu'il était fort embarrassé pour expri-
mer une opinion. Il estimait que Massimo était en droit de con-
cevoir des espérances, parce que tel était Tavis de Donna
Fedele. Ces paroles enflammèrent de joie le jeune homme qui,
sans s'attarder à rechercher comment et pourquoi Dom Aurelio
et Donna Fedele s'étaient entretenus de cette affaire, demanda
tout de suite d'après quelles raisons, sur quels indices Donna
Fedele s'était formé cette croyance. Malheureusement, elle seule
aurait pu le dire.
— Je vais chez elle ! s'écria le jeune homme.
— Non, mon ami, non. J'ai besoin que tu viennes chez moi.
— Pourquoi?
Dom Aurelio répondit qu'il le lui dirait à la maison. Quel-
ques pas plus loin, le jeune homme s'arrêta de nouveau, pria,
supplia le prêtre de le laisser aller tout de suite au cottage des
Roses. Mais Dom Aurelio, à son tour, lui demanda tristement
LEILA.
a5
si, pour lui, rien n'existait plus au monde en dehors de
M"^ Lelia. Ces paroles attristées allèrent droit au cœur de Mas-
simo, le firent rentrer en lui-même. Il prit le bras de son ami
et il ne consentit à s'apaiser qu'après que celui-ci, en guise de
pardon, lui eut longuement serré la main.
Ils traversèrent en silence les masures ténébreuses de Lago.
Puis, quand ils furent hors du village, tandis qu'ils contour-
naient l'éminence herbeuse sur laquelle s'élève l'église de Sant'-
Ubaldo, Massimo s'ouvrit entièrement au prêtre, lui raconta
l'impression reçue jadis des deux photographies de M'^^ Lelia, le
sentiment que lui avait inspiré sa première rencontre avec la jeune
fille, les étranges et contradictoires alternances de la conduite
qu'elle avait tenue envers lui, la fascination des profondeurs
qu'il entrevoyait dans cette âme, les débuts de son amour, les
remords éprouvés, l'attitude inexplicable de M. Marcello, l'ac-
croissement de sa propre passion, le rêve obsédant de ses jours
et de ses nuits : — sortir du monde, oublier tout le reste,
passer sa vie entière avec elle, dans quelque solitude de la
montagne où il vivrait de sa profession de médecin, où il se dé-
vouerait à servir ses semblables, où il pratiquerait la religion
avec une muette liberté d'esprit, liberté contre laquelle nul des-
potisme ne pourrait jamais prévaloir. Dom Aurelio l'écouta en
silence.
Ils arrivaient au presbytère. Luzia, entendant son maître
rentrer, prépara dans le petit salon du rez-de-chaussée la lampe
à pétrole. Dom Aurelio prit cette lampe, monta avec Massimo
l'escalier de bois, lit entrer son ami dans le cabinet, posa la
lampe sur le bureau, et enfin, non sans une certaine solennité
qui effraya un peu le jeune homme :
— Parlons d'abord de toi, dit-il. J'ai une question à t'adres-
ser. Réfléchis avant de me répondre.
Et il scruta les yeux étonnés, anxieux, qui l'interrogeaient.
— Ma question, la voici. Sais-tu que l'on a parlé d'une
intrigue que tu aurais à Milan avec une femme mariée? Réfléchis
bien, te dis-je.
Massimo, rasséréné, sourit de l'ingénuité de ce saint homme,
qui avait toujours vécu hors du monde.
— Certainement ! répondit-il. Et non avec une seule, mais
avec deux, avec trois peut-être ! Vous ne connaissez pas Milan !
Et vous avez ajouté foi à ces commérages? Vous les avez
36 REVUE DES DEUX MONDES.
acceptés sans hésitation? Vous ai-je jamais caché quelque chose
de ma vie ?
Dom Aurelio s'empressa de déclarer qu'il n'avait pas cru;
mais il demeura perplexe. Alors Massimo eut l'intuition de
quelque autre chose funeste, et il s'écria, consterné :
— Ah ! je devine ! C'est sans doute M^^* Lelia qui le
croit?
Non. Dom Aurelio ignorait si l'on avait parlé de cela à la
Montanina ; mais on en avait parlé au cottage. Donna Fedele ne
croyait pas, elle non plus, mais il était nécessaire que Massimo
la rassurât. Massimo dit que Dom Aurelio devrait se charger de
le faire.
— Moi ? interrompit Dom Aurelio.
Et, après une seconde de réflexion, il ajouta gravement :
— Je pars cette nuit.
Massimo sursauta.
— Quoi? Vous partez? Mais non, mais non! Ce n'est pas
possible, dites?
La première pensée du jeune homme avait été : « Il m'aban-
donne dans un pareil moment! » La seconde fut : « Pourquoi
part-il, quand il peut espérer encore qu'on le maintiendra ici?
Pourquoi cette nuit? Où veut-il aller? » Mais, comme il posait
précipitamment ces questions, Dom Aurelio l'arrêta en mettant
un doigt sur ses lèvres. Luzia pouvait entendre. Or personne ne
savait, personne ne devait savoir : car il était à craindre que les
habitans de Lago ne voulussent le retenir de force. Donc, son
devoir précis et absolu était de partir sur-le-champ, et en secret.
Il partirait à pied, dans la nuit; il irait prendre à Schio le
train de cinq heures; il se rendrait à Vicence, se présenterait à
l'évèque, se laverait des accusations que l'on avait sans doute
portées contre lui; après quoi, il se remettrait aux mains de la
divine Providence. Il était persuadé que l'évèque l'aiderait à
trouver une place dans un autre diocèse où il y aurait des
églises succursales encore plus retirées dans la montagne, en-
core plus isolées du monde que Sant'Ubaldo.
— De toute façon, conclut-il, le Seigneur ne m'abandonnera
pas.
Et, comme Massimo avait un mouvement de colère contre
les persécuteurs présumés du prêtre, celui-ci lui imposa silence
avec force :
LEILA.
37
— Ils croient bien faire. Vois-tu leurs cœurs? Vois-tu leurs
consciences? Il faut prier pour eux. Promets-le-moi !
Puis il se leva, et, d'une voix tout à coup radoucie :
— Maintenant tu vas m'aider, dit-il au jeune homme.
Ils trièrent ensemble les livres qui appartenaient à Donna
Fedele et à M. Marcello, mirent à part ceux qui appartenaient
à Dom Aurelio et que Massimo se chargerait de lui expédier,
lorsque le prêtre serait fixé sur son sort. Pour l'instant, Dom
Aurelio ne gardait avec lui que son bréviaire, une petite Bible
de poche et V Imitation. Tandis qu'il maniait et répartissait
ainsi les chers livres, les mains du pauvre homme tremblaient;
mais ses lèvres ne laissaient pas échapper un seul mot de
plainte.
Cette besogne finie, Dom Aurelio demeura quelques minutes
pensif. Outre le salaire mensuel, il voulait donner à sa servante,
déjà mis à part, quelque petit cadeau qui fît plaisir à cette
brave femme. Il se souvint qu'un jour elle lai avait dit : « Si
jamais vous vous en allez, Dom Aurelio, il faudra me laisser
mon lit, n'est-ce pas? » Eh bien ! il lui laisserait son lit, quoique,
depuis ce jour-là, elle eût souvent donné à entendre que ce lit
était bien dur : un mauvais grabat, bon à brûler!
— Mais, mon ami, s'écria Massimo par une inspiration sou-
daine, si vous partez, est-il possible que je reste, moi? Non, je
pars avec vous, je vous accompagne !
La générosité native de son âme chaleureuse venait de se
faire jour à travers légoïsme amoureux.
Dom Aurelio lui ouvrit les bras, le serra contre son cœur.
— Pardonnez-moi de n'y avoir pas pensé plus tôt, ajouta le
jeune homme, confus.
Dom Aurelio l etreignit plus tendrement encore et sans ré-
pondre. Puis il l'écarta doucement, lui mit un baiser sur le front.
— Je ne veux pas de toi, dit-il.
— Vous ne voulez pas de moi? N'importe! Je vous accom-
pagne malgré vous!
— Non, reprit Dom Aurelio avec une gravité paternelle.
C'est moi, mon ami, qui reste de cœur avec toi. Je ne t'en ai
rien dit, mais j'ai beaucoup prié Dieu pour qu'il te donnât ce
qu'il est en train de te donner à présent, un amour profond et
noble, ardent et saint. Tu n'es pas fait pour le célibat; tu es fait
pour quelque union idéalement humaine, idéalement chrétienne,
38 REVUE DES DEUX MONDES.
idéalement belle. Tu es fait pour avoir une lignée forte et pure.
La tradition des grandes familles héroïquement dévouées au
Roi est éteinte. Il faut fonder des familles héroïquement dé-
vouées à Dieu, des familles où cette dévotion se perpétue comme
un titre de noblesse, comme le caractère propre et traditionnel
de la noblesse même. Tu dois fonder une de ces familles. Tel
est mon rêve. Et c'était aussi celui de...
Le prêtre baissa la voix, murmura un nom et se tut.
— Vraiment? fit le jeune homme.
— Oui, poursuivit Dom Aurelio, c'était le rêve que faisait
pour toi le pauvre Benedetto. D'ailleurs, tu ne peux pas t'éloi-
gner maintenant. Demain matin, de bonne heure, il faut que
tu fasses visite à Donna Fedele, que tu la rassures sur ce que
je t'ai dit. Elle ne doute pas de toi; mais, comme on lui a confié
une mission, elle désire entendre la vérité de ta bouche. Et
puis, dès demain, elle causera avec M"* Lelia, l'interrogera au
nom de M. Marcello. Demain soir, tu seras renseigné. Donna
Fedele compte sur une réponse favorable. Elle pense que cette
jeune fille est une âme close, très difficile à pénétrer; mais elle
ne la croit pas liée irrévocablement à un souvenir : elle la croit
au contraire travaillée par le besoin d'aimer, par la préoccupa-
tion de ce que l'avenir lui réserve. Elle croit qu'il y a en elle un
trésor d'énergies morales, un peu gâté peut-être par des fer-
mens amers, par les tristes expériences de la vie : cela, oui,
elle l'admet. Elle croit que certaines bizarreries de ce caractère
disparaîtront, quand les énergies en seront bien disciplinées,
bien dirigées par quelqu'un en qui Lelia aura confiance.
Massimo ne fit aucune observation. Il croyait, lui aussi, que
Lelia était un paradis clos, un peu obscurci par l'ombre épaisse
d'un trop grand arbre de la science du bien et du mal. Quand
Dom Aurelio lui demanda s'il n'avait réellement aucun indice
un peu significatif des sentimens que Lelia éprouvait à son
égard, il répondit en soupirant :
— Il me semble qu'il y a en moi quelque chose qui l'attire
et quelque chose qui la repousse.
— Qu'est-ce qui la repousse?
— Benedetto.
Dom Aurelio s'étonna. Qu'est-ce que cette jeune fille pou-
vait savoir de Benedetto? Il n'arrivait pas à se convaincre qu'elle
attachât aux questions religieuses assez d'importance pour com-
LEILA. 39
promettre, à cause de ces questions, le bonheur de sa vie. Mais
il sentit que ce scepticisme, apparemment coloré de médiocre
estime, déplaisait à Massimo, et il changea de conversation.
— J'ai justement à te parler de Benedetto, dit-il. Jai reçu
ce matin une lettre d'Elia Viterbo. Ignorant ton adresse précise,
il me charge de te faire savoir que tes amis acceptent la propo-
sition que tu leur as faite au sujet de la dépouille mortelle
de ce pauvre Benedetto, et qu'ils comptent sur toi pour les
démarches nécessaires.
Quelques mois auparavant, plusieurs disciples de Benedetto
avaient projeté de lui élever, au moyen d'une souscription, un
modeste monument dans le cimetière de Campo Yerano. Mais
d'autres disciples avaient jugé inopportun ce projet, alléguant
qu'il s'accordait mal avec Tesprit du maître. Il en était résulté un
âpre dissentiment, que Massimo avait essayé d'apaiser en rap-
portant un propos tenu par Benedetto, un jour qu'ils visitaient
ensemble Campo Yerano. Benedetto lui avait dit : « Je finirai
ici, tandis que j'aurais préféré pour mes os le cimetière d'Oria.
Mais cela est un vain désir. » Massimo proposa donc de renoncer
au monument commémoratif et de satisfaire ce désir touchant.
Une petite place dans le cimetière où dormaient les parens de
Piero MaironijOii Benedetto lui-même avait souhaité de reposer
à côté de sa pauvre femme, c'était le monument le meilleur.
Désormais la chose était résolue : on ferait cela.
Tout à coup, on frappa rudement à la porte de la rue.
C'était Giovanni qui venait de la Montanina.M. Marcello, inquiet
de l'absence prolongée de Massimo, avait envoyé le domestique
pour savoir s'il n'était rien arrivé de fâcheux à M. Alberti.
Le jeune homme, après avoir embrassé tendrement Dom
Aurelio, descendit à la hâte et disparut dans les ténèbres, les
larmes aux yeux. Le curé, resté seul, s'agenouilla devant le
crucifix, et, avec une sorte d'effort anxieux, comme s'il luttait
en lui-même contre un ennemi, se mit à prier pour les deux
prêtres de Vélo et pour tous ces supérieurs qui voulaient faire
de lui un être avili, errant, affamé.
— Père, ils croient te servir, ils croient te servir! Pardonne-
leur, opère, pardonne-leur!
M. Marcello, réellement inquiet, avait d'abord fait mille sup-
positions pour expliquer le retard de Massimo qui n'était pas
40 REVUE DES DEUX MONDES.
rentré à dix heures, quoiqu'il sût fort bien que c'était l'heure
du couvre-feu chez son hôte. Et, comme Lelia affectait de
croire qu'il n'était rien arrivé du tout au jeune homme, le vieil-
lard s'était un peu irrité contre elle. A quoi elle avait reparti :
— Il est toujours perdu dans les nuages. Peut-être s'en est-
il allé au cottage des Roses, croyant venir ici.
La sympathie de Massimo pour Donna Fedele semblait con-
trarier Lelia. Déjà M. Marcello s'en était aperçu; et l'allusion
qu'elle y fit ce soir- là lui parut déplaisante. Il demanda à Lelia
si elle reprochait à Massimo d'aller volontiers au cottage. Elle
protesta vivement. Non, non! Tout au contraire! Par le fait,
c'était à Donna Fedele que, sans être d'ailleurs capable de s'en
bien expliquer le motif, elle reprochait de protéger si affec-
tueusement le jeune homme. Et, par crainte de nouvelles
demandes, elle se retira.
Remontée dans sa chambre, elle n'alluma pas de lumière.
Elle se jeta dans un fauteuil, en face de la triple fenêtre qui re-
garde le haut et noir sommet de ce bois au-dessus duquel se
dresse l'arête rocheuse du Summano. Elle repensa à la question
posée par M. Marcello : « Reprochait-elle à Massimo?... » Ainsi,
M. Marcello aurait été fâché, si elle avait effleuré seulement son
Massimo de la moindre censure? Et ce n'était pas la première
fois que M. Marcello, depuis leur conversation de ce soir-là,
prenait contre elle, à propos de riens, la défense d'Alberti. Avec
quelle étrange insistance il le retenait à la Montanina! Etait-il
possible que ce pauvre vieillard crût le jeune homme assez
dévoué à la mémoire de son fils pour ne pas être tenté d'essayer
une trahison?
A cet endroit de son élaboration mentale, elle eut l'esprit
traversé par l'idée d'une comédie qui se jouait autour d'elle. Tout
n'avait-il pas été combiné d'avance, l'invitation faite par Dom
Aurelio à Alberti, l'hospitalité offerte à la Montanina ?La volte-
face de Donna Fedele et ses visites quotidiennes ne tendaient-
elles pas à la même fm secrète? M. Marcello n'avait-il pas été
travaillé par le curé de Sant'Ubaldo et par la dame du cottage?
Ne lui avait-on pas persuadé de se résigner. Dieu sait par quels
argumens? Soudain tout lui parut clair. M. Alberti, invité par
des gens qui avaient disposé d'elle, était venu pour connaître et
pour conquérir l'héritière des Trento. Elle étreignit rageuse-
ment les accoudoirs de son fauteuil, mordit ses lèvres pour ne
LEILA.
41
pas pleurer. Les pleurs ne jaillirent point, mais leur flot com-
primé heurta et souleva sa poitrine haletante. Quelle humilia-
tion, si elle allait verser des larmes! Ce qu'il fallait, c'était du
mépris, du mépris, rien que du mépris!
II
Le lendemain, dès sept heures du matin, Massimo était au
cottage des Roses. Il savait que Donna Fedele se levait toujours
à six heures.
Elle descendit au petit salon, souriante ; mais elle était pâle,
avait de grands cernes noirs autour des yeux; et cependant
elle paraissait gaie, comme si elle n'eût pas souffert. Le jeune
homme commença par s'excuser d'être venu si tôt. Mais elle
l'interrompit :
— Laissez donc; laissez donc!
Et le sourire disparut de son visage. Elle pensait au curé de
Sant'Ubaldo.
— Ainsi Dom Aurelio est parti? reprit-elle.
Massimo répondit qu'il le croyait.
— Les voilà contens! soupira-t-elle avec amertume.
Puis elle se leva, s'assura que les portes du salon étaient
fermées, revint vers le jeune homme et dit :
— Je ne me fie à personne. Nous sommes dans le royaume
de l'espionnage, pour l'honneur et pour la gloire des bonnes
mœurs et de la charité chrétienne.
Et elle aborda le sujet délicat, non sans s'excuser de l'aborder.
Plus diplomate que Dom Aurelio, elle commença par demander
si elle s'était trompée en attribuant au jeune homme une incli-
nation sérieuse pour M"^ Lelia; et, sur la réponse affirmative
qu'il lui fit, elle ajouta que, en raison de l'amitié qu'il y avait
eu entre elle et la mère de Massimo, étant donné aussi ce
que Dom Aurelio lui avait rapporté de son ami, elle offrait
volontiers à celui-ci ses services.
— Je crois, dit-elle, qu'avec M. Marcello vous n'en aurez
pas besoin. M. Marcello comprend qu'il ne peut, ni ne doit exiger
de sa pupille le sacrifice de sa vie entière. D'ailleurs, il a pour
elle une grande affection. Quant à la jeune fille, je me figure
qu'elle a de la sympathie pour vous, mais qu'elle lutte contre
42 REVUE DES DEUX MONDES.
elle-même, soit afin de ne pas offenser M. Marcello, soit peut-
être aussi...
Donna Fedele baissa la voix et acheva en souriant :
— ... par caprice : car elle est un peu étrange, convenez-en,
votre Le lia.
Massimo sourit à son tour.
— Vous trouvez? dit- il.
— Oh! oui, s'écria Donna Fedele, riant tout à fait. Et, si
vous vous êtes épris d'elle, c'est justement pour cela. Moi aussi :
car je l'adore, vous savez. Je suis un peu de la même famille,
à ce que disent beaucoup de gens, les prêtres de Vélo, par
exemple, ou encore l'orfèvre d'Arsiero, à qui mon concierge est
allé montrer, hier soir, une pièce de vingt francs qu'il croyait
fausse, mais qui avait seulement une paille. « Ta pièce est comme
ta patronne, dit l'orfèvre au concierge. Elle est bonne, mais elle
sonne le fêlé. » Carnesecca lui-même, qui vient de quitter défi-
nitivement le « repaire, » m'a engagée à ne pas me désoler, si
le monde m'appelle folle : c'est le nom qu'on lui donne, à lui
aussi. Et je crains bien, mon cher Massimo, que vous ne me
taxiez de folie comme les autres, quand je vous aurai adressé
une certaine question très audacieuse.
— J'en rirai, répondit le jeune homme, et mes connaissances
mondaines de Milan en riraient encore plus que moi.
Donna Fedele le regarda quelques instans, d'un air affec-
tueux et avec des yeux qui parlaient.
— C'est bien, reprit-elle. Jai compris. Je verrai aujourd'hui
Lelia et je tâcherai de savoir quelque chose. Etes-vous con-
tent?
Massimo se répandit en remerciemens, lui prit et lui baisa
les mains. Elle riait et elle le laissait faire. Enfin elle le con-
gédia; mais elle lui dit de revenir vers deux heures.
— En attendant, conclut-elle, faites une belle promenade
bien longue, de celles qui rafraîchissent l'âme.
A neuf heures, la voiture démocratique de Donna Fedele
monta lentement vers la Montanina. Aussitôt la grille franchie,
la visiteuse aperçut M. Marcello qui, sous les bouleaux, pre-
nait l'air du matin.
— Je suis venue pour faire line petite promenade avec Lelia,
dit-elle. Mais je voudrais d'abord que vous me donniez un
conseil.
LEILA. 43
Il parut un peu surpris.
— Tout à vos ordres, répondit-il, si je puis vous servir.
Il y avait dans la voix de lun et de l'autre, quand ils se
parlaient, un accent de tendresse contenue, de révérence mu-
tuelle, et, chez Donna Fedele, une sorte de timidité. Il lui
demanda si, pour cette consultation, elle préférait le cabinet ou
les bancs à l'air libre. Elle choisit le cabinet, avec un sourire
qui fit comprendre au vieillard qu'il s'agissait d'un conseil
délicat, d'une espèce très intime. Dans le cabinet, son visage
prit cette gravité douce qui le rendait si noble, si beau de cette
beauté sévère où resplendit, non la grâce de la jeunesse, mais ^
le charme mystérieux de l'immortalité, et où les traits et les
yeux s'éclairent par la vertu longuement active d'une âme pure
, et profonde.
I — Mon cher ami, dit-elle, usant de cette expression pour
la première fois de sa vie, si quelqu'un pour qui vous auriez
de l'affection et du respect vous avait confié [une mission par
l'intermédiaire d'une autre personne, mais en vous recomman-
dant de ne pas venir vous-même lui parler de l'affaire, et si,
après avoir accompli la mission, vous étiez dans l'impossibilité
de recourir à l'intermédiaire pour informer l'intéressé du résultat,
iriez-vous, malgré la recommandation faite, lui parler direc-
tement, ou feriez-vous autre chose?
A mesure qu'elle prononçait avec lenteur ces paroles, M. Mar-
cello se souvenait d'avoir précisément donné de semblables
instructions à Dom Aurelio dans la sacristie, le lendemain du
jour où Massimo était arrivé à la Montanina. Il sourit triste-
ment.
— J'ai eu tort, dit-il. Je suppose que la promenade d'au-
jourd'hui...
Donna Fedele eut un geste d'assentiment.
— Eh bien! après la promenade, reprit-il, venez ici, et nous
causerons. Pardonnez-moi.
Donna Fedele protesta contre le pardon demandé. Ce désir
de silence était si naturel! Mais M. Marcello insista d'une façon
plus pressante :
— Non, non! Pardonnez-moi, pardonnez-moi!
Et il lui prit une main, qu'il serra longuement. Puis il
ajouta :
— Vous pouvez dire à Lelia que, si M. Alberti lui proposait
44 REVUE DES DEUX MONDES,
de devenir sa femme et si elle y consentait, je mourrais plus
tranquille.
— Ne parlez pas de mourir, cher ami! fit-elle.
— Laissons cela, répliqua-t-il d'un ton péremptoire.
Et il lui expliqua que, aussitôt après les fiançailles de Lelia
et d'Alberti, il modifierait son testament et léguerait sa fortune
au jeune homme.
— Espérons, conclut Donna Fedele en se levant et en repre-
nant son sourire habituel, que tout ira bien.
Elle trouva Lelia au salon, où celle-ci, avertie de sa présence,
l'attendait enfoncée dans un fauteuil, l'ombrelle entre les mains.
— Vraiment, demanda la jeune fille, vous voulez que nous
fassions cette promenade?
La visiteuse crut sentir dans les paroles de Lelia l'ironie de
quelqu'un qui a deviné ce qu'on veut lui dissimuler, et qui est
bien aise de le faire comprendre. Non moins que le ton de sa
voix, ses yeux disaient : « La promenade n'est qu'un prétexte.
Tu es venue pour me faire un sermon. Tout à l'heure, tu as eu
à ce propos une conférence avec mon père adoptif, et peut-être^
qui sait? n'y a-t-il plus de motif pour faire le sermon. »
— Sans doute, répondit Donna Fedele. Pourquoi me le
demandes-tu?
— Il me semblait, répliqua l'autre en se levant, mais sans
s'éloigner de son fauteuil, que vous ne deviez guère aA^oir envie
de vous promener. Si vous voyiez comme vous êtes pâle!
Regardez-vous dans le miroir. Au cas où vous auriez quelque
chose à me dire, vous pouvez très bien me le dire ici.
Dans l'accent, sinon dans les termes, il y avait de l'imper-
tinence.
— Oui, ma chère, repartit Donna Fedele avec une froideur
impérieuse, il faut que je te parle, mais pas ici. Allons dans
le parc.
Lelia la suivit sans mot dire. Elle ne doutait plus qu'il y eût
un complot auquel son amie prenait part. Muette et sombre,
elle descendit l'allée du jardin, précédant Donna Fedele qui
avait peine à la suivre et qui la pria de ralentir sa marche.
Alors Lelia lui montra un banc sous les noyers, près de la
Uiderella. Ne pouvait-on s'asseoir sur ce banc? A la question
faite d'un Ion sec, Donna Fedele répondit sèchement :
— Non, ma chère.
LEILA. 45
Lelia ne répliqua point. Les deux femmes entrèrent par la
grille de bois dans le parc, suivirent un sentier à peine tracé
dans l'herbe, tournèrent à droite, entre un monticule couronné
de grands arbres et un ruisseau qui, sortant d'un épais taillis de
hêtres et de frênes, fuyait dans la petite gorge par une succes-
sion de cascades. Bientôt le sentier se perdit dans le creux d'une
belle prairie en fleurs, bordée de grands arbres. Donna Fedele
s'assit à l'ombre et, pendant quelques minutes, demeura pensive,
les regards fixés sur l'eau sombre. Puis elle demanda à Lelia,
qui était restée debout et qui écrivait dans l'herbe avec la pointe
de son ombrelle :
— Sais-tu de quoi m'a parlé M. Marcello?
— Peut-être, répondit la jeune fille en continuant d'écrire.
— Eh bien! dis-le.
— Non, je ne le dirai pas.
— Je comprends ton silence, fit Donna Fedele, indulgente.
C'est une chose délicate. Mais pourtant mieux vaut en parler.
D'ailleurs, tu as déjà exprimé tes intentions, et il est impossible
de te contraindre.
— Mes intentions? s'écria Lelia.
— Mais oui. N'as-tu pas dit à M. Marcello que tu refuses
d'être son héritière?
— C'est de cela que vous avez parlé ensemble?
Et la jeune fille, renonçant à son attitude hostilement indif-
férente, cessa d'écrire avec la pointe de son ombrelle.
— De cela et d'autre chose. Mais c'est de cela que, moi,
je me propose de t'entretenir en ce moment. Assieds-toi; ne
m'oblige pas à tourner le cou.
— Cette conversation est inutile, déclara Lelia, vivement.
— Inutile ou non, il faut que lu m'écoutes. Pourquoi veux-
tu donner un tel chagrin à ce pauvre vieillard?
— Parce que, si je peux lui sacrifier tout le reste, je ne
peux pas lui sacrifier ma dignité.
Donna Fedele haussa un peu la voix, eut an sourire qui
n'était plus son sourire habituel.
— Crois-tu qu'il soit capable de te conseiller quelque chose
qui serait contraire à ta dignité?
Lelia repartit avec véhémence, en baissant les yeux :
— Apparemment, sa façon de penser n'est pas la mienne.
Et elle releva les yeux sur Donna Fedele, comme pour lui
t6 REVUE DES DEUX MONDES.
dire : « Attrape! Qu'as-tu à répondre? » Donna Fedele ne
répondit rien. Elle attendit une minute; puis elle avança d'un
nouveau pas dans la s^oie qu'elle s'était tracée d'avance.
— Mais, quand M. Marcello ne sera plus là, que fera la
fiancée de son fils?
— Peut-être la fiancée aussi n'y sera-t-elle plus, riposta la
jeune fille.
Donna Fedele demeura impassible.
— Oui, peut-être. Mais enfin, si elle y était?
L'autre se remit à fouiller dans l'herbe avec la pointe de
son ombrelle et dit :
— J'y penserai alors.
— Enfant! enfant!
— Non, protesta Lelia, dont les yeux s'emplirent de larmes.
Je suis une femme ! Et je supposais que vous me comprendriez
mieux!
Donna Fedele aurait voulu lui dire qu'elle la comprenait
parfaitement; mais elle se retint de le dire, pour ne pas gâter
son plan stratégique.
— Il faut penser à ton avenir, ma chère, reprit- elle avec
douceur.
— Mon avenir sera ce qu'il sera, répliqua la jeune fille, sans
s'émouvoir.
Donna Fedele fil un troisième pas en avant.
— Et tu veux que cela ne soit pas un grand chagrin pour
M. Marcello?
Silence.
— C'est pour lui un si grand chagrin, poursuivit Donna
Fedele, que, s'il pouvait te caser convenablement, même tout
de suite, il en serait heureux.
Le mot « caser » fut une erreur. Lelia devint à la fois de
glace et de feu .
— C'est cela! Me caser! A merveille! Et, par un hasard
étrange, le moyen de me caser est déjà tout trouvé!
La pointe de l'ombrelle s'agita dans l'herbe avec violence.
Donna Fedele, elle aussi, eut un accès de colère, fronça les
sourcils, regarda sévèrement la jeune fille qui continua à tour-
menter l'herbe avec la pointe de son ombrelle, scruta ce visage
hostile et demanda :
— Que veux-tu dire ?
LEILA. 47
La jeune fîUe, à son tour, lui jeta un rapide regard, puis
rabaissa les yeux vers cette herbe où l'ombrelle fourrageait
nerveusement.
— Oh ! vous le savez bien ! déclara-t-elle. Par un hasard
étrange, l'occasion de me caser est toute prête. Par un hasard
étrange, quelqu'un qui devait aller à Lago est venu à la Monta-
nina. Par un hasard étrange, ce quelqu'un est un jeune homme,
un célibataire qui voudrait se caser, lui aussi; et ce n'est pas
un mauvais calculateur, et, au surplus, il s'entend parfaitement
à jouer la comédie ! Voilà beaucoup de hasards étranges.
Les sourcils de Donna Fedele se froncèrent davantage ; sa
voix, qui tout à l'heure était vibrante, prit une froideur glaciale.
— T'aperçois-tu que tu m'insultes ?
La pointe de l'ombrelle s'apaisa.
— Non, je ne vous insulte pas, vous. Celui que j'insulte,
c'est le monsieur qui est venu par hasard. Un hasard auquel,
après tout, il est possible que vous croyiez sincèrement.
— Pauvre Lelia ! soupira Donna Fedele sans irritation, avec
une pitié profonde.
— Oh ! non, je vous en prie ! fit la jeune fille à voix basse.
Pas de pauvre Lelia!
Il y eut un long silence. Les deux femmes regardaient l'eau
fuir avec une sourde lamentation. Enfin Donna Fedele reprit:
— Oui, pauvre Lelia! Et tu ne sais pas pourquoi je le dis.
Je le dis parce que je lis dans ton cœur.
— Dans mon cœur? Certes, vous n'y voyez rien !
Il parut à Donna Fedele que cette façon de nier impliquait
une confession muette, et elle attendit quelques instans. Puis
elle demanda, d'un ton résolu, si l'on n'avait pas tenu à la
jeune fille quelques propos contre M. Alberti.
— Quels propos voulez- vous que l'on m'ait tenus? fit Lelia
dédaigneusement. Et d'ailleurs, en quoi voulez- vous que cela
m'intéresse ?
Cette fois, Donna Fedele éclata :
— Ah! oui, cela t'intéresse! Comment oses-tu le nier,
puisque tu t'irrites si fort contre lui au sujet de la calomnie
stupide selon laquelle il serait venu ici à la chasse d'une dot ?
— Cela ne regarde que moi! s'écria la jeune fille, si troublée
que, quand son amie se leva péniblement, elle pensa trop tard
à l'aider.
48
REVUE DES DEUX MONDES.
Donna Fedele rejoignit M. Marcello dans le cabinet et elle
lui fit connaître le résultat de l'entretien. Le résultat n'était pas
ce qu'ils auraient désiré l'un et l'autre. L'animosité avec laquelle
Lelia avait accueilli le nom d'Alberti ne s'expliquait que par un
conflit de sentimens. La jeune fille s'était mis dans l'esprit que
Massimo était venu à Vélo avec l'espoir d'y contracter un riche
mariage. Si on réussissait à la détromper, la partie serait
gagnée. Mais il fallait agir avec beaucoup de prudence. Le mieux
était de ne pas retenir davantage à laMontanina le jeune homme,
qui d'ailleurs voudrait certainement partir tout de suite. Et elle
quitta M. Marcello, qui lui témoigna sa reconnaissance émue
par un long serrement de main.
Revenue au cottage, elle y trouva Massimo qui l'attendait.
Il lut tout de suite la sentence sur ce visage qui ne souriait
point. Il murmura :
— Je savais bien !
Et il pâlit si affreusement qu'elle crut devoir le réconforter.
— J'avoue, dit-elle, que la situation n'a pas bonne appa-
rence; mais ce qu'il y a sous l'apparence vaut peut-être mieux.
Je vous raconterai cela. Venez.
En effet, elle lui raconta tout, y compris les injustes soup-
çons de Lelia. Massimo ne fit pas un geste. Puis, quand Donna
Fedele eut fini de parler :
— Fort bien, dit-il. Au fond, cette jeune fille n'est qu'une
sotte.
Et son visage s'enflamma de toute l'indignation qu'il avait
réprimée jusqu'alors :
— Mais non, répondit Donna Fedele, ce n'est pas une sotte.
J'ai peur, au contraire, qu'elle ait manqué de franchise avec
moi. J'ai peur qu'on lui ait parlé de cette liaison que vous
auriez eue à Milan. Et je soupçonne encore autre chose...
Il ne demanda pas ce qu'elle soupçonnait. En ce moment, il
lui semblait qu'il n'aimait plus. Le seul désir qu'il éprouvât,
c'était de partir à l'instant même et pour jamais. 11 se faisait un
reproche d'avoir pensé, ne fût-ce que durant quelques jours, à
déserter le champ de l'action pour s'ensevelir dans un rêve
amoureux, et il remercia mentalement l'absurde orgueil de la
jeune fille, puisque cet orgueil lui rendait la liberté.
— Vous ne me demandez pas ce que je soupçonne? inter-
rogea Donna Fedele.
LEILA.
49
Moins par curiosité que pour faire plaisir à son amie, il
demanda :
— Que soupçonnez- vous donc?
Alors, après avoir hésité une seconde, elle dit ce qu'elle pen-
sait des sentimens intimes de Lelia. Massimo ne lui répondit
que par une amère incrédulité.
— Ne jugez pas Lelia si précipitamment, objecta Donna
FeJele. Laissez-moi le temps de scruter ce qu'il y a au fond de
ce cœur. Ensuite je vous informerai de mes découvertes.
Mais Massimo ne voulut rien entendre. Il annonça qu'il se
proposait de partir par le train de deux heures et demie, et que^
pour s'excuser de ce brusque départ, il enverrait à M. Marcello
un billet où il alléguerait un rappel soudain et où il le prierait
de vouloir bien faire expédier ses bagages à Milan.
Donna Fedele protesta. Il était impossible de prendre ainsi
la fuite. Ce que le jeune homme devait faire, c'était aller tout
de suite à la Montanina, dire à M. Marcello qu'il avait d'abord
eu l'idée de partir avec Dom Aurelio, mais que son ami l'avait
chargé de quelques commissions. A ce mot, le jeune homme
interrompit Donna Fedele :
— Ce ne sera pas un prétexte, dit-il. J'oubliais qu'en effet je
dois aller à Sant' Ubaldo et donner des instructions à Luzia pour
les livres et les meubles de son maître.
— Allez donc à Sant'Ubaldo et donnez vos instructions. Mais
vous verrez qu'un jour ou l'autre vous reviendrez ici ; et comme,
alors, certaines convenances ne permettront pas que vous logiez
à la Montanina, vous logerez au cottage des Roses.
Elle avait souri en prononçant la dernière phrase; et le
jeune homme comprit qu'elle faisait allusion à l'usage local qui
interdit aux fiancés de demeurer sous le même toit.
— Non, non! s'écria-t-il.
Et il se hâta de prendre congé; puis il se sauva, tandis que le
rire argentin de Donna Fedele le poursuivait à travers le jardin.
Antonio Fogazzaro.
[La troisième partie au prochain numéro.)
TOME II. — 1911.
VERS
LA REPRÉSEÏÏATION PROPORTIOIELLE
Les lecteurs de la Revue auraient le droit de me traiter
durement si, pour la quatrième fois depuis quinze ans, je re-
prenais à nouveau devant eux l'étude théorique ou doctrinale
de la représentation proportionnelle ; si, après leur avoir
d'abord, et avant l'expérience belge, fait part des objections que
l'on pouvait soulever, des inquiétudes que l'on pouvait avoir;
si, après m'être ensuite expliqué sur les raisons pour lesquelles,
ces inquiétudes étant restées vaines, ces objections étaient
devenues caduques, je revenais aujourd'hui leur exposer la
mécanique des divers systèmes, en peser les mérites et les
défauts, et recommençais à leur montrer pourquoi le plus mau-
vais vaut infiniment mieux que le scrutin d'arrondissement.
Où nous en sommes sur le chemin de la réalisation, comment
nous sommes arrivés là, contre quoi, malgré qui, et pourquoi
le but se rapproche très vite, à quelles conditions et par
quelles concessions nous pourrons l'atteindre, voilà maintenant
tout ce que je voudrais dire.
I
Laissons de côté ce qui est désormais la prébistoire de la
représentation proportionnelle en France, Borda, Mirabeau,
Condorcet ; laissons même les temps primitifs de son his-
toire parlementaire, les propositions Pernolet, Rambure, Paul
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 51
Bethmont, Cantagrel, Mirman, les amendemens Bienvenu,
Pieyre et Courmeaux, les rapports de MM. de la Sicotière et
Constans. C'est en 4896 que MM. Le Gavrian et Dansette, d'une
part, M. l'abbé Lemire, de l'autre, ouvrirent les voies à la ré-
forme par le dépôt de deux nouvelles propositions de loi ; suivis,
à plus ou moins grande distance, par MM. Chassaing (1898),
Louis Martin, Vazeille (1901). Mais, sur un mot dédaigneux de
M. Waldeck-Rousseau, alors président du Conseil, pieusement
recueilli par M. Ruau, depuis lors ministre de l'Agriculture, la
Commission chargée d'examiner ces diverses propositions les
avait expédiées en quelques lignes. Ce n'est donc qu'en 1903,
par la proposition de M. Louis Mill et de plusieurs d'entre nous,
que la question fut, au point de vue législatif, efficacement
introduite. Et c'est en 4905 que fut présenté à la Chambre le
premier rapport où cette question fût abordée au fond, et qui
conclut positivement à l'adoption de la représentation propor-
tionnelle. Toutefois, parce que la Commission du suffrage uni-
veisel était, en ce temps, divisée en trois fractions à peu près
égales, proportionnalistes, partisans du scrutin de liste pur et
simple, tenans du scrutin d'arrondissement, il fut convenu qu'au
vote les partisans du scrutin de liste majoritaire s'abstien-
draient, laissant les proportionnalistes en face des fidèles du
scrutin uninominal. Le hasard fit qu'il manquait un de ces
derniers ce jour-là : la représentation proportionnelle l'emporta
d'une voix et ne trouva plus, pour lui barrer le passage, que le
scrutin de liste pur et simple. Mais, s'il y avait bien, dans la
Commission, une majorité contre le scrutin d'arrondissement,
il n'y en avait ni pour le scrutin de liste majoritaire, ni pour
la représentation proportionnelle : chacun, à cet égard, demeu-
rait obstinément sur ses positions, aucun ne voulait céder à
l'autre ni une ligne, ni un point ; et, ainsi que la Commission
entière se partageait par tiers, la majorité elle-même, là-dessus,
se partageait exactement par moitié. Que faire? M. Guyot-Des-
saigne qui présidait, et qui s'était prononcé pour le scrutin de
liste, eut l'idée de renvoyer, comme on dit, les plaideurs dos
à dos, en les invitant à se pourvoir devant la juridiction supé-
rieure : on décida de soumettre le litige à la Chambre, par deux
rapports, l'un en faveur du scrutin de liste, sans plus, l'autre
en faveur du scrutin de liste avec représentation proportionnelle :
de la sorte, doublement instruite, elle devinerait, si elle le
52 REVUE DES DEUX MONDES.
pouvait, et choisirait, si elle Fosait. Mais il fut évident, dès
l'instant que cette décision fut prise, qu'elle ne le pourrait ni ne
l'oserait, et que la Commission faisait trop pour que [a Chambre
fît rien : présenter deux rapports, c'était ne pas présenter de
rapport, et recommander deux solutions, c'était reconnaître
qu'on n'avait pas de solution. Cependant les deux rapporteurs
s'acquittèrent de leur lâche. Dans la même séance, le 7 avril 1905 1
M. Buyat pour le scrutin de liste, et moi pour la représentation
proportionnelle, nous saisîmes la Chambre de nos conclusions
à la fois conjointes et contradictoires.
Je puis à présent l'avouer, j'avais aussitôt senti que nous
ne pourrions point aboutir dans le peu de vie qui restait à
la huitième législature, et, plus préoccupé de préparer
l'avenir que de saisir une occasion qui ne s'offrait pas, j'avais
donné beaucoup plus d'attention, dans mon travail, à l'ex-
posé des motifs qu'au dispositif lui-même. La réforme élec-
torale me paraissant condamnée, pour quelques mois encore,
à n'être qu'une question académique, je m'étais attaché sur-
tout à poser le principe, à esquisser la théorie de la représen-
tation proportionnelle, en l'étudiant successivement dans son
fondement, dans son fonctionnement et dans ses effets. Puis»
comme il n'était pas difficile de prévoir, — c'est l'enfance de
l'art ou de l'artifice, et l'a, b, c de la ruse parlementaire, —
qu'un adversaire astucieux de la réforme^ pratiquant ce genre
de sophisme que Bentham a étiqueté ad verecundiam ou quelque
chose de pareil, voudrait tirer parti contre elle des objections
qui avaient pu jadis y être faites par ceux-là mêmes que l'obser-
vation des faits ou la réflexion avait amenés à en devenir les
champions, il fallait se hâter de ruiner cet argument qui, si
mauvais qu'il soit, manque rarement de porter sur l'ignorance,
la malveillance ou l'égoïsme, plus ou moins justement alarmé.
« M. un tel, qui préconise maintenant telle mesure, la com-
battait il y a vingt ans : par conséquent, repoussez-la, pour le
punir de s'être trompé, et, qui pis est, de ne pas persévérer
dans une opinion fausse. » Aussi rééditais-je tout au long, sans
leur ôter rien de leur force, — et je savais bien qu'on leur en
avait trouvé, puisqu'on s'en était servi, notamment à la Chambre
et au Sénat de Belgique en 1899, — les objections et les réserves
que, quinze ou vingt ans auparavant, j'avais développées contre
la représentation proportionnelle, dans la première partie de
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 53
la Crise de VÉtat moderne; je ne les reniais, ni ne les écoiirtais,
ni ne les dissimulais ; seulement, après les avoir reproduites en
leur pleine rigueur logique, je les montrais détruites une à une
par l'expérience. Et je ne ressentais de ce changement, ou de
cette conversion, s'il plaît de le nommer ainsi, ni le moindre
orgueil, ni la moindre humiliation; je n'y voyais pas la moindre
raison de me taire désormais et à jamais sur ce sujet. « Le
silence est la pire des persécutions ; jamais les saints, a dit
Pascal, — mais il suffit de dire : les sincères, les hommes de foi
et de bonne foi, — ne se sont tus. » La vie vaudrait-elle la peine
d'être vécue si chaque jour n'apportait avec lui sa leçon, et
qu'est-ce que la vérité, pour chacun de nous, sinon une somme
d'erreurs corrigées? L'essentiel est d'être parfaitement désinté-
ressé, de ne point changer pour y gagner, et même il est élégant,
quand on change, d'avoir moins à y gagner qu'à y perdre.
Enfin, je le répète, nous n'en étions alors qu'à la période
préparatoire. La représentation proportionnelle était, chez
nous, ou peu connue, ou mal connue, et de ses partisans
presque autant que de ses adversaires. C'est pourquoi le rapport
s'étayait d'une documentation abondante, s'échafaudait de pièces
justificatives, en particulier sur l'application de la réforme, soit
en Belgique, soit dans deux ou trois cantons suisses, et s'aug-
mentait d'un index bibliographique, certainement incomplet,
mais capable pourtant de guider la curiosité de ceux qui, avant
de se ranger dans un camp ou dans l'autre, pour ou contre la
représentation proportionnelle, tiendraient à y regarder de plus
près. Ce rapport, avec ses annexes, fut imprimé et distribué; il
ne fut pas discuté. M. Sarrien succéda à M. Rouvier. Les
élections législatives approchaient. Et les députés, en général
parlèrent dans leurs circonscriptions de tout autre chose. Mais
nous revînmes un certain nombre bien résolus à parler de cela
au pays.
II
Les élections de 190G donnèrent au parti radical et radical-
socialiste une majorité telle qu'il n'en avait jamais connu de
semblable : je ne crois pas exagérer de beaucoup en estimant de
mémoire la part du Bloc, avec les socialistes unifiés, à 400 sièges
environ. C'est dire que ce parti eût pu tout ce qu'il eût voulu;
54 REVUE DES DEUX MONDES.
mais on vit clairement, dès lors, qu'il savait mieux ce qu'il ne
voulait pas, ou ce dont il ne voulait pas, que ce qu'il voulait.
M. Sarrien, questionné sur l'opportunité d'une réforme électo-
rale, avait répondu indistinctement. Non point qu'il n'eût pas
d'opinion : il en avait, au contraire, une très ferme, une opinion
du fond de l'âme, et je ne bouleverserai pas la psychologie
en disant que cette âme avait de la peine à s'évader de l'arron-
dissement. L'antique scrutin de liste majoritaire paraissait dan-
gereux à M. Sarrien, surtout en ce que, s'il était rétabli, il y
aurait toujours un député par département, le plus influent ou
celui qui serait jugé tel, sur qui tomberaient toutes les corvées,
à qui incomberaient toutes les charges du métier, et ce serait
toujours le même qui serait tué par les courses dans les minis-
tères. Or, le plus influent, pour le département de Saône-et-
Loire, et même quelques départemens voisins, M. Sarrien, malgré
sa modestie, se laissait aller à le nommer en ses confidences.
Quant à la représentation proportionnelle, c'était, à son avis,
une invention bizarre, et comme une vision cornue. Quel diable
venait ainsi troubler la possession paisible, la bonne petite pro-
priété, le bon petit fief que les vieux serviteurs de la démocratie
étaient en train de tailler, chacun chez soi, aux familles d'authen-
tique noblesse républicaine? Voilà que, par la faute de ces mé-
contens, la politique n'allait plus être une carrière ! Mais, en
retour, qu'il allait être malaisé de se maintenir ! Plus de majo-
rité certaine ou durable : les minorités, des coalitions, maîtresses
de tout. A la seule pensée de ce qui pourrait alors arriver,
M. Sarrien se sentait défaillir; il passa la main à M. Clemenceau.
Je ne gagerais pas que M. Clemenceau n'eût jamais prévu
qu'un jour viendrait où M. Sarrien fatigué lui passerait la
main. 11 n'est même pas bien sûr que, déjà, ministre de l'Inté-
rieur dans le cabinet Sarrien, M. Clemenceau ne se soit pas,
une belle nuit, vu en songe président du Conseil dans le mi-
nistère suivant, le sien, et qu'il n'ait pas, dès ce moment, comme
il est naturel aux hommes, commencé à vivre son rêve. Mais
le fait est qu'il parut être de ceux dont on peut dire que la For-
tune ne les surprit point. Après avoir passé un quart de siècle
à démolir des gouvernemens, tout à coup et tout de suite il se
découvrit une vocation de gouvernement; bien plus, il décou-
vrit le gouvernement, ses devoirs, ses difficultés, et ses condi-
tions nécessaires. A soixante-cinq ans, il se jeta dans ce sentier
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 55
de la verlii parlementaire, de son pas allègre, avec son air
crâne, le chapeau sur l'oreille et la canne haute, ainsi qu'il
avait coutume d'aller par d'autres chemins. Cette pointe de pa-
radoxe dont il a toujours eu la coquetterie de relever ses dis-
cours et ses actes, ce besoin d'emporter les applaudissemens de
la galerie et ce goût d'étonner le bourgeois; le rouge dont cet
aristocrate démagogue souligne, avive et corrige la monotonie
de l'habit noir sans trop regarder si c'est au talon qu'il le met
ou ailleurs, et, pour tout dire d'un mot, ce qu'il s'est greffé de
Parisien sur ce Français et ce qu'il reste de Montmartrois en ce
Parisien; ses habitudes, aussi, de polémiste, de journaliste qui
sait qu'il faut chaque matin frapper un coup si l'on veut con-
quérir et garder l'esprit public ; un instinct de la scène à faire
qui ne se trompe pas en le poussant secrètement vers le théâtre
et en lui révélant à lui-même une espèce de génie comique
et dramatique ; tout cela pouvait légitimement donner à
croire que le ministère qu'il formait et la politique que ce
ministère suivrait ne seraient pas un ministère et une politique
ordinaires. M. Clemenceau, en effet, confia, d'entrée de jeu, le
portefeuille de la Guerre au général Picquart'. Pourquoi? Pour
bien des raisons, sans doute, dont quelques-unes tiennent au
mérite du général Picquart, et quelques autres, peut-être, aux
sentimens que leur confraternité d'armes dans une bataille
récente avait fait naître en lui, mais dont la principale demeure
que pas un autre président du Conseil ne se fût avisé de le
faire, et qu'il fallait être M. Clemenceau pour y penser. Si hardi
dans le choix des hommes, comment imaginer que M. Clemen-
ceau, étant M. Clemenceau et en situation de l'être plus pleine-
ment qu'il ne l'avait jamais été, hésiterait, reculerait et se déro-
berait devant la nouveauté des choses? On lui fit tout d'abord
crédit, parce qu'avec l'ardeur de son sang, il avait pris le départ
dans la course, comme pour sauter l'obstacle. La déclaration
qu'il lut aux Chambres portait en propres termes : « l'élargisse-
ment du suffrage. » Mais « l'élargissement, » c'était vague; et,
par exemple, on pouvait élargir le suffrage en conférant aux
femmes le droit de vote ; de même on pouvait élargir, sinon le
suffrage, au moins le mode de scrutin, en substituant le scrutin
de liste au scrutin uninominal, vju'est-ce au juste que le gou-
vernement entendait par là? La plus grande chance de le savoir
semblait être d'aller le demander à M. Clemenceau
56 REVUE DES DEUX MONDES.
Entre temps, dans la courte session de juin-juillet, la
Chambre de 1906 avait nommé sa Commission du sufTrage uni-
versel, composée, comme la précédente, de 22 membres, mais
sur lesquels on comptait cette fois 16 ou 17 proportionnalistes-
Je dis 16 ou 17, parce que le dix-septième, après s'êlre déclare
personnellement partisan du scrutin de liste pur et simple, avait
été conduit à ajouter qu'il avait reçu de son bureau mandat de
voter la représentation proportionnelle. Le président, les vice-
présidens et les secrétaires de la Commission se transportèrent
donc à la place Beauvau et, sans ambages, sans circonlocutions,
posèrent la question au président du Conseil : qu'avait-il voulu
dire par l'élargissement du suffrage? Un autre eût répondu
tout bonnement et n'en eût point fait plus d'affaires : « le vote
des femmes, » ou « le scrutin de liste, » ou ceci, ou cela. Mais
M. Clemenceau ne se contente pas de si peu. Il lui faut plus de
chaleur et de couleur. A la différence du personnage de Molière
qui,
... jusques au bonjour, vous dit tout à l'oreille,
lui, il vous dit tout à pleine voix, de sa voix tranchante et cou-
pante, qui coupe et qui tranche jusqu'à : « Ni oui ni non, »
jusqu'à : « Je ne sais pas ; » et il vous le dit en dardant sur
vous des yeux sincères, la main sur le cœur, avec des sermens.
« Je vous donne ma parole d'honneur, nous dit-il, que je veux
le scrutin de liste, et que je le ferai [extrait des procès-verbaux
de la Commission). — Et la représentation proportionnelle? —
Ja ne sais pas, je ne connais pas, je verrai. » Ici s'arrête le
dialogue officiel; mais ce n'est pas trahir un grand secret que de
le compléter par la phrase sur laquelle nous nous séparâmes :
« Je ne sais pas, mais je ne demande qu'à savoir. Nous pren-
drons rendez-vous. Vous m'expliquerez votre affaire. »
Ainsi, le président du Conseil ne disait pas encore : « Je ne
comprends pas, » mais seulement : « Je ne connais pas; ce ne
sont pas des choses de mon temps. On ne s'en occupait pas dans
ma jeunesse. » En quoi M. Clemenceau se calomniait, oubliant
que précisément, dans sa jeunesse, il avait traduit John Stuart
Mill; non pas, c'est vrai, le Gouvernement représentatif, où Mill
expose et commente en un chapitre enthousiaste le système de
Thomas Hare, mais tout de môme il est difficile d'admettre
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 5/
qu'on puisse traduire un ouvrage quelconque d'un auteur dont
on ignorerait entièrement les idées maîtresses.
Pour nous, qui ingénument n'aperçûmes sur le coup, dans la
réponse du président du Conseil, que le désir de s'informer mieux,
plus ingénument encore nous sollicitâmes le rendez-vous par lui
proposé. Nous le sollicitâmes à plusieurs reprises, je puis dire
bien des fois, puisque je retrouve la trace écrite de sept de ces dé-
marches, qui se placent par ordre chronologique : la première,
celle dont il s'agit ci-dessus, le 11 novembre 1906, les autres,
le 6 mars, le 4 juillet, le 11 novembre 1907; les 5, 8 et 26 fé-
vrier 1909. Toute l'année 1908 fut remplie de nos instances; du-
rant toute cette année, il ne s'écoula presque pas une semaine,
en tout cas, pas un mois sans que nous revenions à la charge.
Efforts aussi persistans que vains : à notre lettre du 4 juillet 1907,
le président du Conseil répondit quand la Chambre fut partie en
vacances, le 12 ou le 13 juillet; rendons-lui pourtant ce témoi-
gnage qu'il le fit en homme à la fois pressé et poli, par un
petitbleu et un autographe. Il répondit ensuite le 16 janvier 1908,
en nous envoyant son sous-secrétaire d'Etat, M. Maujan, à qui
nous parlâmes « de la liberté et de la sincérité du vote » et qui
nous parla « de la corruption électorale; » mais si nous lui
avions parlé de la représentation proportionnelle, M. Clemen-
ceau en eût bien ri ! Le 7 février 1909, le président du Conseil,
pour clore un débat un peu trop protocolaire, mais qu'il avait
lui-même provoqué, sur le point de savoir si c'était à lui de se
rendre devant la Commission ou à la Commission de se rendre
chez lui, voulait bien m'annoncer qu' « il viendrait lorsqu'il
pourrait porter l'avis du gouvernement, ce qui ne saurait
tarder, » et il nous en renouvelait l'assurance le 2 mars en
termes non moins courtois, mais non moins dilatoires. Or l'inci-
dente de rien du tout, par où finit ce bon billet, cet engagement
dégagé, cet engagement-dégagement : « ce qui ne saurait tarder »
est admirable, et bien des gens qui font profession d' « humo-
ristes » en revendiqueraient l'honneur î C'est admirable, à cette
date, mars 1909; alors que mon rapport avait été repris dès le
2 juillet 1906, alors que le rapport de M. Etienne Flandin était
aux mains de tous, et des ministres, par conséquent, depuis le
22 mars 1907; à la veille même du jour où le rapport supplé-
mentaire de M. Varenne, remplaçant M. Flandin élu sénateur de
l'Inde, allait être déposé; à ce moment-là, M. Clemenceau en
58 REVUE DES DEUX MONDES.
était encore à promettre d'apporter à la Commission l'avis du
gouvernement, quand le gouvernement aurait un avis !
Cependant, depuis plus de deux ans nous étions entrés en
campagne. Outre l'obscur travail de la Commission, des cou-
loirs et des antichambres, nous avions tiré la réforme au
grand jour. Forts de cette double conviction qu'une question
comme celle-là, qui, touchant au recrutement de la Chambre,
touchait à l'existence même de beaucoup de députés, ne serait
point résolue au dedans sans une pression énergique du dehors,
et que cette question qui, étant avant tout une question de jus-
tice, intéresse également tous les partis, devait être résolue par
l'accord, par l'action de tous les partis, nous avions entrepris et
nous menions à travers le pays tout entier, entre hommes de
toutes les opinions politiques, une agitation constamment gran-
dissante. Avant la première réunion, qui eut lieu le 3 mars 1907
à Paris, dans la salle des Sociétés savantes, nous n'étions pas
très rassurés : il y avait à craindre et la surprise de l'auditoire
à qui allait s'ofîrir une « troupe » aussi bigarrée, et l'habitude
que les orateurs ici rassemblés au service de la même cause
avaient prise à la Chambre de ne se rencontrer que pour se
combattre. La surprise du public fut visible, mais le succès dé-
passa nos espérances, et la surprise elle-même, l'inattendu du
spectacle, ne fut peut-être pas le moindre élément du succès.
Les orateurs les plus justement réputés de l'extrême droite à
l'extrême gauche, de M. Denys Cochin à M. Jaurès, et de
M. Lasies à M. Willm, ne marchandèrent point leur concours.
Nous eûmes peu de radicaux, mais ils étaient de marqua :
M. Ferdinand Buisson, M. Messimy, qui opposèrent aux objur-
gations, aux récriminations de leurs amis une fermeté impertur-
bable, et qui eurent le bon esprit de sourire lorsque d'autres
eurent le petit esprit de les accuser de se compromettre avec « la
réaction. » Nous tînmes de la sorte ensemble près de quatre-
vingts grandes réunions où le plus remarquable fut sans doute
que jamais un orateur ne laissa échapper un mot qui pût, à
aucun degré, être choquant pour un autre, et que les auditoires,
par contre-coup, se mirent immédiatement au ton. M. Denys
Cochin fit ainsi, au cœur du Clichy révolutionnaire, et devant
une assistance presque exclusivement formée d'ouvriers, profes-
sion solennelle de catholique croyant et pratiquant; et je ne dis
point seulement pas une protestation, mais pas un murmure ne
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 59
s'éleva. Inversement, M. Buisson s'adressa à des catholiques
sans que personne lui reprochât ni les lois scolaires ni la sépa-
ration. Dans l'instant où la Commission négociait avec M. Cle-
menceau pour l'entendre et se faire entendre de lui sur la réforme
électorale, tout le pays était plein du bruit de cette réforme;
tous les journaux en avaient fait le thème quotidien de leurs
articles; plusieurs centaines de milliers de citoyens étaient
venus nous écouter, des brochures, des tracts, des feuilles de
démonstration avaient été répandus ou allaient bientôt l'être
par millions d'exemplaires. Fallait-il croire que seul en
France, malgré tous ses agens et tous ses informateurs, malgré
toutes les oreilles et tous les yeux qu'il a partout, le gouverne-
ment en était réduit à chercher ce que pouvait bien être la
représentation proportionnelle?
Puisque la Commission se trouvait impuissante à l'amener
devant elle, il ne nous restait qu'une ressource : nous passer de
lui et forcer la discussion. Certes, la partie était périlleuse, car
il n'y a guère d'exemple nulle part qu'une réforme électorale se
soit jamais faite sans le gouvernement, et bien moins encore
contre lui. Mais on pouvait toujours discuter, on n'avait le
choix qu'entre cela et rien; si peu que ce fût, c'était pourtant
un peu plus que rien ; c'était encore du bruit, tombant d'une
tribune d'un retentissement incomparable ; c'étaient, en un seul
lieu et en un seul jour, mille réunions par-dessus les quatre-
vingts que nous avions données. Nous avions pris la précau-
tion, atout hasard, de faire inscrire la réforme électorale à l'ordre
du jour de la Chambre, aussitôt après le dépôt du rapport de
M. Flandin. Le 12 novembre 1908, nous demandâmes que ce
rapport fût discuté; on s'en tira évasivement. Je le demandai de
nouveau le 11 mai 1909 : cette fois, M. Modeste Leroy, l'un des
défenseurs acharnés du scrutin d'arrondissement, vint dire qu'il
était d'accord avec M. Clemenceau pour demander de préférence
la discussion de la proposition de loi sur le statut des fonction-
naires. A la vérité, M. Clemenceau, présent, nia le concert, mais
faiblement, sans insister, et comme M. Labori plaidait pour le
projet de réforme des conseils de guerre, M. Modeste Leroy s'y
rallia sur l'heure, M. Clemenceau en fît autant, et tous deux
se retrouvèrent d'accord, au moins dans le plaisir d'avoir évité
la discussion de la réforme électorale. Mais l'affaire des conseils
de guerre ne pouvait traîner éternellement; et nous avions
60 REVUE DES DEUX MONDES.
plus de patience que le ministère n'avait d'éternité. Six semaines
plus tard, le 25 juin, troisième sommation. M. Clemenceau,
piqué, donna de sa personne. Quand je dis qu'il donna! Il se
fit tout petit, accommodant, passif, bénin, se bornant à expri-
mer, à esquisser plutôt, moins qu'une opinion, un désir, un
vœu. Question : « Le gouvernement veut-il, oui ou non, la dis-
cussion de la réforme électorale ? » Réponse, à deux reprises :
« Il l'espère, » ou : « Il la souhaite! » Impossible de le faire
bouger de là ! Le bêlement d'Agnelet dans la Farce de maître
Pathelin! Le seul point que le président du Conseil distinguât
alors nettement, la seule vérité qu'il crût, c'était qu'il fallait
« d'abord mettre à l'ordre du jour la discussion du rapport de
la Commission d'enquête sur la marine. » — Et moi, je crois
que M. Clemenceau serait maintenant facilement d'accord avec
nous pour convenir qu'en cette occasion il a manqué de pré-
voyance.
En attendant, une dizaine de jours avant sa chute, dans la
séance du 12 juillet, interpellé sur sa politique générale, le
président du Conseil ne put s'abstenir de toucher à ce sujet où
il affectait d'autant plus de froideur qu'il le sentait plus brû-
lant. Il le fit en sautillant, en voletant, selon sa manière,
mélange de plaisant qui ne dédaigne pas d'être drôle et de
sérieux commandé qui aspire à être profond. Il proclama, aux
rires répétés de la Chambre, que « s'il eût été possible, en
temps utile, de présenter une loi sur la réforme électorale, il
l'aurait fait volontiers, » mais que « l'ordre du jour avait
toujours été très chargé ; » qu'il est indispensable que « l'action
électorale et l'action administrative s'exercent dans les mêmes
cadres ; » qu'il n'était pas « disposé à courir, pour la Répu-
blique, pour la France, une aventure aux élections prochaines; »
et que, pour tous ces motifs, quoique obstinément fidèle en
principe au scrutin de liste qui demeurait sa doctrine, il enten-
dait, comme président du Conseil, dans l'intérêt du parti répu-
blicain, garder le scrutin d'arrondissement. » — En ce qui
concerne la représentation proportionnelle, sur laquelle, disait-il^
il est courtois et même politique de s'expliquer, toute l'explica-
tion consistait à essayer de s'en défaire par un croc-en -jambe. 11
n'y avait plus, pour nous, qu'à conclure dans la Chambre et à
repartir dans le pays. Dans la Chambre, notre conclusion fut :
« Vous pouvez enterrer la réforme sous vos banquettes, mais
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 61
VOUS l'y enterrez vivante, et elle les fera sauter. Vous aurez les
élections de 1910 sur la réforme électorale, et les élections de
1914 avec la représentation proportionnelle. »
III
En somme, pendant près de trois ans que dura son ministère,
M. Clemenceau, qu'un mot n'a jamais arrêté, et qui, comme on
l'a dit d'an autre, « eût tué père et mère, plutôt que d'en
manquer un bon, » semble avoir parodié, bouche close, silen-
cieusement, à la muette, le fameux mot du président Dupin :
« Je ne veux rien, je fais ce que je veux. » Mais ce n'est qu'une
apparence, et il n'avait pas « dépouillé le vieil homme, » au point
de ne pas s'échapper de temps en temps en boutades révéla-
trices. Il en est quelques-unes que je serais bien embarrassé
de reproduire avec leur saveur un peu crue, mais il en est aussi
qui peut-être étaient plus que des boutades : « Malheureux ! me
dit-il un jour, vous voulez que les minorités soient représentées
et que la majorité gouverne? Vous voulez donc empêcher tout
progrès? Vous ne savez donc pas que, si jamais un gouverne-
ment a pu quelque chose, c'est parce que la majorité même
n'était pas représentée et qu'une minorité gouvernait. » Voilà
pourquoi M. Clemenceau, président du Conseil, le Clemenceau
seconde manière, le Clemenceau de gouvernement, tenait ferme
sur cette maxime qu'adoptent si facilement les jacobins nantis :
Quieta non movere. Ne point troubler l'eau qui dort.
Pendant près de trois ans que dura le ministère Clemen-
ceau, M. Aristide Briand, je l'avoue, me parut être dans des
dispositions d'esprit très différentes. A en juger par sa conver-
sation, celui-là savait ce qu'il voulait, et, croyant comprendre
qu'il voulait une réforme électorale, je croyais sentir, en mon
cœur, que cette réforme électorale, dans le sien, était la repré-
sentation proportionnelle. Me suis-je trompé alors? Ou se
trompait-il lui-même? N'aurais-je pas dû me rappeler que « les
cardinaux ne pensent pas du tout quand ils sont dehors comme
lorsqu'ils sont en conclave, » et bien moins encore comme
lorsqu'ils sont devenus pape? qu'entre l'héritier présomptif et
le roi, il y a la couronne, qui change les idées? et qu'en
général l'héritier présomptif veut, ou annonce, ou laisse entendre
qu'il veut tout ce que ne veut pas le roi régnant ? Quoi qu'il en
62 REVUE DES DEUX MONDES.
soity et quoi qu'on en puisse dire, M. Briand venait de rem-
placer M. Clemenceau de la même façon que M. Clemenceau
avait remplacé M. Sarrien. Ce fut pour beaucoup un joyeux
avènement. Son message de bienvenue, sa déclaration ministé-
rielle, promettait. Plus d'un s'imagina qu'il y passait comme
un souffle de renouveau, et plus d'un qui ne se croit pas, que
personne ne croit un naïf. Je me rappelle m'être trouvé,
quelques jours seulement après la formation du Cabinet, en
compagnie de M. Briand et d'un homme universellement
réputé pour sa suprême finesse, où l'air de la Gascogne et l'air
du boulevard ont mis et mêlé, au cours d'une vie longue et
pleine, tout ce qu'ils ont de plus subtil: « Si c'était pour chaus-
ser les vieux souliers de M. Combes, insinuait-il, ce ne serait
pas la peine d'être revenu de si loin ! » Et M. Briand approuvait
au moins d'un sourire. Nous, que la passion d'une grande cause
aveuglait peut-être, nous prenions aussitôt notre part de ce
sourire approbateur, et nous nous flattions d'y voir une sorte de
commentaire, autorisant toutes les espérances, à un texte que
sa nature, sa destination, les lois mêmes du genre, avaient
condamné à rester prudent. A présent que nous relisons le
document, à la lumière de ce qui est arrivé depuis lors, il
nous faut confesser qu'il n'y avait certainement rien dans le
texte et qu'il n'y avait sans doute pas tant de choses dans le
sourire. « La Chambre a décidé d'inscrire en tête de son ordre
du jour la réforme électorale, déclarait, le 27 juillet 1909, le
président du Conseil. Le gouvernement ne méconnaît ni l'im-
portance de la question, ni la nécessité du débat, mais il
n'échappe à personne qu'il ne peut prendre parti qu'après avoir
appuyé son opinion sur l'étude des faits. Dès maintenant, il
pense qu'il y aura lieu de mettre le pays en mesure de faire,
dans les élections municipales, l'essai méthodique d'un système
de proportionnalité. » Nous pouvions bien répondre : « Pour
la première fois en France, le gouvernement parle officiellement
de la représentation proportionnelle... La réforme électorale est
une de ces questions qu'il faut ou bien ne pas poser ou bien
résoudre. Elle est posée, elle sera résolue ; car nous avons avec
nous toute la France politiquement vivante et pensante, la plus
illustre élite et les masses anonymes averties par un sûr ins-
tinct. » Mais M. Briand répliquait: un débat, soit : « Le gouver-
nement sera au rendez- vous: il n'essaiera pas de biaiser, il
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 63
n'essaiera pas d'atermoyer, ce serait rendre un très mauvais
service à ce pays. Un moment viendra où il faudra dire: Voilà
ce que nous voulons, nous ne voulons pas autre chose. Cela,
nous vous le dirons! » Jusque-là, qu'on se garde « d'accabler
tel ou tel mode de scrutin par préférence pour l'un d'eux. »
Propagande, soit, mais méfiance! « Quand on voit les cam-
pagnes actuellement menées rapprocher des hommes des partis
les plus éloignés, on est obligé de convenir que c'est avant tout
une question de tactique qui se pose. » L'étude, soit; mais « avec
la préoccupation du régime et le désir très net de ne pas voir
affaiblir la majorité républicaine. » Ainsi, nous triomphions à
l'excès, nous triomphions à tort, cependant que le président du
Conseil, en répliquant, restreignait, circonscrivait, se reprenait,
se retranchait. De toute cette eau qui nous glissait entre les
doigts, quand nous serrions la main, qu'y restait-il? La possibi-
lité d'une. discussion, d'une étude, d'un essai. Unmol, le mot:
« proportionnalité » jeté, tombé au bout de la dernière phrase,
^omme la goutte qui emplissait notre verre : ce fut assez pour
•accorder au gouvernement le mérite et pour lui savoir gré de
« parler sérieusement d'une chose sérieuse. » Dans ce peu de
paroles même, il y avait du « pour » et du « contre, » des « oui »
et des « non; » dans cet exercice parlementaire, il y avait, à
droite et à gauche, des coups de balancier ; mais nous savions
qu'un ministère doit toujours se tenir en équilibre sur la corde
raide, et que souvent les yeux disent « oui, » quand la bouche
dit « non. » Nous regardions le président du Conseil dans les
yeux, — dans ces yeux étonnans, doux et durs, clairs et
sombres, fixes et mobiles. Bien que traités publiquement pres-
que en suspects, à cause de l'association entre nous formée
u d'hommes des partis les plus éloignés, » nous nous chargions,
par un redoublement de propagande, puisque aussi bien il
nous y invitait, de lui faire faire, pour suivre le pays, le reste
du chemin.
Et nous nous souvînmes encore du sourire des yeux, lorsque,
dans le fameux discours de Périgueux, le 10 octobre, après l'affir-
mation qui fit scandale : « A travers toutes les petites mares
stagnantes, croupissantes, qui se forment et s'élargissent un peu
partout dans le pays, il faut faire passer au plus vite un large
courant purificateur qui dissipe les mauvaises odeurs et tue les
germes morbides; » après avoir proclamé qu' « un changement
64 REVUE DES DEUX MONDES.
était nécessaire, » M. BrianJ pensa devoir donner, et le donner
sur notre dos, un nouveau coup de balancier, en précisant : « Un
changement est nécessaire, mais dans un pays averti, avec des
partis politiques préparés, de manière à éviter toute surprise; »
en accusant même : « Personne ne s'étonnera, je suppose, que
le gouvernement de la République tienne en suspicion les impa-
tiences fiévreuses de ceux qui ne s'intéressent à la réforme élec-
torale que par l'espoir d'ébranler la République; » et en mena-
çant, pour finir : « Nous n'avons pas à tenir compte de leurs
sommations. »
Une semaine ou deux plus tard, non point par la volonté
du gouvernement, mais parce que la Chambre l'avait « inscrite
en tête de son ordre du jour, » s'ouvrit la discussion des pro-
positions de loi, d'initiative parlementaire, tendant à instituer
le scrutin de liste avec représentation proportionnelle. Le pré-
sident du Conseil, qui s'était engagé à venir au rendez-vous, y
vint en efî"et le 28 octobre. Il s'était engagé aussi à dire ce qu'il
voulait et ce qu'il ne voulait pas. Il dit surtout ce qu'il ne vou;
lait pas; il ne voulait pas de réforme électorale, — aucune, —
avant les élections de 1910; et il n'en voulait pas, en considé-
ration de ce qu'il voulait : une majorité, sa majorité. En cette
formule violemment raccourcie, peut se résumer le discours
entier de M. Briand, dont voici le leitmotiv : « J'admets que vous
(les proportionnalistes) ayez raison. Ce n'est pas à la fin d'une
législature... etc. » On devine si cette musique devait plaire à
ceux qui tremblaient déjà de comparaître dans six mois devant
leurs juges et qui, ayant préparé leurs moyens, redoutaient
qu'au dernier moment on leur changeât leur tribunal ! Néanmoins,
et malgré ce discours où il déploya toutes les caresses de sa voix
au service de toutes les ressources de son art, quand on vota le
8 novembre, pour clore un débat mémorable, le scrutin de liste
fut d'abord adopté par 379 voix contre 142, la représentation pro-
portionnelle le fut ensuite par 281 voix contre 235. Un pas de
plus, et c'était fait. Si la Chambre, qui venait d'adopter séparé-
ment le scrutin de liste et la représentation proportionnelle, les
adoptait l'un et l'autre, au vote sur l'ensemble de l'article, la
réforme électorale était faite, à moins qu'on ne réussît à la faire
chavirer sur une disposition de détail; mais le préjugé en sa
faveur était solidement et peut-être définitivement créé.
M. Briand, je le crois saris peine, ou plutôt je le sais de source
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 65
sûre, eut une minute de perplexité. Pendant le pointage auquel
donna lieu le deuxième scrutin, un de ses collègues du Cabinet
l'exhorta : « Vous pouviez hésiter tant qu'il était douteux que
la représentation proportionnelle trouvât ici une majorité; mais
la majorité y est, elle n'est pas à faire, elle est faite : il n'y a qu'à
la ramasser. Marchons! » Mais d'autres, les plus marquans et
les plus agités du parti radical et radical-socialiste, rejoignirent,
à cette minute même, assaillirent le président du Conseil : « Vous
allez tout de suite monter à la tribune et déclarer que vous ne
voulez, à aucun prix, d'aucune réforme applicable aux élec-
tions prochaines, ou nous vous renversons incontinent. » Et
M. Briq,nd, qui « n'avait pas à tenir compte des sommations »
des partisans de la représentation proportionnelle, probablement
parce qu'ils ne lui en faisaient pas, tint aussitôt compte de celle-ci,
qui lui était faite en plein visage. Il monta tout de suite à la
tribune, comme on l'en sommait, et, comme on l'en sommait,
posa la question de confiance contre la réforme électorale. Une
soixantaine de « toupies hollandaises » tournèrent, qui pour
sauver le ministère et qui pour se sauver soi-même. Songez
donc! « Le gouvernement persiste à penser que le vote immé-
diat de la réforme créerait une situation grave et dangereuse pour
le parti républicain. La pratique de la représentation proportion-
nelle veut des partis organisés : or, le moins préparé, le moins
organisé (M. Briand, le 28 octobre, avait dit : le plus effiloché),
est le parti qui avait depuis dix ans bénéficié de la confiance
croissante du pays, c'est-à-dire la majorité républicaine. » A cette
heure, elle ne pourrait « tirer tout le parti désirable de la ré-
forme. » Pourtant, c'est pour elle et par elle que la réforme,
quand elle sera prête, devra se faire. « Ce sera le devoir de la
majorité républicaine, ce sera son honneur de se saisir de ce
problème. » Mais seulement, quand « le parti républicain » sera
prêt, pas maintenant. Maintenant, ce n'était pas encore le devoir
et l'honneur, ce serait une faute: « Nous n'avons pas le temps;
non, non et non! » Cette intervention chirurgicale coupa le
pied à la réforme, qui ne recueillit plus que les voix de
225 héros. A l'issue de la séance, je rencontrai, entre deux portes,
le président du Conseil, tiré d'afTaire, mais peu glorieux. Je ne
lui fis, comme on le soupçonne, qu'un assez aigre compliment,
« Voyons! voyons! patience! me dit-il; puisque je vous garantis
que la réforme se fera, et que c'est moi qui la ferai ! »
TOME II. — 1911. K
66 REVUE DES DEUX MONDES.
Le langage que M. Briand avait tenu à la Chambre, on lui
doit cette justice de reconnaître qu'il le tint à ses électeurs, en
leur demandant leurs suffrages : « Le scrutin d'arrondissement
est devenu trop étroit pour contenir les aspirations du pays et
permettre les réformes d'ordre administratif et judiciaire indis-
pensables à la prospérité et à la grandeur de la France. Il est de
toute nécessité que la Chambre prochaine réalise cette réforme,
et qu'elle s'assoie (ou : l'assoie) sur de larges bases. C'est au
parti républicain, qui a la garde et la responsabilité du régime,
qu'il importe, après la consultation du pays, de se saisir lui-
même d'un problème qui touche de si près aux destinées de la
République. Mais il faut se garder de tout empirisme et se défier
des paroles tranchantes et décisives qu'on promène à travers le
pays comme le remède infaillible à tous les maux, remède qui
doit, dès le lendemain de son application, renouveler la société. »
Le couplet ordinaire sur « le bloc enfariné qui ne dit rien qui
vaille » (et c'était nous, sans nulle vanité !) n'était même pas omis,
non plus que l'ouverture, pour demain ou après-demain, d'une
perspective immense, où se perdait lepauvre petit point de la repré-
sentation proportionnelle : « La chose essentielle, à mon avis, c'est
d'élargir le scrutin. Au besoin, il conviendrait même de ne pas
s'arrêter aux limites de certains départemens trop étroits. En un
mot, il faut l'établir en vue d'une réforme administrative cor-
respondante. » {Discours de Saint-Chamond, 10 avril 4910.)
Le pays, consulté, fit entendre qu'il sentait ce qu'il y avait
de sain dans l'idée de la représentation proportionnelle ; qu'il
était las d'être traîné dans la vase des « mares stagnantes ; »
qu'il attendait et qu'il appelait le « grand courant purificateur. »
Il le fit comprendre clairement, le cria aussi haut et aussi fort
qu'il le pouvait, par 4 442 000 voix. C'est le chiffre même du
gouvernement. La statistique, dressée par lui et communiquée
aux journaux, annonça 272 députés partisans de la représen-
tation proportionnelle et 88 partisans d'une réforme électorale
moins franchement déterminée, contre 35 partisans, seulement,
du statu quo, 33 partisans de la péréquation des circonscriptions
au scrutin uninominal, et 64 partisans du scrutin de liste pur
et simple. 94 candidats élus avaient fait mine de ne pas savoir
que la question était posée. Nos chiffres, à nous, diffèrent un
peu. D'abord plus forts, puisque nous arrivions à près de 5 mil-
lions de suffrages, l'examen minutieux des professions de foi
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 67
et engagemens électoraux nous obligerait à les ramener à
243 députés, partisans déclarés de la représentation proportion-
nelle, et 75 partisans d'une réforme électorale ; en revanche,
162 députés n'ont rien écrit, dont une bonne moitié nous a
donné des gages de dévouement non équivoques. Encore est-il
à noter que le recueil des professions de foi, le Barodet, — du
nom de son inventeur, — ne contient, pour chaque député,
qu'un seul document, celui qui est considéré comme son affir-
mation de principes, et comme tel transmis par les préfets au
ministre, puis par le ministre à la Commission. Mais, pour
combien d'élus du premier et surtout du second tour la repré-
sentation proportionnelle n'a-t-elle pas été, plutôt qu'une
question de principe, une question d'élection, qui n'a point fait
l'objet d'une déclaration solennelle, mais n'en a pas moins
provoqué de leur part un engagement, écrit ou oral, public ou
semi-public, dont il ne leur saurait être, dont il ne leur sera pas
permis de se délier? Ce qui est incontestable, c'est que le groupe
parlementaire de la représentation proportionnelle et de la ré-
forme électorale, à peine reconstitué, compta dans la nouvelle
Chambre 318 adhérens, et que les élections partielles, ou des
adhésions plus récentes, ont porté ce nombre à 329. Ce qui est
certain encore, c'est que, lors de la nomination de la Commission
du suffrage universel, 236 députés, malgré les animosités de
partis et peut-être les antipathies de personnes, votèrent inté-
gralement pour la liste proportionnaliste, où figuraient des
hommes de tous les partis. Les nutres, entre 236 et 329, ou étaient
en congé, ou s'abstinrent, ou bien s'abandonnèrent à quelque
fantaisie, mais on n'en relèverait pas plus de 26 qui se soient
sciemment ou innocemment livrés à un panachage inquiétant.
Or, qui de 329 ôte 26, il reste 303, c'est-à-dire la majorité. Et
une majorité républicaine, puisque M. le président du Conseil
tient à ce que c'en soit une qui prenne la charge de la réforme.
Je n'oublie pas qu'après le premier tour de scrutin, une feuille,
qui passe pour lui être attachée, publia des graphiques tendant
visiblement à établir que la plupart des élus proportionnalistes
de ce premier tour étaient des réactionnaires, tandis que la plu-
part des antiproportionnalistes étaient des républicains : lisons,
s'il vous plaît, des radicaux-socialistes et socialistes indépendans,
ce qui, dans l'intention du rédacteur, n'était pas fait pour accroître
les chances des proportionnalistes au second tour, ni la consi-
68 REVUE DES DEUX MONDES.
dération que valait la représentation proportionnelle. Mais, après
tout, les bureaux de la Petite République ne sont pas ceux du
ministère de l'Intérieur, et M. Gaston Cagniard n'est pas
M. Aristide Briand. La presse, à peu près unanimement, con-
stata la victoire de la réforme électorale. Le Temps du 26 avril
disait : « Un fait résulte de cette première rencontre, et il est
même le plus clair : c'est que la réforme électorale a obtenu dans
le pays une énorme majorité, et, parmi les moyens préconisés
pour l'accomplir, le scrutin de liste avec représentation propor-
tionnelle est manifestement celui qui réunit le plus d'adhé-
sions. » Et le Temps du 10 mai: « Si la réforme électorale
avait, dès le premier tour, tenu une grande place dans les décla-
rations des candidats, que dire de celle qu'elle a occupée dans la
dernière phase de la bataille électorale? Il est tel arrondisse-
mentier jugé impénitent, qui, sentant le sol se dérober sous
lui, s'est résigné, lui aussi, pour essayer de se sauver, à «s'accro-
cher » à cette réforme. D'ores et déjà, il est certain que la
Chambre ne pourra se soustraire à l'obligation d'examiner et de
trancher favorablement la question. Les proportionnalistes, qui
ont tant de raisons d'être satisfaits de ces élections, lui rappel-
leront au besoin son devoir. » De son côté, le Mati?i, après avoir
remarqué : « Les grands vainqueurs, d'une façon générale,
semblent être les proportionnalistes. Nulle part, on ne signale
de défaites subies par eux et partout ils remportent des succès;»
le Malin jetait les « dernières pelletées sur un cadavre. » Le
cadavre était le scrutin d'arrondissement, noyé, asphyxié dans
la « mare stagnante. » M. Briand avait exprimé le vœu que le
pays parlât : le pays avait parlé. Ce que, de loin et dans son
bourdonnement confus, le suffrage universel s'était accordé à
lui répondre, il était difficile qu'il ne l'entendît pas, d'autant
plus que, tout près de lui, la voix familière, encore qu'aux
accens parfois un peu âpres, de M. Millerand le répétait : « Il est
temps que la politique républicaine se développe dans un
régime assaini par une réforme électorale dont jamais avec plus
d'évidence n'apparut la nécessité. » Dans le train qui, le mardi
matin, emmenait les ministres à Bambouillet, pour leur premier
Conseil après le renouvellement de la Chambre, M. Briand se
décida : « Il faut, dit-il, faire quelque chose. »
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 69
IV
M. Briand se décida sans se décider, comme il se| décide.
Est-ce qu'on pourrait dire de lui ce qu'on a dit, en Espagne,
de Sagasta, qu'il aimait mieux changer d'opinion, en les rece-
vant toutes faites, que de se fatiguer à s'en faire une et à la
défendre? On ne pourrait, dans tous les cas, depuis la formation
de son second Cabinet, lui reprocher d'être, ainsi que Canovas
le disait de Tautre : « la plus petite quantité possible de prési-
dent du Conseil des ministres. » Ce Cabinet n'est-il pas composé
de telle sorte qu'il y détient à peu près tous les portefeuilles,
et qu'il y tient à peu près tous les rôles, outre le sien? Mais il
n'importe, et de jouer tant de rôles à la fois, n'est point pour
épouvanter un homme qu'on a, par manière de compliment,
appelé « un monstre de souplesse, » un homme qui, s'amusant
à se peindre lui-même, s'est qualifié, — et il en était fier, — un
homme qui « s'adapte, » un « homme de réalisation. » A la
vérité, ce n'est pas chose très difficile de changer d'opinion,
quand on n'en a pas d'arrêtée, de s'adapter quand rien ne vous
a situé ni fixé nulle part, et de réaliser quand il vous est indif-
férent de savoir quoi. Or, M. Aristide Briand, avec toutes ses
qualités, qui ne sont pas médiocres et dont quelques-unes sont
éminentes, est certainement tout l'opposé d'un doctrinaire: on
ne le blessera guère en lui refusant ce titre qu'il ne revendique
pas, si même il ne le repousserait. Ce n'est pas l'homme d'une
idée, — il estime peu ces maniaques, — et ce n'est pas un
homme à idées : il n'a que des pensées de tribune. Ce n'est
pas l'homme d'un travail assidu, d'un travail « assis, » et ce
n'est pas encore de lui qu'on dirait : « Il reste à sa table; » on
ne se souvient pas qu'il ait jamais eu de longs tête-à-tête avec
les livres. C'est un péripatéticien, qui s'instruit, assure-t-on, en
réfléchissant, et qui réfléchit en déambulant; sa promenade même
a l'allure d'une flânerie, mais il faut croire qu'elle est médita-
tive. Ses biographes officieux (un premier ministre retrouve
toujours de vieux camarades) sont dans l'extase, lorsqu'ils songent
seulement à la provision de desseins mûrement pesés, de solu-
tions fines et de subtiles combinaisons qu'il est capable de rap-
porter d'une partie de pêche à la ligne. Cet exercice hygiénique,
en effet, caractérise bien sa manière; et, par exemple, son geste
70 REVUE DES DEUX MONDES.
favori d'orateur est le geste du pêcheur qui promène son fil :
ainsi ses mains vont et viennent, d'un bout à l'autre de l'assem-
blée, attrapant, traînant et ramenant les assentimens. La supé-
riorité de M. Briand, à la tribune, est faite d'autre chose encore
sans doute, mais de ceci d'abord qu'il n'est jamais préoccupé
de ce qu'il veut dire à la Chambre, et qu'il l'est continuelle-
ment de ce que la Chambre veut qu'on lui dise, de ce qu'on
doit lui dire dans la minute même où il lui parle, et qu'on n'eût
pas pu lui dire la minute d'avant, et qu'on ne pourrait plus lui
dire la minute d'après. Il a, au plus haut point, le sens de
l'opportunité du discours, des attitudes et des inflexions de
voix; il sent, au moment précis, quand il convient de flatter,
d'ironiser, de vitupérer, d'adjurer, d'aller chercher l'émotion
dans les profondeurs. C'est une intelligence aussi peu cérébrale
que possible, une intelligence tactile; M. Briand comprend avec
le bout des doigts, comme certains insectes sentent avec les
antennes. Tout cela en ferait assez pour qu'on pût conclure, à
sa louange, qu'il est « grand connaisseur de l'occasion, » s'il
n'avait, coup sur coup, en deux circonstances au moins, laissé
échapper de belles occasions d'être plus qu'an politicien habile»
d'être un homme d'Etat hors de pair dans le lot qui s'étale à
notre choix. On s'accorde à reconnaître que M. Briand parle
très bien, mais, quelque remarquable qu'il soit lorsqu'il parle,
il l'est beaucoup plus encore lorsqu'il écoute. Il écoute admira-
blement, avec une puissance d'attention, une intensité et comme
une volonté d'absorption incomparable ; seulement, il écoute de
plusieurs côtés en même temps, et, alternativement, il entend
mieux d'un côté que de l'autre, ainsi qu'il fit, le 8 novembre 1909j
entre M. Millerand et M. Berteaux, entre les proportionnalistes
et les « arrondissementiers. » Des collaborateurs intimes qui se
disputent sa faveur, — et nul ministre n'en eut plus que lui, —
aucun ne peut se vanter de posséder « les deux clefs du cœur
de l'empereur Frédéric, » mais chacun du moins en a une, et
chacun l'ouvre tour à tour. Le malheur est, avec ces natures-là,
qu'on pourrait prendre pour de la duplicité ce qui, chez elles,
n'est que de la coquetterie, pour de la coquetterie ce qui n'est
que de l'irrésolution, et pour de l'irrésolution ce qui n'est que
de la nonchalance. C'est aussi que, cette espèce d'hommes d'Etat
improvisés et improvisateurs connaissant peu les questions par
eux-mêmes et n'aimant pas à les apprendre, on a rarement
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 71
afîaire à eux-mêmes; sous leur nom, par leur bouche, l'un pro-
pose, l'autre se dérobe, l'un donne, l'autre retient, et tout le
monde finit par être dupe d'un prétendu excès d'adresse où le
dupeur est peut-être le premier dupé.
<( Adapté )) sans retard à la situation parlementaire telle
qu'elle paraissait définie par les élections législatives, M. Briand,
conformément à la promesse faite en prenant contact avec la
nouvelle Chambre, déposa, le 30 juin 1910, un projet de loi
« portant modification aux lois organiques sur l'élection des
députés. » Qu'est-ce que ce projet, et que vaut-il? Depuis huit
mois qu'il est livré aux controverses, et que pas un jour ne s'est
écoulé sans qu'on m'en parle ou que j'y pense, j'en ai entendu
dire tant de choses, deviné ou soupçonné, si ce n'est (auquel
cas, je m'en accuse) imaginé tant d'autres, que j'aurais peur, le
jugeant aujourd'hui, de ne pas le juger impartialement. Je pré-
fère me reporter à mes premières impressions : voici donc ce
que j'écrivis dans la marge, le soir même où je le reçus :
« Ce n'est pas ici le projet d'un gouvernement préoccupé
de résoudre une des plus grandes questions politiques, la plus
grande peut-être qui se pose dans l'Etat moderne. Le ton dont
l'exposé des motifs du projet de loi parle de la « théorie » et
des « théoriciens, » d'« hypothèses purement théoriques, » auto-
rise sans doute à en faire la remarque. Et les théoriciens n'en
seront point étonnés: à vrai dire, ils s'y attendaient bien un
peu ; ils ne retiennent pas beaucoup l'attention de M. le prési-
dent du Conseil, qui est un homme pratique, « un homme de
réalisation. » Ils veulent philosopher, M. le président du Conseil
veut vivre, et cela met entre eux et lui de la distance.
« Théorie et théoriciens à part, le projet de loi est en somme
tel que pouvait le présenter un président du Conseil qui se
trouve avoir à ménager, dans son ministère même (il s'agissait
de l'ancien), les opinions les plus diverses, pour ne pas dire les
plus opposées : proportionnalistes invétérés et ardens ; propor-
tionnalistes récens, mais ébranlés; partisans du scrutin de liste
touchés par la sécurité que donne aux gens en place le bon vieux
scrutin d'arrondissement ; partisans du scrutin d'arrondissement
que la force des choses convertit, malgré eux, au scrutin de
liste. (Maintenant, c'est plus simple : M. Briand, voulant la
réforme électorale, a composé son second ministère d'hommes
politiques qui, pour la plupart, ne la veulent pas; qui, du
72
REVUE DES DEUX MONDES.
'moins, ne la voulaient pas avant de vouloir être ministres; mais
ils se seront, eux aussi, « adaptés; » et du reste M. Briand,
ne l'oublions pas, est, dans ce second Cabinet, un peu omni-
ministre.)
« Le projet de loi est tel entin qu'il s'imposait à un gouver-
nement qui, en face d'une Chambre nouvelle, hésite, tâtonne,
cherche sa majorité et ne sait pas encore très exactement où
elle est. C'est là qu'il est sage de ne pas montrer une intransi-
geance de théoricien; c'est là qu'il est bon pour le gouvernement
de promener ses antennes. »
Suivait, par le menu, dans ces notes, la critique de l'exposé
des motifs, oii ce serait un jeu de relever autant d'erreurs de
doctrine qu'on a relevé d'erreurs historiques dans un autre
document du même genre, — je ne dis pas du même auteur ; —
puis je reprenais, pour conclure :
u Eh bien ! ce n'est pas suffisant. Ce n'est pas l'attitude que
doit prendre un gouvernement dans une pareille question, en
face d'un pareil problème. Qu'il ne soit pas intransigeant sur les
détails et les modalités, à merveille, et l'on serait tenté de l'eu
féliciter, si d'ailleurs il pouvait faire autrement. Mais il ne faut
pas qu'il ait l'air de se désintéresser, ni que l'absence d'intran-
sigeance prenne la mine d'une absence de préférence ou môme
d'une absence de volonté. Quand on a dit du mode de scrutin
existant ce que le président du Conseil en a dit, on ne peut pas y
rester, il faut en sortir. On ne peut pas laisser le suti'rage universel
s'enlizer dans le marécage qu'on lui a montré. On ne peut pas
se borner à faire, de la berge, un geste mort de poteau indica-
teur qui marque la profondeur et n'aide pas à remonter. L'âpreté
même de son langage crée au président du Conseil un devoir
envers la nation, à laquelle il lui est défendu de dire : « Tu es
dans la mare stagnante ; tire-t'en comme tu le pourras ! »
A le considérer en son texte, le projet de loi partait de cette
donnée, et se ramenait à cette caractéristique : c'était un projet,
non de représentation proportionnelle tout court, ce qui, bien
que court, est clair et complet, mais, comme il en usurpait le
titre par un étrange abus des mots, de « représentation propor-
tionnelle des minorités. » Non pas même ou non pas seulement
un projet de représentation plus ou moins proportionnelle, avec
prime à la majorité; mais plutôt de représentation majoritaire,
avec part aux minorités. C'était, au pied de la lettre, un sys-
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 73
tème majoritaire avec réserve de quotité disponible en faveur
des minorités, qu'il traitait comme l'ancien régime traitait les
enfans prodigues ou ingrats ou pour une raison quelconque
disgraciés, en ne leur laissant que « la légitime » dont la liberté
de tester ne permettait tout de même pas de les dépouiller.
Que ce fût à la majorité de gouverner, ou d'en fournir le moyen,
et d'abord de constituer le ministère, nous ne le contestions
pas ; et nous ne prétendions pas davantage « construire un mé-
canisme électoral qui mît aux mains des minorités le moyen
d'empiéter sur le pouvoir, de faire obstacle à son fonctionne-
ment, et d'ouvrir ainsi les voies de l'anarchie. » Oh ! non; c'eût
été mal nous connaître, et, en vérité, nous prendre pour d'autres !
Ce que nous voulions était très simple; nous le dîmes, au nom
des proportionnalistes, dans la déclaration signée de tout le
bureau du groupe, le 28 juin 1910 :
« Il ne s'agit point pour eux (pour nous) de disputer à la
majorité ni de lui retirer par astuce « la prépondérance qui doit
lui appartenir : » il s'agit de la lui assurer, partout et toujours,
dans la proportion môme où elle lui appartient véritablement.
Et quant aux opinions « mises en minorité par le suffrage uni-
versel, » il s'agit bien « de les préserver de l'écrasement, de
les admettre au bénéfice de la délibération dans l'assemblée
des représentans de la nation ; » non pas toutefois comme par
une espèce d'aumône, mais en vertu de leur droit, et dans la
mesure même de ce droit, qui sera précisément marquée
par leur nombre. La représentation proportionnelle est tout
ensemble la représentation de la majorité comme majorité et
des minorités comme minorités ; elle est cela, ou elle n'est
rien; si elle n'est pas cela, il n'y a pas de représentation propor-
tionnelle.
« Établir la représentation proportionnelle, c'est à quoi le
gouvernement lui-même aboutira, à quoi il ne peut manquer
d'aboutir, dans et par le projet de loi qui « établira le scrutin
de liste avec représentation des minorités proportionnelle an
nombre de suffrages réunis par leurs candidats. » Du fait que la
représentation des minorités sera proportionnelle, celle de la
majorité le sera nécessairement aussi.
« Et c'est pourquoi, de même que « le gouvernement n'en-
tend apporter dans la discussion des détails et des modalités du
projet de loi aucun esprit d'intransigeance, » de même les pro-
74 REVUE DES DEUX MONDES.
portionnalistes, eux non plus, « sur les modalités et les détails, »
ne se montreront pas irréductibles.
« Ils ne seront intransigeans que sur un point : à savoir que
la loi établisse vraiment la représentation proportionnelle. »
Les positions étant ainsi définies, et par la déclaration du
gouvernement et par la nôtre, le chemin était tout tracé ; nous
nous y engageâmes dès que le projet de loi fut déposé et la
Commission constituée. (Je rappelle , en passant, que cette
Commission de 44 membres fut élue suivant les règles de la
représentation proportionnelle, et composée, par conséquent,
de 25 membres favorables et de 19 membres hostiles à la ré-
forme.) Comme le gouvernement avait déclaré qu'il n'apporte-
rait aucun esprit d'intransigeance dans la discussion des moda-
lités, nous acceptâmes premièrement de prendre pour base son
projet de loi; et comme nous avions nous-mêmes déclaré que
nous ne serions irréductibles que sur un point, une représenta-
tion vraiment proportionnelle, nous imprimâmes tout de suite
au projet ce caractère, en supprimant les mots « des mino-
rités. » Une fois replacés par là, sans équivoque et sans ambages,
dans la thèse proportionnaliste, nous fûmes en situation de
traiter.
L'audition officielle de M. Briand ne donna que peu de ré-
sultats. Pourquoi le tairais-je ? L'impression fut mauvaise. Le
ton de badinage, sinon de persiflage, que le président du Conseil
aff"ecta, son insistance ironique à répéter que son enfant (le
projet de loi) n'était pas joli, joli, mais que c'était déjà très
beau d'en avoir fait un, et à exprimer l'espoir que, lasse de tra-
vailler sans aboutir, épuisée d'un stérile efîort, divisée sur les
systèmes, rebutée par les difficultés ou les inconvéniens de
chacun d'eux; la majorité proportionnaliste de la Commission
finirait bien par adopter cet enfant qu'elle repoussait à première
vue comme bossu et bancal, mais sans en avoir un à elle ; ces
façons irritèrent ou blessèrent les uns, firent rire les autres
dans leur barbe : tout le monde, partisans et adversaires, crut
comprendre que le gouvernement ne songeait qu'à se délivrer
de ce cauchemar, la réforme électorale, sous la forme, tout au
moins de la représentation proportionnelle. Cette impression fut
la mienne si vivement que, rencontrant M. Briand, à la sortie,
je ne pus m'empêcher de lui dire : (( C'est la guerre ! Vous
l'avez voulue ; vous allez l'avoir! » Mais, alors, il me rejoignit,
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 75
me retint, m'emmena dans une embrasure de fenêtre, et, au
milieu du cercle qui ne tarda pas à se former, s'expliqua, se
traduisit, se commenta. — On avait cru le comprendre, on ne
l'avait pas compris : il était animé des meilleures intentions, et
au demeurant, comment ne voudrait-il pas la réforme? Ne
l'avait-il pas rendue inévitable? N'avait-il pas donné la chique-
naude qui en avait opéré le déclan chement? Que la Commis-
sion, à laquelle il avait présenté un texte, lui en présentât un
autre, si elle trouvait mieux, et Ton causerait.
Entendons-nous. Il était parfaitement exact que la Com-
mission, à ce moment, n'avait pas de texte à opposer au texte
du gouvernement, et elle ne pouvait pas en avoir, puisqu'elle ne
faisait que de commencer ses études; mais il était, en revanche,
parfaitement inexact que la majorité proportionnaliste n'en eût
pas, puisqu'elle avait déposé, sous la signature de 24 de ses
membres (M. Vazeille seul s'était réservé), quatre amendemens,
portant sur huit articles du projet, et qui constituaient un
contre-projet de représentation proportionnelle intégrale. Le
gouvernement l'ignorait si peu que, dès le début de son entre-
tien avec la Commission, M. Briand s'était plaint de la brus-
querie du geste par lequel nous avions voulu le jeter dans les
voies de la pure proportionnelle, et lui couper toute ligne de
retraite. Mais, parlementairement, il n'en avait pas moins
raison : ce que nous avions à lui soumettre, c'était une espèce
de vœu, de desideratum, un programme, disons-le comme il le
pensait, une élucubration à nous ; ce n'était pas un texte,
délibéré, arrêté, voté par la Commission.
Pour « causer » utilement, dans les cas épineux, il n'est rien
de tel que d'écrire. Sur trois ou quatre points, avant toute chose,
la Commission avait besoin de connaître l'opinion de M. Briand,
et d'être sûre que cette opinion était bien lopinion du gouver-
nement. Un de ces poinis dominait tous les autres. « La com-
mission de recensement général des votes, disait l'article 9 du
projet de loi, constate le nombre total des électeurs inscrits, et
détermine, en divisant ce nombre par celui des députés à élire
dans la circonscription, le quotient électoral. » Ce paragraphe
seul rendait le projet inacceptable. En efîet, pour qu'il eût 'pu
être accepté, il eût fallu que certainement ne fussent inscrits sur
nos listes électorales ni les militaires, qui ne votent pas tant
qu'ils sont en service actif, ni morts, ni absens, ni inconnus. Il
'i6 REVUE DES DEUX MONDES.
.eût fallu que l'on cessât d'admettre les doubles inscriptions
qu'autorise la loi « municipale » de 1884. Il eût fallu, entin,
que nous eussions en France des listes électorales « chimique-
ment pures, » et Dieu sait si nous en sommes loin! Mais le
danger d'une telle disposition apparaissait plus grand encore,
quand on rapprochait du paragraphe 1" de l'article 9 le cin-
quième paragraphe ainsi conçu : « Si, après les dites attribu-
tions, il reste des sièges à pourvoir, elle (la commission de
recensement) proclame élus les autres candidats ayant obtenu
le plus grand nombre de suffrages, quelle que soit la liste sur
laquelle ils figurent. » Quoique la forme atténuée masquât
un peu l'intention, qui avait été et qui demeurait de faire accrois-
sement à la majorité de tous les sièges non pourvus par la
première répartition ; comme, d'une part, il est rare qu'au
scrutin de liste, il y ait, entre les candidats d'une même
liste, un écart sensible de suffrages ; comme, d'autre part, la
règle une fois adoptée de calculer le quotient en prenant pour
dividende le nombre total des électeurs inscrits, et, par là, en
élevant sensiblement le quotient, aurait eu pour conséquence
d'augmenter le nombre des sièges restant à pourvoir; le procédé
n'allait à rien de moins qu'à inviter à la falsification des listes,
afin de faire plus large ce que M. Briand appelle, avec une
belle franchise, « la part du prince. » Si le gouvernement per-
sistait dans ce dessein, il n'y avait qu'à rompre. Et c'est pour-
quoi la première question de la Commission du sufiVage univer-
sel (lettre du 14 décembre 1910) fut celle-ci : « 1° Le gouvernement
accepterait-il, dans le paragraphe premier de l'article 9, la sub
stitution du mot « votans » au mot « inscrits? »
M. Briand répondit, le 24 décembre : « Bien que le gouver-
nement voie des avantages sérieux à calculer le quotient électo-
ral d'après le nombre des électeurs inscrits, il est tout disposé
à envisager la substitution du mot « votans » au mot « inscrits »
dans l'article 9, paragraphe premier. »
La majorité proportionnaliste, entrant résolument dans l'es-
prit du système, et en vue de pousser à la constitution chez
nous de partis nettement tranchés et fortement organisés, cha-
cun avec son programme, son personnel et ses adhérens, récla-
mait « la liste bloquée; » c'est-à-dire qu'ayant donné au parti,
représenté en l'espèce par un certain nombre de « parrains, »
le droit de composer sa liste, elle ne laissait à l'électeur que le
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. / l
droit de marquer sa préfe'rence pour tel candidat de cette liste,
sans qu'il lui fût loisible d'en rayer aucun nom, ni d'y substi-
tuer aucun autre nom; en aucun cas, il n'aurait pu mêler les
noms de plusieurs listes, sous peine de voir annuler son bulle-
tin. Cette proposition, d'ailleurs, n'était pas encore formulée
que quelques-uns de nos amis les plus dévoués, le Journal des
Débats notamment, s'insurgeaient contre elle, et criaient au
scandale : « Vous supprimez la liberté de l'électeur! » M. Briand
avait entendu ces cris, et le projet de loi, s'il ne l'édictait pas,
impliquait le panachage, c'est-à-dire, par opposition à la liste
bloquée, le droit pour chaque électeur de composer sa liste à
son gré, et sans tenir compte du parti, parmi les candidatures
légalement déclarées. D'où notre seconde question : « L'article 8
du projet impliquant la pratique du panachage, le gouver-
nement insiste-t-il pour le maintien de cette pratique? »
Le président du Conseil répondit : « Le gouvernement de-
meure hostile à toute disposition interdisant le panachage, et
qui, à son avis, serait interprétée par les électeurs comme une
mutilation des droits à eux conférés depuis l'établissement du
suiïrage universel ; il insiste sur les graves inconvéniens que
présenterait, dans l'état actuel d'inorganisation des partis, l'in-
terdiction de cette faculté. »
Les deux autres points, quoique importans sans doute, étaient
pourtant secondaires, en comparaison de ces deux-là. Pour le
mode de calcul à employer, si le gouvernement ne voulait déci-
dément pas du système d'Hondt, parce que c'est un système
belge, que pensait-il du système des moyennes, qui en est la
transposition et comme la traduction française, par nos mathé-
maticiens les plus éminens? Puisqu'il tenait au panachage et
repoussait délibérément la liste bloquée, que pensait-il du vote
cumulatif, pour corriger les abus à redouter et préserver des
pièges que le panachage perfidement pratiqué permettait de
tendre, par l'innocence même des électeurs, à la bonne foi de
tel ou tel parti? Sur le système des plus fortes moyennes,
M. Briand réservait sa réponse ; et, quant au reste, il se conten-
tait de dire: « Le gouvernement n'est pas, a priori, favorable
au vote cumulatif qui lui apparaît comme présentant de mul-
tiples et sérieux inconvéniens. »
Munie de ces indications authentiques, et dans le cadre qui
lui était tracé : quotient électoral tiré du nombre des volans ;
78 , REVUE DES DEUX MONDES.
— liberté du panachage; — pour le surplus, arrangemens à
débattre; — dans ces conditions et après ces concessions qui
rendaient l'entente possible et probable, la Commission se mit
au travail.
Elle avançait lentement, du train accoutumé de la vie par-
lementaire, en discutant article par article, ligne par ligne,
lorsque se produisit l'incident que le public a connu sous le
nom d'amendement Painlevé, Soucieux de faire que la repré-
sentation proportionnelle fût exacte, mais ne le fût pas au dé-
triment de ce qu'il nomme « le parti républicain, » M. Paul
Painlevé imagina deux dispositions en vertu desquelles : 1° les
sièges restés libres après la première répartition seraient
« attribués à la liste dont le nombre moyen des suffrages aurait
atteint la majorité absolue ; » et : 2° « si aucune liste n'atteint
la majorité absolue, » les sièges restant à pourvoir seraient
attribués aux différentes listes, selon Tordre décroissant de
leurs moyennes en commençant par la plus forte. Toutefois, —
et c'était là la partie la plus contestable de l'amendement de
M. Painlevé (c'en a été du moins la plus contestée), — deux ou
plusieurs listes pourraient « faire au préalable déclaration
d'apparentement en vue de l'utilisation de leurs restes. » En
d'autres termes, les radicaux pourraient, huit ou dix jours, je
suppose, avant le scrutin, se déclarer apparentés avec les radi-
caux-socialistes, et ceux-ci avec les socialistes-indépendans. On
ferait masse entre soi des suffrages non représentés, la part
d'entiers une fois prélevée, et l'on se partagererait encore les
sièges qui traîneraient. C'est, transporté dans l'arithmétique
proportionnaliste (et jamais le mot ne fut mieux à sa place) le
système des « affinités électives. »
A cette invention, d'ailleurs séduisante pour beaucoup, les
objections ne manquèrent point. On lui reprocha, d'abord, d'aller
contre le principe de la représentation proportionnelle, en réin-
troduisant dans un régime proportionnaliste l'idée majoritaire ;
ensuite, d'aller contre l'objet de la représentation proportion-
nelle, en .conservant et en aggravant les marchandages, les
maquignonnages dont le pays avait espéré et souhaitait ardem-
ment d'être délivré. Les ligues, les comités, tous les groupe-
VERS LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE. 79
mens, en dehors des Chambres, s'émurent; une assemblée plé-
nière fut convoquée, et l'amendement Painlevé n'échappa à une
condamnation quasi unanime que parce que les proportionna-
listes, sentant également le danger de se diviser et le besoin de
s'unir, se rallièrent tous (M. Painlevé compris) à l'idée émise
par M. Jaurès de chercher, au lieu de l'apparentement de
plusieurs partis groupés dans une même circonscription, un
apparentement des restes d'un même parti dans plusieurs cir-
conscriptions groupées. Ce qui revient à dire qu'au lieu que les
radicaux-socialistes et les socialistes indépendans puissent, pour
le partage des restes, faire masse commune dans le seul dépar-
tement de la Savoie, par exemple, ce serait avec les radicaux-
socialistes de la Haute-Savoie que les radicaux-socialistes, avec
les socialistes indépendans de la Haute-Savoie et d'autres dépar-
temens voisins, s'il y avait lieu, que les socialistes indépendans
pourraient s'unir.
L'apparentement entre partis voisins (proposition Painlevé)
ayant prévalu en première lecture, M. Jaurès soutiendra en
seconde lecture, devant la Commission du suffrage universel, sa
proposition d'apparentement ou plutôt de groupement entre
départemens voisins; solution incontestablement plus conforme
à l'esprit de la représentation proportionnelle, et plus dans le
sens, aussi, des formations administratives de l'avenir.
Sera-ce assez qu'il ait raison, et que la grande majorité des
proportionnalistes soit avec lui, pour que la majorité de la
Commission et la majorité de la Chambre consentent à lui don-
ner raison? Nous le verrons; et l'on peut croire, à de certaines
réticences autant qu'à de certains aveux, que des choses qui
n'ont rien à faire avec la représentation proportionnelle, ni avec
la réforme électorale, en général, ni, en particulier, avec l'amen-
dement Painlevé, s'agitent sous et derrière l'amendement Pain-
levé, à l'insu même de M. Painlevé. Il a failli diviser des amis;
va-t-il réconcilier des adversaires? Ce que nous ne saurions per-
mettre, — je dis ce qu'aucun des partis qui ont mené campagne
ensemble depuis trois ans ne saurait permettre, quoi qu'il pense
d'ailleurs sur toute autre question, — c'est que la réconciliation
se négocie et se scelle aux dépens de la réforme électorale, et
contre la représentation proportionnelle. Non, aucun de ces
partis : ni l'extrême gauche socialiste, ni le centre progressiste,
ni l'Action libérale, ni ceux des radicaux qui n'ont pas été.
80 BEVUE DES DEUX MONDES.
depuis trois ans, les moins fidèles et qui ont été les plus méri-
tans des proportionnalisles.
Et ce qui est certain dès maintenant, c'est que le maintien du
scrutin d'arrondissement est impossible; c'est que le rétablisse-
ment du scrutin de liste pur et simple est impossible ; c'est qu'entre
le projet maximum de représentation proportionnelle, telle
qu'elle eût résulté des amendemens des Vingt-Quatre, et le pro-
jet minimum de représentation des minorités, telle qu'elle résul-
tait du texte du gouvernement, la réforme électorale glisse,
comme le poids sur la tige de la balance. Elle finira, comme il
finit, par trouver son point d'équilibre, plus près d'une des
extrémités ou plus près de l'autre, mais nécessairement entre
les deux. Le poids ne peut plus glisser au delà, ni retomber et
s'enfoncer dans « la mare stagnante, » fît-on, pour l'agrandir
en étang départemental, communiquer ensemble cinq ou six
petites mares d'arrondissement. La loi votée, il restera peut-être
quelque chose à faire, pour une proportionnelle plus adéquate
dans la proportionnelle même; mais la réforme électorale est
faite. — Elle ne peut pas ne pas se faire. Il faut qu'elle se
fasse. Avec, sans ou malgré le gouvernement. Avec le minis-
tère Briand ou tout autre ministère.
Charles Benoist.
ESQUISSES CONTEMPORAINES
M. PAUL BOURGET
n w
APRÈS LE DISCIPLE
I
Itaiiam^ Ualiam... L'année qui suiv'it la publication du
Disciple^ M. Bourget allait, une fois de plus, passer quelques
semaines dans « cette terre de Beauté » qu'il aime tant, et il en
rapportait, avec la jolie nouvelle intitulée Un Saint, un livre
exquis, ces Sensations d'Italie qui lui ont valu de si fervens
admirateurs. Son premier voyage dans la glorieuse péninsule
datait de 1874. « Epoque lointaine, écrit-il, où d'être seulement
en Italie et de me dire que j'y étais me faisait presque mal, tant
je subissais l'ivresse de l'Art et de la Beauté (2)! » Et depuis
cette époque, que de voyages entrepris en tous sens, en Angle-
terre, en Grèce, en Espagne, en Terre-Sainte, en Allemagne, en
Amérique, que sais-je encore ! Que de journaux de route minu-
tieusement tenus, et d'où l'écrivain n'a rien tiré pour le public!
M. Paul Bourget est un grand voyageur devant l'Eternel. Il est,
— avec Pierre Loti, — le plus cosmopolite de nos hommes de
lettres. Et quand, à propos de Loti, précisément, il parle « des
[{) Voyez la Revue du 15 février 1911.
[1] Sensations d'Italie, éà.. originale, p. 110
TOME II. — 19H 6
S2 REVUE DES DEUX MONDES.
âmes de passage pour qui le voyage est une façon naturelle de
respirer et de sentir (1), » il songe évidemment aussi à lui-même.
Quatre volumes représentent dans son œuvre la littérature
de voyage proprement dite: des Études anglaises et Fantaisies
qui datent de 1880 à 1885, et qui, donc, sont contemporaines des
Essais de psychologie; les Sensations d'Italie, qui sont de 1890-
1891 : et les Notes sur r Amérique intitulées Outre-Mer, qui
sont de 1893-1894. Je ne sais ce que des lecteurs connaissant
bien les trois principaux pays qu'a explorés et décrits M. Bourget
peuvent, au point de vue de l'exactitude, trouver à reprendre
aux « sensations » que l'écrivain en a rapportées ; et comme
d'ailleurs rien n'est plus facile que d'opposer ses « sensations »
à celles d'autrui, et d'entre-choquer deux subjectivismes, je me
défierais, je l'avoue, de discussions trop tranchantes et de cri-
tiques trop sûres d'elles-mêmes. L'image que j'emporte de l'An-
gleterre, de l'Italie et de l'Amérique, vues à travers les livres
de l'auteur des Sensations d'Oxford, me paraît au total assez
peu différente de celle que' je me suis formée dans les livres
d'autres voyageurs, et j'en conclus que je puis m'y fier dans
une assez large mesure. ]\le voici donc tout à mon aise pour
jouir des qualités de style, d'observation et de pensée que
M. Bourget a déployées dans ses notes de voyage.
Car ces jolis et subtils volumes occupent une place bien à
part, et singulièrement enviable, dans l'histoire du « genre »
dont ils relèvent. Genre qui paraît à la portée de tous ceux qui
tiennent une plume, en réalité l'un des plus difficiles à bien
traiter. Je n'en sache pas qui trahisse mieux la richesse ou la
médiocrité de l'esprit qui s'y applique. Votre lecteur est un
compagnon de route, le plus exigeant des compagnons de
route. Ne comptez pas, pour le distraire ou l'intéresser, sur la
beauté des paysages, sur la variété des incidens, sur l'imprévu
des rencontres ; ne comptez que sur vous-même. S'il vous a
choisi, c'est qu'il vous croit un homme de ressources. Si vous
l'ennuyez, il aura vite fait de se séparer de vous. Songez que
tout ce qu'il verra, entendra, pensera, lui viendra de vous, et de
vous seul. Il ne supporte que les descriptions qui, en q^uelques
lignes, lui mettent sous les yeux tout ce que vous avez passé
(1) Études et Portraits, t. III, p. 350, 379-380. « Pèlerinage, je dois l'avouer,
plus intellectuel que pieux, » nous dit ailleurs M. Bourget {Recommencemens,
p. 146) de son propre voyage en Terre-Sainte.
M. PAUL BOURGET. 83
des heures à contempler. Il veut que vos impressions d'histoire
ou d'art soient originales et variées, et qu'elles soient dignes
des lieux ou des œuvres qui vous les auront inspirées. Ayez,
autant qu'il vous plaira, de l'esprit, de l'éloquence, de
l'humour ; mais malheur à vous, si vous en avez à contre-
temps! Et malheur à vous si, sous prétexte de philosophie, vous
infligez à votre hôte une dissertation : il s'attendait à voyager
avec un honnête homme, et il tombe sur un pédant: il ne
vous le pardonnera pas.
Tous ces écueils, M. Bourget les connaît, et il a su les évi-
ter. Il sait fort bien qu'il n'est permis qu'à Pierre Loti de nous
enchanter en nous livrant tout simplement son journal de
route: « Ce procédé, déclare-t-il, paraît le plus naturel pour
un récit de voyage, et le plus infailliblement intéressant. Aucun
n'est plus dangereux. Comment ne pas échapper à l'insigni-
fiance, si l'on ne choisit pas entre ses impressions, et, si l'on
choisit, à l'insincérité (l)?))Et il choisit, lui, et il n'est pas insin-
cère. C'est qu'en dépit des retranchemens et des transpositions
nécessaires, il se peint tout entier dans ses livres de voyage.
« Moi, je ne suis, hélas! — dit-il quelque part (2), — qu'une
moitié de poète qui s'arrange, comme elle peut, d'être cousue à
une moitié de psychologue. » C'est précisément ce mélange
original qui donne tant de saveur et d'intérêt à ses impressions
de voyageur cosmopolite. A Texcmple de Taine, qu'il rappelle
assez souvent, M. Bourget porte partout sa « passionnée et
presque coupable curiosité de l'âme humaine (3), » et tout lui
sert, tout lui est bon, — enquêtes faites sur place, conversa-
tions, lectureSj observation des hommes et des choses, —
pour la satisfaire. L'âme anglaise, italienne, ou américaine,
voilà ce qu'il recherche parmi toutes ses pérégrinations ; voilà
la réalité qu'il voudrait se représenter et révéler aux autres avec
toute l'exactitude possible, et à laquelle il applique « la passion
maîtresse de son intelligence, ce goût, cette manie presque, de
ramasser des milliers de faits épars dans le raccourci d'une
formule. » Que cette « façon de penser et de regarder » ait
« ses limitations, » comme elle a sa valeur, c'est ce dont l'écri-
vain convient tout le premier. Mais il ajoute avec raison: « En
(1) Éludes et Portrails, t. III, p. 351-352.
(2) Études et Portraits, t. Il (éd. originale), p. 343.
(3) Sensatio7is d'Italie, éd. originale. Lemerre, 1891, p. 222.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
tout cas, c'est mon impressionnisme à moi. Je ne puis être
sincère qu'en y obéissant (1). »
Ce qui corrige d'ailleurs ce que cet impressionnisme pour-
rait aisément avoir d'un peu trop systématique et artificiel,
c'est que le poète, chez M. Bourget, veille toujours et n'aban-
donne jamais entièrement ses droits. Et le poète ne se recon-
naît pas seulement aux vers qui, çà et là, s'insinuent dans cette
jolie prose. Il se reconnaît à cette jolie prose, justement, à cette
prose, qui rend avec une si vivante souplesse les « sensations
de nature, d'art ou d'histoire, » les douces ou mélancoliques
rêveries, les anecdotes piquantes ou tragiques, « nouvelles »
toutes faites que le romancier n'a pu se tenir d'écrire en marge
de son journal de route. Il se reconnaît plus encore à la dispo-
sition intime qu'on devine être généralement celle du voyageur.
A la différence de Taine, qui voyage moins pour se reposer que
pour vérifier ses hypothèses et remplir ses carnets de notes,
M. Bourget voyage surtout pour son plaisir; il se prête volon-
tiers aux choses, au lieu de leur imposer tout de suite ses
cadres; il se laisse prendre au charme du jour et de l'heure; le
voyage pour le voyage l'enchante et l'amuse; il aime à changer
de lieux, de visages et de mœurs: il éprouve « un irrésistible
attrait (2) » pour le décor mouvant, pour les contrastes, les
surprises et les aventures de la vie cosmopolite. Et je ne crois
pas en un mot que beaucoup de voyageurs aient mieux exaucé
le joli souhait que les enfans ^de Corfou leur adressent le long
des routes : « Puissiez-vous jouir de vos yeux! »
Mais cette jouissance ne lui suffit pas; et non content d'en-
richir de quelques nuances et formules nouvelles notre con-
naissance de l'âme étrangère, il voit aussi dans les voyages un
moyen d'aller chercher au dehors des « leçons de choses » d'un
intérêt général et patriotique. C'est surtout dans Outre-Mer que
ce noble dessein s'affirme. Comme tant de généreux esprits du
dernier siècle, de Chateaubriand à Tocqueville, et de Tocque-
ville à Brunetière, à E.-M. de Vogué, M. Bourget s'est senti
attiré vers ce Nouveau-Monde où se déploient avec tant d'inten-
sité toutes les énergies qui transforment le nôtre. « Ce qui
m'attire eu Amérique, écrit-il, ce n'est pas l'Amérique elle-
même, c'est l'Europe et c'est la France, c'est l'inquiétude des
(1) Outre-Mer. éd. originale. Lemerre, 1895, t. I, p. 5.
(2) Éludes et Poitrails, éd. originale, t. II, 1889, p. 343.
M. PAUL BOURGET. , 85
problèmes où l'avenir de cette Europe et de cette France est
enveloppé. » Les trois terribles puissances qui le fabriquent, cet
avenir, la démocratie, la science et l'idée de la race ont chez
nous accumulé tant de ruines qu'on hésite à les trouver bien-
faisantes. A les voir travailler plus librement, sans la contrainte
d'un long passé, dans ce pays neuf, on se reprend à l'espoir et
à l'optimisme. Certes, en Amérique comme en Europe, le conflit
des races rivales reste singulièrement menaçant. Mais en
revanche, combien la démocratie là-bas nous apparaît plus
libérale, moins niveleuse et donc plus acceptable que chez
nous ! « Car, du moment que la démocratie est conciliable avec
le plus intense développement de l'individualité et le plus per-
sonnel, toutes les objections adressées contre cette forme de
civilisation tombent à la fois. » Et d'autre part, à la voir agir
outre-mer, on se rend compte que la science n'enseigne pas
nécessairement, comme nous l'avons trop cru et trop répété, le
nihilisme absolu ; elle est elle aussi un instrument de bienfai-
sance sociale; elle ne nuit en rien au développement de la vie
religieuse. L'esprit américain a réalisé pratiquement la concep-
tion de Spencer : « la réconciliation possible de la religion et
de la science par l'agnosticisme. » Et enfin, M. Bourgel a vu les
Gibbons et les Ireland ; il les a entendus prêcher l'union intime
de l'Eglise et du siècle. « Quelles paroles, et comment les chré-
tiens de désir, dont je suis, et qui s'appellent légion, ne frémi-
raient-ils pas à les entendre passer sur le monde et sur leur
propre cœur! Les temps sont venus où le christianisme doit
accepter toute la science et toute la Démocratie sous peine de
voir trop d'âmes s'eu aller de lui... Pourquoi n'y aurait-il pas un
pape issu de cette libre nation où les chefs de l'Église ont su rede-
venir ce qu'étaient les premiers apôtres (1)?... » M. Bourget a eu
raison d'éprouver en quittant l'Amérique « une émotion de gra-
titude : » «il y a reçu de précieux, d'inefl'açables enseignemens.»
Mais les voyages n'ont pas été seulement pour M. Bourgel
un moyen de se donner « des fêtes d'esprit d'une intensité sin-
gulière (2), » de renouveler son fond d'idées générales et de
(1} Ouire-Mev, éd. originale, t. 1, p. 191 . — Le passage a été modifié, et un peu
^ristocratisé, dans l'édition définitive (t. I, p. 1S9-19Û) : « Les temps sont vem s
où le christianisme doit accepter toute la science et hiérarchiser toute la démo-
cratie, en prenant ce mol dans un sens tout autre que les politiciens. »
(2) Voyageuses, éd. définitive, p. 86, (Il s'agit dans cette page du voyage aux
États-Unis.)
86 REVUE DES DEUX MONDES.
sentimens originaux; ils ont élargi son expérience de la vie et
de Fâme humaine ; ils ont fourni à son observation de roman-
cier et de novelliste la matière d'un très grand nombre de des-
criptions nouvelles, de détails de mœurs inédits, de curieux
« portraits » ou « eaux-fortes, » de sujets même. Si féconde
que soit lïmagination d'un conteur, il doit souvent éprouver le
besoin, surtout s'il se pique de travailler sur le réel, d'en diver-
sifier et d'en rafraîchir les sources. Les voyages multipliés, la
fréquentation de nouveaux milieux, la vision et l'étude
d'autres types humains que ceux que nous coudoyons sur le
boulevard en sont peut-être le meilleur moyen. Moitié par goût
personnel, moitié par obligation de métier, M. Bourget était
donc prédestiné à être le peintre par excellence de la société
cosmopolite. Dès ses premiers romans « parisiens, » il Tétait
déjà. Il le sera de plus en plus, à mesure qu'il produira davan-
tage, et qu'il sera plus préoccupé de ne point se répéter. « Puisque
tu tiens album de figurines cosmopolites (1), » se fait-il dire
quelque part par un ami. L'écrivain a largement puisé dans
cet album pour écrire tous ses livres. Il y a surtout puisé peut-
être pour écrire les innombrables nouvelles qu'il a, depuis près
de quarante ans, publiées.
Je ne sais si l'on a jamais étudié comme il le mériterait
M. Bourget novelliste. Je crains que son originalité à cet égard
n'ait été comme recouverte par le succès même de ses grands
romans et n'ait failli sombrer dans leur gloire. Nous-même,
après avoir protesté contre cet oubli, n'allons-nous pas mériter
le reproche que nous sommes tenté d'adresser à d'autres, et par
notre brièveté même, n'allons-nous pas paraître attacher trop
peu d'importance' à cette partie de son œuvre? Quatorze volumes
de nouvelles, — presque autant que de romans, — sont pourtant
un bagage que plus d'un novelliste professionnel et classé pour-
rait lui envier. M. Bourget, en un très suggestif et fécond article
sur Balzac novelliste (2), loue avec raison le grand romancier
d'avoir, — chose extrêmement rare, en effet, — aussi bien
réussi dans la simple nouvelle que dans le grand roman. On
peut lui adresser pareil éloge; et ce ne serait pas là d'ailleurs
le seul trait qu'il eût de commun avec le fécond auteur du Père
Goriot. C'est que, et M. Bourget l'a très bien vu et excellemment
(1) Recommencemens, éd. définitive, p. 188 ^
(2) Études el Porirails, t. 111, p. 240-200.
M. PAUL BOURGET. 81
dit, les conditions, et donc les lois des deux genres ne sont pas les
mêmes. « Une nouvelle est comme un moment découpé sur la
trame indéfinie du temps. » Elle concentre, elle ne développe
pas ; elle ne peut pas démontrer, elle doit se contenter de sug-
gérer. Tous les procédés qu'emploie Balzac novelliste pour
donner, malgré tout, l'illusion de la vie, M. Bourget, qui a
réfléchi sur son art au moins aussi profondément que Balzac, les
emploie à son tour, et il en a employé plus d'un dont Balzac
ne s'était point avisé. A étudier d'un peu près ces quatorze
volumes, on pourrait en déduire une sorte d'esthétique de la
nouvelle peut-être aussi complète que celle qui est comme enve-
loppée dans les écrits de Maupassant. Non pas assurément que
l'on puisse mettre en parallèle de tous points les deux œuvres.
Môme en tenant compte de la diff"érence des genres, des factures
et des tempéramens, il reste que les nouvelles de M. Bourget
n'ont pas, en général, la simplicité directe, l'aisance robuste, le
parfait naturel, la vie concentrée de celles de Maupassant;
l'effort s'y laisse deviner, et plus d'une enfin se ressent de son
origine abstraite. Mais cela dit, on ne saurait nier qu'elles ne
soient toujours intéressantes, et qu'elles ne témoignent toutes
d'une science du métier et d'une variété d'invention vraiment
surprenantes. L'auteur de Voyageuses et de Complications sen-
timentales sait toujours exactement proportionner la nature et
les ressources de son sujet aux dimensions du cadre dont il
dispose, et depuis la courte nouvelle de cinq ou six pages jusqu'à
celle qui forme un véritable petit roman, il <( remplit tout
l'entre-deux, » essavant successivement tous les moules, toutes
les formules d'art, et presque toujours avec un égal succès. Son
genre propre est celui de la nouvelle psy-chologique. Même
quand il évoque en quelques traits rapides et fugitifs tel « profil
perdu » rencontré au cours d'un voyage, c'est toujours l'état
intérieur d'une âme que, d'après ses gestes, il essaye de se
figurer et de peindre, c'est le secret de sa vie morale qu'il
tâche de percer. Et l'inachevé même de la représentation qu'il
nous en donne contribue à en augmenter la puissance suggestive.
« Ce livre, dit quelque part M. Bourget, en parlant d'un
récit de Fenimore Cooper, ce livre possède la première d'entre
les qualités d'un roman : la crédibilité (1). » C'est sans doute
(1) Outre-Mer, éd. originale, t. I, p. 199.
88
REVUE DES DEUX MONDES.
pour réaliser cette condition essentielle qu'il a souvent reoours,
dans la composition de ses nouvelles, à un procédé, moitié
voulu, je crois, et moitié instinctif, et qui consiste à rattacher
les événemens, réels ou fictifs, qu'il raconte, à des faits, réels
ou fictifs aussi, de sa vie personnelle. Ce procédé, parfaitement
légitime, lui réussit du reste assez bien : témoin les nouvelles
intitulées Un saint, Monsieur Le g rimaudet, L'Échéance, et qui,
ce me semble, ne sont pas loin d'être des chefs-d'œuvre.
Et de là vient que c'est surtout dans ses nouvelles que M. Bour-
get nous livre, presque sans le vouloir, sur lui-même, sur ses
goûts, sur ses habitudes, sur ses manières intimes de penser et
de sentir, des renseignemens que l'historien de sa biographie
morale ne peut manquer de recueillir. Nous avons déjà noté dans
V Echéance maints précieux détails à cet égard. On pensera sans
doute que cette page de Monsieur Legrimaudet, — le « pastel »
est daté de 1891, — ne doit point passer inaperçue :
Car s'exi:)liquer avec cette précision la genèse du mal, c'est toujours
risquer d'aboutir au doute sur la Providence, et quand on est parvenu, après
des amiées de lutte, à retrouver, sous les arides analyses de la science, la foi
dans l'interprétation consolante de l'Inconnaissable, on a si peur de la perdre
cette foi et cette espérance, si peur de ne plus prononcer avec la même
certitude la seule oraison qui permette de vivre : « Notre Père qui êtes aux
cieux... » Qu'il est troublant alors de se trouver devant un problème de
laideur morale et de douleur physique aussi cruellement posé que celui-là !
Il faut croire qu'il y a un sens mystérieux à ce douloureux univers, croire
que les angoissantes ténèbres de la vie s'éclaireront un jour, après la
mort. Mais comme on est tenté de nouveau par l'horrible nihilisme en présence
(le certains naufrages d'âme et de destinée (1) !...
Croyance bien incertaine encore, comme on peut voir, ou
du moins vite fléchissante, et bien troublée. Un peu plus tard,
dans une lettre à M. l'abbé Klein, datée du 4 juillet 4894, le
« chrétien de désir, » que déjà nous avons vu paraître dans
Outre-Mer, s'affirme encore, et, déclarait-il à son critique, « je
suis très heureux de ce que vous avez bien voulu voir dans mon
œuvre ce que j'y crois être, un christianisme immanent (2). » La
(1) Nouveau.!- Puslels, éd. originale, 1891. Lemerrc, in-16, p. 188. — La nouvelle
se trouve aujourd'hui dans le volume intitulé : Pastels et Eaux-fortes. Pion, in-16 :
le passage cite n'a pas été modifié.
(2) Abbé Félix Klein, Autour du dilettantisme. Paris, Lecoffre, 1895, in-12,
p. 141-144. « Je veux dire, expliquait M. Bourget, qu'aucune de mes pages ne
serait possible si l'Évangile et l'Église n'avaient pénétré le monde moral comme
ils l'ont fait... L'Église a toujours été troc "lévère pour les moralistes libres,.. Ef
M. PAUL BOURGET. 89
formule était heureuse, et elle exprime assez bien le sens secret,
parfois un peu voilé, et l'orientation générale de la plupart des
livres que M. Bourget avait publiés jusqu'alors. Jusqu'à quel
point se vérifie-t-elle dans la série des romans qui va du Dis-
ciple à l'Étape? C'est la question que l'auteur lui-même nous
invite à nous poser.
Il ne semble pas tout d'abord que M. Bourget ait sensiblement
changé sa manière, et Un Cœur de femme (1890), qui suivit im-
médiatement le Disciple, aurait fort bien pu lui être antérieur
de plusieurs années. Il en est de même de la Physiologie de
r Amour moderne (1891), dildi/lle tragique (1896), de la Duchesse
Bleue (1898), du Fantôme (1901). La facture en est peut-être
plus serrée, la composition plus forte, bref, la maîtrise d'art plus
grande; l'inspiration n'en est pas loin d'êfre la même : c'est tou-
jours l'analyse aiguë des passions coupables qui en forme le
fond commun, et ce sont parfois les mêmes personnages qui
y reparaissent. Cette relative similitude n'est point pour nous
surprendre. Nous sommes, non point pour toujours, mais pour
longtemps, les esclaves ou les prisonniers de nos premières
œuvres; nous les avons réalisées, parce qu'elles répondaient à
certaines façons de penser et de sentir; quelque effort que nous
fassions pour nous en détacher, nous voyons le monde à tra-
vers elles; et c'est de loin en loin seulement que le renouveau
de notre être intérieur éclate et perce à travers nos livres, cher-
chant la forme plus adéquate qui, peu à peu, s'élabore en nous
à notre insu. Le Disciple avait été un de ces momens-là. Le
livre, certes, n'avait point dépassé la pensée de M. Bourget; mais
il y avait cependant mis plus de choses qu'il n'avait cru en
mettre; il n'en avait pas calculé froidement toute la portée;
dans la fièvre et la demi-conscience de la composition (1), il
cependant, ce qui lui importe, c'est que notre conclusion philosophique sur la vie
humaine, à laquelle nous arrivons par l'analyse des passions, ne soit pas diffé-
rente de celle à laquelle elle arrive par la Révélation. M. Le Play est devenu
croyant parce qu'il a trouvé dans le Décalogue la synthèse de la loi sociale que
lui avait découverte l'expérience. C'est en effet un puissant argument. Mais il sup-
pose qu'on lui a permis l'expérience. » — Mais si cette « expérience » est morale-
ment dangereuse?
(1) Enregistrons à ce propos cette curieuse déclaration d'une lettre déjà citée
de M. Bourget à la Bévue des Revues du 1" mars 1904 : « Encore aujourd'hui, un
travail de commande (discours, article spécial) me paralyse un peu, ce que j'ai
toujours attribué, depuis que je réfléchis à la psychologie de l'homme de lettres,
à cette particularité que je ne compose qu'avec une demi-conscience. Il me faut un
effort pour me persuader qu'un de mes livres imprimés et que je relis, même
90 REVUE DES DEUX MONDES.
s'était, je le crois bien, laissé entraîner par son sujet au delà
des limites exactes où il s était peut-être d'abord promis de le
contenir. Rien de plus naturel qu'au sortir de cette sorte de
crise, il ait été comme ressaisi par ses anciens sujets d'études
et d'observations. 11 fallait laisser le temps faire son œuvre,
mûrir et consommer le développement de pensée dont le Dis-
ciple était un signe avant-coureur, et aussi user jusqu'au bout
le moule romanesque où l'écrivain avait jeté tout d'abord ses
impressions et ses expériences.
Ce n'est pas à dire d'ailleurs qu'on ne puisse trouver « du
nouveau » dans cette suite d'œuvres. Le caractère cosmopolite,
qui déjà apparaissait dans les premiers romans, dans Men-
songes, par exemple, se manifeste ici plus clairement, plus lar-
gement. Le titre seul de Cosmopolis symbolise assez nettement
cette veine r^ativement nouvelle. Une idylle tragique dépeint, —
le sous-titre primitif en témoigne, — des « mœurs cosmopo-
lites. » Et enfin, si les principaux héros du beau roman de la
Terre promise sont bien Français, c'est dans un décor tout
italien, c'est dans un milieu très international que se déroule
leur douloureuse histoire. M. Bourget a bien utilisé ses multiples
voyages ; son « méthodique souci de la culture et du renouvelle-
ment (1) » l'a bien servi. La connaissance du « Tout-Europe »
lui a inspiré de très belles descriptions, d'exquis paysages; elle
lui a permis d'enrichir son œuvre romanesque de curieux
détails de mœurs, de piquantes ou originales figures. « Peu à
peu, — écrivait-il dans son étude sur Beyle, — peu à peu, et
grâce à une rencontre inévitable de ces divers adeptes de la vie
cosmopolite, une société européenne se constitue, aristocratie
d'un ordre particulier dont les 7nœurs complexes ri ont pas eu
leur peintre définitif [2). » Il a essayé d'être ce peintre, et il y a
excellemment réussi.
Le cosmopolitisme, s'il comporte bien des jouissances et s'il
présente bien des séductions, offre aussi un très grand danger :
il peut être une des formes du dilettantisme et de la décadence;
il « déracine » l'àme qui s'y prête trop complaisamment ; il
celui que je viens de finir, est réellement de moi. J'attache à la remarque que je
viens de souligner une certaine valeur. J'y vois la preuve que l'inconscient est
la partie la plus féconde de notre être, et c^esf par celle observation que Je suis
devenu traditionaliste. »
(1) Dédicace de Cosmopolis.
(2) Essais de psycfiologie, éd. originale, t. I, p. 304.
M. PAUL BOURGET.
91
\
l'amollit, il l'énervé, et, si je l'ose dire, il la désosse. Il l'af-
franchit, je le veux bien, des préjugés trop étroitement natio-
naux; il la détache aussi, si elle n'y prend garde, du patriotisme.
Ce danger-là, M. Bourget l'a bien vu, — car qu'est-ce que ne
comprend pas M. Bourget? — et il l'a très nettement dénoncé,
et de très bonne heure (1). Mais, à la suite de son trop cher
Stendhal, il avait failli en prendre gaiement son parti. Il con-
cluait ainsi son chapitre sur le cosmopolitisme de Beyle : « Les
Orientaux disent souvent: Quand la maison est prête, la mort
entre... — Que cette visiteuse inévitable, reprenait-il, trouve du
moins notre maison à nous, parée de fleurs (2) ! » Et je ne
jurerais pas qu'un peu de cet élégant dilettantisme ne se fût
pas plus d'une fois mêlé à ses peintures de la vie cosmopolite.
Mais il a fini par réagir contre ces dangereuses tendances. Il a
senti ce que sentent si bien tous ceux qui, en vivant à l'étranger,
sont fermement résolus à ne pas laisser leur individualité
ethnique, leur moi national, se dissoudre dans le non-moi
indifférent ou hostile des peuples qui les entourent; il a senti, il
a éprouvé ce que l'on pourrait appeler l'irréductibilité foncière
des diverses races et des « mentalités » qui leur correspondent,
— voyez à cet égard la dédicace de Cos?nopolis (3) ; — son âme
de vaincu de 1870 s'est ressaisie, et nul doute qu'il n'ait pu
s'appliquer à lui-même le vers si souvent cité, et toujours si
profondément juste :
Plus je vis l'étranger, plus j'aimai ma patrie.
Cette sorte de reviviscence du sentiment patriotique est-elle
(1) Cf. Essais de psychologie, éd. originale, t. I, p. 306 : « Les races surtout
perdent beaucoup plus qu'elles ne gagnent à quitter le coin de terre où elles ont
grandi. Ce que nous pouvons appeler proprement une famille, au vieux et beau
sens du mot, a toujours été constitué, au moins dans notre Occident, par une
longue vie héréditaire sur un même coin du sol. » Et toute la suite du dévelop-
pement.
(2) Id., ibid., p. 308. — Dans l'édition définitive (Pion, in-16, 1901, p. 319).
M. Bourget a corrigé ainsi son premier texte : «... la mort entre. — « ffe bien, »
répondent les épicuriens de la race de Beyle, « que cette visiteuse... » — Dans
l'édition originale, on lit encore : « La haute société contemporaine, j'entends
par là celle qui se recrute parmi les représentans les plus raffinés de la délicate
culture, est parvenue à cette heure, coupable peut-être, à coup sûr délicieuse, où
le dilettantisme remplace l'action « (p. 307-308); et dans l'édition définitive^
p. 318 : «... à cette heure, sans lendemain... » — « C'est encore ici une des formes
de ce qu'on est convenu de nommer la décadence... » (1" éd., p. 308); « de ce qu'i/
faut bien nommer la décadence. » (Éd. définitive, p. 318-319.)
(3) Voyez aussi, dans VÉcho de Paris du 2 juin 1910, le très suggestif article
de M. Bourget, intitulé : France et Angleterre,
92
REVUE DES DEUX MONDES.
pour quelque chose dans le retour de la préoccupation morale
que nous constatons dans deux romans do la même époque, la
Terre promise (1892) et Cosmopolis (1893) ? Il est possible ; la
conjecture est même d'autant plus vraisemblable que, chose à
noter, les deux inspirations, — la Préface du Disciple e^n témoi-
gnait déjà, — sont presque toujours étroitement mêlées chez
M. Bourget. A vrai dire, ce « christianisme immanent » qu'il
croyait apercevoir dans son œuvre, et que nous avons nous-
même signalé dans ses premiers écrits, on le discerne encore,
çà et là, dans ses autres romans de cette période. Nous en trou-
verions même des traces, en cherchant bien, jusque dans cette
Physiologie de l' Amour moderne que nous n'aimons guère, et où
nous rencontrons peut-être encore plus de « fleurs d'ennui » que
de « fleurs du mal. » Mais enfin, à les prendre dans leur en-
semble, tous ces livres qui s'étagent sur une dizaine d'années
de la vie de l'écrivain, l'impression qui s'en dégage n'est pas une
impression de confiance sereine, et de robuste certitude. Le
poète des Aveux est resté un inquiet ; il a multiplié les expé-
riences littéraires et morales ; il s'est développé dans tous les
sens où le portait l'extrême complexité de son tempérament,
son infatigable curiosité de l'âme et de la vie humaines. Et il
n'a rien conclu, assurément, mais il a souffert de ne pas con-
clure. « N'étais-je pas plus malheureux encore, — soupire-t-il
quelque part, — moi qui aurai passé ma vie à comprendre éga-
lement l'attrait criminel de la négation et la splendeur de la foi
profonde, sans jamais m'arrôter ni à l'un, ni à l'autre de ces deux
pôles de l'âme humaine (1)? » On ne saurait mieux rendre
l'impression finale de trouble et d'incertitude sous laquelle nous
laisse l'auteur de la Duchesse Bleue quand on l'a suivi d'œuvre
en œuvre pendant plus d'un quart de siècle de vie littéraire.
II
La psychologie est à l'éthique ce que l'analomie est à la thérapeutique.
Elle la précède et s'en distingue par ce caractère de constatation ineffi-
cace, ou, si l'on veut, de diagnostic sans prescription. Mais cette attitude
d'observateur qui ne conclut pas n'est jamais que momentanée. C'est un
procédé analogue au doute méthodique de Descartes et qui finit par se
résoudre en une affirmation. Vour ma part, cette longue enquête sur les mala-
dies morales de la France actuelle... m'a contraint de reconnaître à mon tour
(1) Nouveaux Pastels, édition originale, 1891, p. 51 {Un saint).
M. PAUL BOURGET. 93
la vétilé proclamée jiar des maîtres d'une autorité bien supérieure à la mienne,
Balzac, Le Play et Taine, à savoir que, pour les individus comme pour la
société, le christianisme est à l'heure présente la condition unique et nécessaire
de santé ou de guérison... La rencontre de ces beaux génies dans une même
conclusion a ceci de bien remarquable qu'ils y sont arrivés tous les trois
par l'observation, à travers des milieux et avec des facultés de l'ordre le
plus difTérent. En adhérant à la conclusion si nettement exposée par ces
maîtres, je ne fais, moi non plus, que résumer ma propre observation de
la vie individuelle et sociale. Je crois donc dégager mieux le sens de ces
Essais et des ouvrages qui les ont suivis, en demandant qu'on veuille bien
les considérer comme une modeste contribution à cette espèce d'apologétique
expérimentale, inaugurée par les trois analystes que je viens de citer, —
apologétique dont relèvent tôt ou tard, d'ailleurs, qu'ils le veuillent ou non,
tous ceux qui, étudiant la vie humaine, sincèrement et hardiment, dans
ses réalités profondes, y retrouvent une démonstration constante de ce
que cet admirable Le Play appelait encore : « Le Décalogue éternel. »
Qui parle ainsi? c'est M. Paul Bourget lui-même, dans une
Préface, datée de septembre 1899, et qui ouvre l'édition défini-
tive de ses Œuvres compleles. Et l'année suivante, dans une
seconde Préface, il reprenait sous une autre forme, plus pré-
cise et plus ferme encore, la même pensée. Rattachant à Taine
la méthode et la doctrine de son œuvre romanesque, et revendi-
quant sa part de collaboration à cette « grande enquête sur
l'homme » que Taine avait assignée comme objet à l'art litté-
raire moderne, il déclarait n'avoir composé, à la manière scien-
tifique, « qu'une suite de monographies, des notes plus ou
moins bien liées sur quelques états de l'âme contemporaine. »
Et après avoir étudié et analysé un certain nombre de cas, il
revendiquait le droit de généraliser, de proposer et d'affirmer,
sinon des lois, tout au moins des hypothèses, et, après avoir
fait œuvre de psychologue, de faire œuvre de moraliste.
J'ai vu, disait-il, des appréciateurs, ceux-ci bienveillans, ceux-là mal-
veillans, opposer Cruelle Énigme à Cosmopolis, Un Crime d'amour à Terre
promise, les Essais de psychologie à Outre-Mer, et prononcer à mon sujet le
grand mot de conversion. Ce mot ne me ferait pas peur, car j'estime que
la volte-face d'un esprit qui, sous la leçon de la vie, reconnaît son erreur
première, est un des plus beaux spectacles qui soient. Mais tel n'est pas
mon cas particulier. On se convertit d'une négation, on ne se convertit pas
d'une attitude purement expectative... Il me serait aisé de montrer que s'il
y a eu développement dans ma pensée, il n'y a pas eu contradiction, et que
l'avant-dernier chapitre d'f7?i Crime d'amour, l'épilogue de Mensonges, vingt
passages de la Physiologie, les dernières pages du Disciple, celles sur la con-
fession et le péché dans Cruelle Énigme, se raccordaient déjà entièrement à
94 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que j'ai appelé depuis l'apologétique expérimentale. Cette apologétique
consiste à établir, suivant une expression chère aux mathématiciens,
qu'étant donné une série d'observations sur la vie humaine, tout dans ces
observations s'est passé comme si le christianisme était la vérité. C'est le
témoignage que j'apporte pour les observations que j'ai pu faire sur la
sensibilité de mon temps et qui sont consignées dans ces romans parfois
hardis, quelquefois maladifs, toujours sincères...
« La religion, ajoutait-il, n'est pas d'un côté, et la vie hu-
maine de l'autre, » et, pour démontrer la vérité de l'une, il esti-
mait que « l'observation quotidienne et réaliste » de l'autre
était loin d'être inefficace. Madame Bovary ou Pierre et Jean, le
Rouge et le Noir ou Adolphe étaient, selon lui, des livres d'apolo-
gétique involontaire, et « cet accord de tous les analystes lucides
des passions » « une des formes de cette harmonie de la science
et de la tradition qui éclate partout, à l'heure présente. » Et il
concluait :
Ma seule ambition serait que l'on voulût bien reconnaître, en les prenant
dans leur ensemble, aux études de sensibilité 'contemporaine dont voici la
première série, une petite place dans ce courant d'idées réparatrices qui se
dessine de toutes parts en France et qui n'exclut aucun ouvrier, si humble
soit-il, et si étranger ait-il pu sembler d'abord, par le genre même de ses
travaux, à une si grave entreprise.
C'étaient là de fortes et nobles paroles, et ce ne sera pas en
affaiblir la portée que de discuter un peu plus tard quelques
articles de ce credo. Mais si l'on peut admettre que ces paroles
étaient virtuellement contenues dans les œuvres antérieures de
M.' Bourget, il faut bien reconnaître qu'elles étaient enchâssées
parmi beaucoup d'autres qui ne rendaient pas tout à fait le
même son. Ce moraliste s'attardait, s'amusait peut-être, aux dé-
tours du chemin ; cet apologiste renouvelait bien souvent la même
« expérience; » il prenait évidemment quelque plaisir à en pro-
longer la durée; ce théologien posait bien çà et là quelques pré-
misses; il oubliait ou il négligeait bien souvent d'en tirer les
conclusions. Pourquoi, un jour venu, dans le. bref raccourci
d'une Préface, s'avisa-t-il de ramasser et de démasquer tout
le sérieux foncier de sa pensée? Pourquoi ce jour-là plutôt
qu'un autre? A la suite de quels événemens et dans quelles
circonstances exactes cette décision fut-elle prise, et ce non-
chalant apologiste du dehors se transforma-t-il en un apologiste
conscient et résolu? Nous le saurons peut-être un jour. Nous
M. PAUL BOURGET. 95
ne pouvons, pour l'instant, que hasarder quelques conjectures
et noter quelques suggestives concordances. Parmi les causes qui
ont déterminé, ne disons pas cette conversion, mais cette sorte de
cristallisation de tendances très réelles, mais intermittentes, et
surtout un peu flottantes, il n'est point téméraire d'attribuer une
part prépondérante à « cette funeste crise nationale de 1898, qui
marque dès aujourd'hui une date dans l'histoire déjà séculaire
de nos discordes civiles (1). » Comme la plupart de ceux pour
,qui la dure expérience de l'année terrible a été une perpétuelle
et vivante leçon de choses, M. Bourget a cruellement souffert
dans son patriotisme des imprudences, des déclamations et des
sophismes qui, à ce moment-là, ont séduit tant de bons esprits;
peut-être a-t-il réagi trop fortement contre les « nuées » oii il
voyait d'autres se complaire; en tout cas, à méditer sur elles, il
a, sinon découvert, tout au moins approfondi ce que l'on pour-
rait appeler les fondemens mystiques de l'idée de patrie. A l'école
de Rivarol et surtout de Bonald (2), de M. Charles Maurras
aussi, il s'est initié au « traditionalisme » politique, social et
religieux; il est devenu un fervent adepte de la doctrine, et il n'a
laissé échapper aucune occasion nouvelle d'en affirmer ou d'en
justifier les principes. Il devait être très tentant pour lui d'en
essayer une sorte d'illustration romanesque. La tentation s'étant
heureusement produite, M. Bourget y a cédé en écrivant l'Étape.
L'Étape est un chef-d'œuvre, le chef-d'œuvre peut-être de
M. Bourget; et je suis d'autant plus à l'aise pour en convenir,
que je suis, pour ma part, assez loin d'en épouser toutes les ten-
dances. Mais quand la thèse que le livre enveloppe serait encore
plus discutable qu'elle ne l'est, il n'en resterait pas moins vrai
que l'effort d'art dont il témoigne est égal et même supérieur à
tout ce que l'écrivain avait produit jusqu'alors de plus puissant
et de plus accompli ; et d'autre part, jamais encore il n'avait,
dans le cours d'un simple roman, posé et agité des questions
d'une aussi haute et aussi grave portée. L'opinion ne s'y est pas
trompée. Elle a compris qu'elle se trouvait là en présence d'un
maître livre, d'un de ces livres, rares dans la vie de tout auteur,
même de grand talent, qui résument et totalisent, si je puis
(1) L'Étape, édition originale, Pion, 1901, p. 114.
(2) M. Paul Bourget a publié, en collaboration avec M. Michel Salomon, un
Bonald, dans la collection la Pensée chrélienne, Paris, Bloud, 1905. Il ne s'est
point contenté d'écrire pour ce volume une intéressante Préface; il a mis directe-
ment la main à la composition du recueil.
96 REVUE DES DEUX MONDES.
dire, de longues années de méditation solitaire et d'expérience
morale, un de ces livres qu'on a longtemps portés en soi et
qu'on ne se décide à livrer au public qu'après en avoir mûri
toutes les idées, pesé tous les développemens, calculé tous les
détails. Il n'est aucun des ouvrages de M. Bourget, — non pas
même le Disàple, — qui ait fait surgir une aussi abondante
« littérature, » soulevé d'aussi passionnées discussions, pro-
voqué même d'aussi âpres colères. Il n'a laissé personne
indifférent : n'est-ce pas tout dire?
C'est qu'en effet l'artiste n'avait négligé aucun des moyens
en son pouvoir pour attirer, entretenir, aiguiser la curiosité et
l'attention de ses lecteurs. Nous avons déjà loué chez M. Bourget
la science consommée de la composition : les apprentis ro-
manciers, — ou dramaturges^ — peuvent apprendre de lui l'art
de conduire une intrigue, d'en combiner adroitement les divers
élémens, d'en précipiter au moment voulu les péripéties, d'en
embrouiller savamment les fils et d'en dénouer avec une élé-
gante simplicité le subtil écheveau. Dès les premières lignes de
ses récits, — voyez particulièrement à ce point de vue André
Cornélis et Une idylle tragique, — on est pris comme dans un
engrenage logique qui vous entraîne, et vous emporte, bon gré
mal gré, sans vous laisser le temps de vous reprendre et de res-
pirer, et ne vous Jâche plus qu'à la dernière page. A cet égard,
M. Bourget s'est surpassé dans rÉtape. Or il était, dans ce der-
nier cas, d'autant plus méritoire de conserver intact ce don sou-
verain de la puissance constructive que les données du problème
romanesque étaient plus complexes, et qu'il s'agissait, pour le
conteur en même temps que de peindre un coin de la société
contemporaine et de développer une thèse, de dérouler sous
nos yeux tout à la fois un drame de famille et un drame d'idées,
un drame de conscience et un drame de passion. En vertu même
de la diversité de son dessein, il ne pouvait se contenter d'une
action « chargée de peu de matière, » comme les aimait, par
exemple, Racine, et peut-être même peut-on trouver qu'il y a
beaucoup d'événemens accumulés dans ce roman qui se passe
tout entier en une seule semaine. Mais, ce court laps de temps
nous en avertit déjà, l'écrivain n'en a pas moins essayé de re-
produire dans son œuvre la forte concentration de la tragédie
racinienne : peu s'en faut qu'il n'observe la « règle des trois
unités, » et l'on définirait assez bien sa tentative en disant qu'il
M. PAUL BOURGET. 97
a voulu traiter le sujet d'un grand roman moderne avec des
procédés tout classiques, et soumettre une matière extrêmement
riche et touffue à la sévère simplicité de lignes des œuvres de
nos grands tragiques : il y a fort bien réussi. Et il a non moins
bien réussi à créer, cette fois, des types réels et vivans. Jean
Monneron, si généreux et si délicat d'esprit et de cœur, et sa
sœur, la douloureuse et passionnée Julie; Crémieu-Dax, le jeune
juif fondateur de VUiiion Tolstoï, à la fois enthousiaste comme
un héritier des Prophètes et réaliste comme un homme de
banque; Riouffol, le rancuneux ouvrier relieur, et la délicieuse
Brigitte Ferrand : il n'est presque aucun des personnages
inventés par M. Bourget qui n'ait l'air pris et copié sur le vif,
qui ne ressorte comme en relief de la toile, et qui ne s'impose
à notre souvenir. Joignez à cela que, pour la première fois,
l'auteur de l'Étape s'est révélé peintre de foules : la scène où il
nous représente la séance tumultueuse de V Union Tolstoï a du
mouvement, de la vie, de la puissance ; Zola ne l'eût point dédai-
gnée. Mais ce qui, plus que tout le reste, donne au livre sa haute
valeur de vivante œuvre d'art, c'est le portrait, à la fois symbo-
lique (1) et individuel, de Joseph Monneron : celui-là est un
type qu'on n'oubliera plus, au même titre qu'une M™* Bovary ou
qu'un M. Poirier, qu'un Gil Blas ou qu'un Tartuffe. M. Bourget
a dessiné cette figure avec une habileté, une conscience, et, en
dépit de quelques traits trop appuyés, çà et là, et qui sentent
un peu la caricature, une impartialité, qui font le plus grand
honneur à son sens et à sa probité d'artiste. Elle domine tout
son livre, cette figure; elle est la personnification concrète de
l'idée générale qui en est l'armature, de l'erreur sociale que le
romancier entend dénoncer et combattre.
Cette erreur, dont toute la famille Monneron a été la vic-
time, on sait en quoi elle consiste :
Il n'y a pas de transfert subit de classes, et il y a des classes, du mo-
ment qu'il y a des familles, et il y a des familles, du moment qu'il y a
société... Pour que les familles grandissent, la durée est nécessaire. Elles
n'arrivent que par étapes. Votre grand-père et votre père ont cru, avec tout
notre pays depuis cent ans, que l'on peut brûler l'étape. On ne le peut pas. lir-
ont cru à la toute-puissance du mérite personnel. Ce mérite n'est fécond, il
(1) Si symbolique même, qu'il en est presque prophétique. On sait le mot que
M. Bourget prête à son héros sur Taine : « C'est un monsieur qui a eu bien peur
pour ses rentes en 71. » Je pourrais citer un Monneron réel qui a prononcé, et
imprimé, le mot en termes presque identiques, après la publication de l'Étape.
TOME II. — 1911. 7
98
REVUE DES DEUX MONDES.
n'est bienfaisant, que lorsqu'il devient le mérite familial. La nature, plus
forte que l'utopie, et qui n'admet pas que l'on aille contre ses lois, con-
traint toutes les familles qui prétendent la violenter à faire dans la dou-
leur, si elles doivent s'établir, cette étape qu'ils n'ont pas faite dans la
santé.
C'est le philosophe Ferrand qui parle ainsi, tout à la fin du
livre, en dégageant lui-même toute la philosophie, et l'idée qu'il
exprime là, et qu'il avait d'ailleurs esquissée déjà dans les pre-
mières pages, j'allais dire dans r« ouverture » du roman, revient,
sous différentes formes, comme un leitmotif insinuant, à tous
les tournans de l'œuvre, l'une des plus magistralement orches-
trées que je connaisse. La thèse est ingénieuse et spécieuse;
elle comporte une large part de vérité, et plus d'une famille mo-
derne pourrait se l'appliquer justement. Je crois pourtant que,
telle qu'elle ressort de « lÉtape » (1), elle est un peu outrée, et,
peut-être, insuffisamment établie. Si elle était prise au pied de
la lettre, — le danger, je le sais, par le temps qui court, n'est
pas grand, — elle nous épargnerait nombre de déclassés, ce qui
est bien ; mais elle nous eût privés d'un Pasteur, — et de com-
bien d'autres ! — ce qui serait sans doute plus fâcheux. D'autre
part, acceptons même comme fait réel et vécu Thistoire imagi-
naire de la famille Monneron; que prouve-t-elle ? Que Joseph
Monneron a eu le tort de « brûler l'étape? » Non,' mais qu'il a
fort mal élevé ses enfans. Et d'où vient la mauvaise éducation
de ces derniers ? De ce qu'ils ont été nourris de phrases creuses,
des prétentieuses billevesées d'une morale soi-disant indépen-
dante, et surtout peut-être de ce que leur père a fait un sot ma-
riage. Que l'humanité serait heureuse si les mauvaises éduca-
tions et les sots mariages ne se trouvaient que chez ceux qui ont
brûlé l'étape ! Les inconvéniens, — qui sont réels, même quand
l'expérience réussit, — d'une ou de plusieurs « étapes » préma-
turément franchies, ne sont pas précisément ceux que M. Bour-
(1) Je dis: telle qu'elle ressort de l'Étape, parce que dans divers articles que
M. Bourget a écrits pour répondre aux objections qui lui ont été adressées, notam-
ment par M. d'Haussonville, il me semble avoir un peu atténué l'iatransigeance
de sa théorie primitive : il avoue par exemple, à propos du cas de Guizot et de
Pasteur qui lui avait été opposé, que « le talent, quand il est d'un certain degré,
écbappe aux lois générales. » {Éludes et Portraits, t. III, p. 148.) Ces deux
articles sur VAscension sociale ne sont pas, comme on eût dit jadis, la seule
Défense de l'Étape que M. Bourget ait composée : on en trouvera, dans le même
volume, une autre au moins, d'autant plus vive peut-être qu'elle est indirecte :
c'est l'article sur les Deux Taine.
M. PAUL BOURGET. 99
get a accumulés dans le cas, — un peu bien noir, — de la famille
Monneron : ils sont « d'un autre ordre, » moins tragique, et,
généralement, moins douloureux.
Mais il y a autre chose dans l'Etape qu'un drame émouvant
joué par des personnages de chair et d'os, autre chose aussi
qu'une thèse politico-sociale ; il y a une étude de psychologie
religieuse que le reste offusque et recouvre quelquefois, mais
qui n'en est pas moins, aux yeux des connaisseurs, la partie la
plus neuve, la plus profonde, la plus indiscutable de l'œuvre,
celle où M. Bourget a le plus largement donné sa mesure. Les
pages où il décrit les hésitations, les scrupules intellectuels et
moraux, les répulsions secrètes de Jean Monneron en même
temps que sa sympathie croissante pour le catholicisme, et,
sous l'action des épreuves de la vie, son besom croissant aussi
d'une foi véritable, et parmi les prières et les larmes qu'il verse
au chevet de sa sœur blessée, son abandon complet à l'appel
mystique, « sa renonciation totale et douce, » ces pages-là sont
d'une beauté pénétrante, d'une lucidité d'analyse et d'une pro-
fondeur d'émotion auxquelles l'écrivain n'avait encore jamais
atteint. Et j'ai tort de dire l'écrivain : c'est l'homme même qui
s'y révèle. On a quelque pudeur à toucher, d'une main si légère
fût-elle, à ces choses de la conscience individuelle. Mais, puis-
que aussi bien l'encre d'imprimerie a passé par là, il me sera
bien permis de penser que M. Bourget nous livre là, — plus
ou moins transposé, et encore, qui sait? — le résultat de son
« expérience religieuse ; » et je serais bien étonné aussi, que,
dans la première conversation de Jean Monneron avec Ferrand,
quand le jeune homme expose au philosophe tout le chemin qu'il
a fait vers le catholicisme, M. Bourget ne nous révélât point, par
la bouche de son héros, tout le travail de pensée qui, de proche
en proche, l'a conduit lui-même jusqu'au seuil du temple. Il
faut citer cette page si pleine et si forte qui, visiblement,
ramasse bien des recherches et bien des méditations :
J'admets avec vous, — dit Jean Monneron, — que la Science est incapable
de dépasser l'ordre des phénomènes et qu'elle se heurte, aussitôt qu'elle
veut chercher le pourquoi des choses, au lieu du comment, à l'inconnais-
sable. J'admets que cet inconnaissable est réel, puisqu'il est à la racine de
toute réalité, J'admets que, le conséquent étant enveloppé dans l'antécé-
dent, cet inconnaissable doit posséder, virtuellement au moins, tout ce qui
constitue le réel, donc, puisque nos facultés font partie du réel : l'intelli-
100 REVUE DES DEUX MONDES.
gence, l'amour et la volonté. J'admets encore que ce principe d'intelli-
gence, d'amour et de volonté, caché dans l'inconnaissable, c'est ce que le
langage des simples appelle Dieu. J'admets encore que ce Dieu, ainsi
conçu, doit s'être manifesté dans l'histoire humaine. Comme cette histoire
n'est pas une attente, qu'elle est actuelle, qu'elle est présente, j'admets que
cette action de l'inconnaissable y est mêlée, actuellement. J'admets que, de
tous les faits qui tombent sous l'observation, le christianisme est celui qui
remplit le plus exactement les conditions que notre raisonnement nous
montre a priori, comme ayant dû être celles d'une action divine. Je vais
plus loin. Je reconnais que, des formes diverses du christianisme, la plus
complète est celle qui remonte par la tradition au fondateur et à ses
apôtres, c'est-à-dire le catholicisme. J'admets tout cela, mais comme une
construction intellectuelle qui me reste totalement extérieure, et dont je
ne me sens pas faire partie. C'est une hypothèse plus ingénieuse, plus pro-
bable, si vous voulez, que beaucoup d'autres, mais cette probabilité est
pour moi, — comment m'exprimer ? — une probabilité morte. Elle m'est
étrangère, je vous le répète. Elle ne touche pas à ce point dernier de la
personne où s'élabore la conviction (1)...
Quelle étonnante et lumineuse page d' « apologétique expé-
rimentale ! » De même que, du propre aveu de M.* Bourget, il
y avait jadis, dans son Robert Greslou, quelques traits d'auto-
biographie psychologique, de même, je crois bien qu'à divers
égards, son Jean Monneron lui ressemble « comme un frère. »
Ce qu'est le Disciple dans la première partie de son œuvre,
rÉtape l'est dans la seconde : les deux livres se correspondent,
et se font exactement pendant l'un à l'autre.
Un divorce fait suite à VÉtape, manifeste les mêmes ten-
dances, et, sous une forme peut-être plus simplifiée, les mêmes
qualités d'art et de pensée. M. Bourget y a créé un type très
nouveau, très actuel et très vivant, celui de Berthe Planât,
l'étudiante « féministe, » la théoricienne de l'union libre,
curieux mélange de droiture morale et d'anarchisme intellec-
tuel, touchante et sympathique jusque dans ses erreurs et ses
faiblesses. Le livre soulève une question souvent discutée, tou-
jours actuelle, et la tranche ou la résout comme on pouvait s'y
attendre de la part d'un héritier de Bonald. Je ne sais à vrai
dire si la question y est posée dans toute sa force et dans toute
sa simplicité, et si elle n'aurait pas gagné à être dégagée de
toute considération accessoire : j'appelle ainsi les considérations
(1) On fera bien de rapprocher ces lignes dune lettre de M. Bourget (13 mai 1902)
à Charles Ritter dont nous avons cité les principaux fragmens dans la Revue du
i5 novembre 1910.
M PAUL BOURGET. 101
tirées de l'existence d'enfans d'un premier lit ou empruntées à
l'ordre religieux. Il est trop évident par exemple que, l'Eglise
n'acceptant pas le divorce, Gabrielle Darras ne saurait avoir
une vie religieuse complète; mais, d'autre part, si son premier
mari était mort et qu'elle se fût tout simplement remariée, les
douloureuses difficultés qu'elle éprouve à cause du conflit sur-
venu entre son second mari et son fils auraient pu être iden-
tiques. Supposez-la sans enfant de son premier mariage et aussi
libre penseuse que son second mari : on ne voit pas bien, semble-
l-il, les inconvéniens que le divorce aurait entraînés pour elle,
et on en voit au contraire fort bien tous les avantages. — Eh bien!
même dans ce cas du divorce pur, en quelque sorte, les incon-
véniens existent, et ces inconvéniens, très dififérens de ceux du
remariage, indépendans de toute préoccupation confessionnelle,
résultent uniquement du principe d'instabilité introduit dans
l'union conjugale. Le divorce, c'est la porte ouverte à l'union
libre, et il n'est pas besoin d'être catholique pour le répudier;
on pourrait même dire que, moins on est religieux, plus vive-
ment on doit le repousser, pour peu du moins qu'on ait gardé
quelque souci d'hygiène sociale. Ceux qui, sous prétexte
d' « affranchir » la femme et de réaliser un progrès social, ont
introduit le divorce dans nos mœurs, et dans nos codes, ne se
sont jamais doutés à quel point ils asservissaient aux multiples
fantaisies de l'homme la faiblesse féminine, et quelle « régres-
sion » ils opéraient vers l'animalité primitive. Je me demande
si un roman construit sur ces données n'aurait pas été « plus
fort » que celui qu'a écrit M. Bourget. Mais peut-être eût-il
été, sinon moins émouvant, en tout cas moins varié. Et puis, le
romancier pourrait toujours répondre qu'il a voulu étudier non
pas le divorce « en soi, » mais un divorce particulier. Et
enfin, le roman, tel que nous l'avons, est une très belle œuvre,
dramatique, élevée, vivante et suggestive : et cela répond
péremptoirement à toutes nos chicanes de pédans.
Insisterons-nous maintenant sur les dernières œuvres roma-
nesques de M. Bourget, les Deux sœurs, les Détours du cœur,
l'Émigré, la Dame qui a perdu son peintre?... Si elles mani-
festent la variété, la souplesse et la fécondité de son talent, il
ne semble pas qu'elles ajoutent quelque nuance vraiment nou-
velle à la définition que l'on peut tenter de ce talent. Et mieux
vaut sans doute l'étudier, ce talent si curieux, si chercheur, si
102 REVUE DES DEUX MON-DES.
inquiet, même sous son apparent dogmatisme, et toujours si
soucieux de se renouveler, dans sa dernière incarnation litté-
raire, je veux dire sous la forme dramatique qu'il a essayée
depuis trois ou quatre ans.
Ce n'est pas l'un des spectacles les moins intéressans de
notre époque que de voir un écrivain non seulement connu et
classé, mais célèbre, aborder à cinquante-cinq ans une forme
d'art qui passe pour exiger un long et difficile apprentissage,
une expérience consommée du <( métier, » bref, un don et un
« faire » assez particuliers; il fallait même un certain courage
pour jouer cette partie et pour la gagner. Je sais bien que
M. Bourget a été comme sollicité du dehors à entrer dans cette
voie nouvelle. Mais je serais fort étonné que ces sollicitations
extérieures ne répondissent pas à certaines dispositions intimes
et peut-être assez anciennes de l'auteur du Disciple. Ne sont-
elles pas de lui, dans un article, daté de 1880, sur la Psycho-
logie au théâtre, ces lignes significatives : « Un avenir admi-
rable paraît réservé aux auteurs nouveaux qui assoupliront l'art
dramatique au point d'y introduire autant cf observation que
dans le roman ou dans la poésie... L'auteur du Demi-Monde
n'est-il pas là pour attester que les plus hardis problèmes de
psychologie personnelle et sociale peuvent être traités en pleine
scène? Seulement, trop peu de personnes travaillent aujourd'hui
dans cette direction (1)... » Et n'est-ce pas là la formule même
de son propre théâtre? C'est que M. Bourget non seulement a
toujours suivi de très près toute la production dramatique con-
temporaine, mais encore, ainsi qu'en témoignent ses trois années
de feuilletons, a beaucoup réfléchi aux choses du théâtre : là
encore son métier de critique lui a épargné bien des tâtonne-
mens et des méprises. Dautre part, il me semble que les grands
dramaturges de tous les temps, à commencer par Shakspeare,
— vovez telle étude de lui sur Hamlet et son André Cornélis, —
ont collaboré, au moins autant que les grands romanciers, à
son éducation littéraire, et je crois qu'il leur a emprunté et qu'il
a transporté dans l'art du roman plus d'un de leurs procédés
essentiels. Ce qui est en tout cas certain, c'est qu'il y a dans
tous ses romans un élément dramatique, mélodramatique même
quelquefois, — voyez l'Émigré, — qui appelait comme de lui-
(1) Éludes et Portraits, t. I, édition originale, p. 328-329 {Réflexions sur le
tkéâlre).
M. PAUL BOURGET.
103
même la forme proprement théâtrale, et qui ne demandait qu'à
être libéré de toute entrave et à être développé pour lui-même (1).
Ce serait bien mal connaître M. Bourgetque dépenser qu'il n'en
avait pas conscience. Et puis, parmi toutes les séductions que
peut offrir le théâtre à un écrivain d'aujourd'hui, comment ne
pas faire entrer en ligne de compte la tentation, qui devait être
si forte, pour le philosophe et l'homme d'action qu'est devenu
l'auteur de l'Étape, de porter sur la scène et donc de soumettre
directement au grand public et de lui imposer presque ses
préoccupations, ses idées nouvelles, et d'en recueillir immédia-
tement l'écho? Que M. Bourget ait cédé à des considérations de
cet ordre, ou à d'autres, le fait est que, depuis trois ans, il est
devenu dramaturge, et dramaturge à succès ; et chacun sait qu'il
va persévérer.
Quatre pièces, Un Divorce (1908), r Émigré (1909), la Barri-
cade, Un cas de conscience (1910), — en attendant le très pro-
chain Tribun, — composent actuellement le bagage dramatique
de M. Bourget. Il est assez difficile d'apprécier avec toute la
précision souhaitable son effort personnel dans cette voie. Non
pas que son œuvre théâtrale soit encore insuffisamment abon-
dante, ou insuffisamment caractéristique. Mais deux de ces
pièces sur quatre ont été écrites en collaboration, et quoiqu'elles
aient été tirées d'un roman et d'une nouvelle de M. Bourget,
l'apport propre de ce dernier nous échappe un peu. La troisième
a été tirée par l'auteur lui-même de son roman de l'Émigré: il
n'y a que la Barricade qui ait été écrite tout entière par
M. Bourget et directement pour la scène. « C'est vraiment ma
première pièce, déclarait-il lui-même, puisque c'est la seule
qui ne soit pas tirée d'un roman (2). » Quelque mérite littéraire,
historique ou social, et dramatique qu'offre cette « chronique
de 1910, » il est malaisé, sur cette œuvre, presque unique, de
discerner très nettement l'originalité réelle « d'un débutant, »
comme l'auteur de la Barricade s'intitule trop modestement
(1) C'est ce dont s'étaient déjà avisés deux dramaturges contemporains,
MM. Léopold Lacour et Pierre Decourcelle qui, le 18 avril 1889, ont fait repré-
senter au Vaudeville Mensonges, « comédie tirée du roman de M. Paul Bourget. >>
(Paris, Lemerre, 1890, in-18.)
(2) La Barricade, Préface, p. ïiii. Dans cette Préface, M. Bourget donne de
fort curieux détails sur la manière dont il a été amené à écrire sa pièce, et sur les
matériaux dont il s'est servi. Je crois bien qu'il nous livre là le secret de sa mé-
thode de travail et de la façon dont il se « documente » pour écrire non seulement
ses pièces, mais, si je ne me trompe, ses romans et ses nouvelles aussi.
104 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même, et l'on ne voit vraiment rien d'essentiel à ajouter à
ce qui, ici même, a été très justement et finement dit par
M. Doumic, au fur et à mesure que ces diverses pièces affron-
taient la lumière de la rampe. Tout ce que déjà l'on entrevoit,
c'est que l'œuvre de M. Bourget au théâtre est et vraisembla-
blement sera analogue à celle qu'il a poursuivie dans le roman.
Prenant ses sujets au cœur de la réalité contemporaine, il met
aux prises des personnages dont il analyse avec une vigoureuse
subtilité les sentimens et les passions, et dont il fait le vivant
symbole de certaines doctrines en cours ; le drame de passion
devient ainsi un drame d'idées, et de ce double conflit il so
dégage discrètement une leçon générale qui est la solution du
problème posé, telle du moins que l'écrivain la conçoit ou la
souhaite. Attendons le Tribun pour voir si M. Bourget va
encore une fois demeurer fidèle à son « rêve d'art, » qu'il
définit lui-même si heureusement : « du pathétique qui fasse
penser (1). »
III
Deux volumes de vers, cinq volumes de critique, quatre
volumes de voyages, quinze volumes de romans, quatorze
volumes de nouvelles, quatre pièces de théâtre, sans compter
nombre d'articles, de lettres, préfaces ou discours qui n'ont pas
été recueillis, voilà, après quarante ans bientôt dévie littéraire,
de quoi se compose actuellement l'œuvre de M. Paul Bourget.
Elle est considérable, comme on peut voir, et elle est variée,
— plus variée même que celle d'aucun autre des hommes de
lettres français contemporains. Aucun autre d'entre eux en effet
n'a touché à autant de genres, ni surtout n'a aussi fortement
marqué sa place dans tous les genres qu'il a successivement ou
simultanément abordés. Là même où il n'a pas atteint au pre-
mier rang, il donne l'impression, — sauf peut-être en poésie, —
qu'il aurait pu y atteindre, s'il avait voulu faire porter là son
principal effort. Cet effort soutenu et prolongé, le seul qui
assure même aux maîtres la suprême maîtrise, c'est dans l'art
du roman qu'il l'a fourni, et par l'abondance et la diversité, par
la vigueur d'exécution, par la haute portée et le retentissement des
(1) Lettre à Charles Ritter, du 10 avril 1905 : voyez toute la page dans la Revue
du 15 novembre 1910, p. 156-157.
M. PAUL BOURGET. 103
œuvres, par l'influence exercée enfin (1), je ne lui vois, dans cet
ordre et dans sa génération qu'un ou deux rivaux, tout au plus.
Vous êtes-vous demandé parfois, — écrivait-il tout au début de sa car-
rière, — comment serait imaginé le roman idéal qu'il vous plairait de lire
aujourd'hui pour vous reposer un moment des tristesses contemporaines?
D'abord il devrait être humain, et par ce mot nous entendons qu'il dédai-
gnerait les créations monstrueuses dont nous obsèdent les réalistes. Comme
nous voulons un apaisement, il respirerait l'amour d'une existence meil-
leure, plus simple que notre vie moderne, toujours si agitée. Pour avoir
trop étudié les caractères compliqués et raffinés, nous perdons le sens
exquis des belles natures : les excès seuls nous semblent réels. Le roman
que nous désirons se soucierait donc peu de peindre des fous ou des
malades, il retrouverait la beauté dans l'étude des choses saines et des sen-
timens nobles. Ce roman aurait pour charme une entière sincérité. Sans
dissimuler le mal, il ne l'exagérerait pas au point de l'étaler seul en pleine
lumière. Comme il se souviendrait qu'un désordre immense est au fond des âmes,
il chercherait à dégager la loi qui gouverne les passions humaines. 11 faudrait,
en un mot, qu'il pût porter en épigraphe cette pensée de George Sand :
« On peut définir passion noble celle qui nous élève et nous fortifie dans
la beauté des sentimens et la grandeur des idées, passion mauvaise celle
qui nous amène à l'égoïsme, à la crainte, et à toutes les petitesses de
l'instinct aveugle. »
Un tel livre ne saurait se passer d'une forme accomplie... Enfin, si le roman
dont nous parlons quittait les hautes cimes de l'art pour vivre de notre vie
moderne et combattre nos combats, sa règle devrait être celle-ci : ne se
soumettre à aucune coterie, et, soucieux de la France avant toutes choses,
travailler à détruire les haines civiles qui nous ont désunis en face de
l'ennemi (2)...
Ce n'est peut-être pas tout à fait là le roman dont nous a dotés
M. Bourget : il y a dans les siens plus de « morbidesse, » plus
de « réalisme » aussi, et moins d'optimisme qu'il n'en avait sou-
haité dans la ferveur de ses vingt et un ans; mais en réduisant,
comme il le faisait dès lors, « les devoirs auxquels ne saurait se
soustraire aucun écrivain qui se respecte » à « la vérité humaine
et morale, au souci du style, et au patriotisme, » le romancier
de l'Étape et du Disciple a le droit de penser qu'il n'est pas
resté infidèle à sa première devise, à l'idéal de sa jeunesse.
Et, assurément, au cours de la vie, cet idéal s'est modifié,
(1) Parmi les tout récens disciples de M. Bourget. — et de Fromentin, — je
crois devoir signaler ici un jeune écrivain, M. Emile Clermont, dont le premier
et fort remarquable roman, Amour promis (Galmann-Lévy, 1910) est de nature à
nous faire concevoir de hautes espérances.
\2) Le Roman réaliste et le Boman piétiste, dans la Revue des Deux Mondes du
15 juillet 1873, p. 455, 456.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
sinon dans son fond primitif, tout au moins dans ses conclu-
sions. Le grand mérite et le haut intérêt de l'œuvre de M. Bourget
est de traduire avec une fidélité, une sincérité, et j'oserai dire
une naïveté singulières, les vicissitudes de sa pensée. Veut-on
voir, et comme toucher du doigt, sur un article essentiel, le
point de départ et le point d'arrivée de cette pensée ? Qu'on
relise parallèlement, dans l'édition originale et dans l'édition
définitive des Essais de psi/cko/ogie contemporaine , l'étude sur
Ernest Renan. En 1883, M. Bourget parle « des phrases singu-
lières où le savant philologue professe une admiration à demi
jalouse pour ceux qui ont pris le monde comme un rêve amusé
d'une heure. » — « Une admiration un peu niaise, » écrira-t-il
en 1899. — « Que M. Renan, disait-il en 1883, ait été correct ou
non dans le maniement de cette méthode, la question pour nous
n'est point là. Il est certain qu'il l'a pratiquée de bonne foi. » Et
en 1899: « Telle est la méthode qu'en effet M. Renan s'est
efforcé de pratiquer après Strauss et tant d'autres. A-t-il été
correct ou non dans le maniement de cette méthode? A-t-il
obtenu les résultats guHlen attendait? Il est bien certain aujour-
d'hui que non, mais il est certain aussi qu'il l'a pratiquée de
bonne foi... » — En 1883, à propos du style de Renan : « Les
formules d'atténuation abondent, attestant un souci méticuleux
de la nuance. » — « Attestant, avec une certaine incapacité
d'affirmer..., » corrige l'écrivain de 1899. — Et enfin, après avoir
esquissé ce que pourrait être l'avenir religieux de l'humanité
affranchie de toute croyance métaphysique, il écrivait en 1883:
Nous avons dès aujourd'hui, en M. Renan, un exemplaire achevé des
dispositions religieuses qui rallieraient les vagues croyans de cet âge
cruel; et qui donc oserait affirmer que l'acte de foi sans formule auquel
aboutit dès à présent l'optimisme désabusé de cet historien de notre religion
mourante n'exprime pas l'essence de ce qui doit demeurer d'immortelle-
ment pieux, dans ce magnifique et misérable temple du cœur humain ?
En 1899, l'auteur des Essais récrit ainsi ce passage :
• Nous avons, semble-t-il, dès aujourd'hui, en M. Renan, un exemplaire
achevé des dispositions religieuses qui rallieraient les vagues croyans de
cet âge sans Dieu que nous venons d'imaginer; et l'acte de foi sans formule
auquel aboutit dès à présent cet historien, pieux malgré lui, d'une religion
qu'il déclare mourante, deviendrait un germe de renouveau. Il en sortirait
toute une moisson d'espérances nouvelles, car cet acte de foi exprime
l'essence de ce qui doit demeurer d'immortellement croyant, irréductible à
M. PAUL BOURGET. 407
V analyse, dans ce magnifique et misérable temple du cœur humain. — Et
s'il en est ainsi, pourquoi tant s'attacher à le dévaster (1) ?
Toute l'histoire morale de M. Bourget est contenue entre
ces deux textes. Son « cœur resté chrétien >> a fini par secouer
le joug d'enchantement que le plus délicieux anarchiste intel-
lectuel du siècle passé a longtemps fait peser sur l'esprit de
ceux qui se sont trop attardés à écouter la subtile sonnerie
des cloches de la ville d'Is...
Même aujourd'hui, pourtant, cette jolie et insinuante son-
nerie, M. Bourget ne l'écoute-t-il pas encore ? Ce qu'il appelait,
en 1883, « le rêvé aristocratique de M. Renan » n'est-il pas,
dans une large mesure, devenu le sien? On sait que, sur ce
point, il n'a pas répudié la doctrine ou les vues de celui qu'il
proclame encore, non sans quelque malice, j'imagine, « le très
grand philosophe royaliste de la Bé forme intellectuelle et mo-
rale (2). » C'est en effet l'un des spectacles les plus propres à
remplir d'une douce ironie les observateurs impartiaux de notre
époque que de voir l'adoption en quelque sorte par notre dé-
mocratie, — il est vrai qu'elle a surtout vu en lui, selon le
mot de Dumas fils, « un pape de la libre pensée, » — de l'un des
hommes qui ont le plus constamment répété et pratiqué le
Odi profaniim vulgus du poète. Quoi qu'il en soit, — et Renan
(1) Essais de psychologie contemporaine, édition originale, t. 1, p. 10, 86, 50, 95-
96; — édition définitive, in-16, p. 69, 77, 78, 84-85. — Pour avoir sur Renan toute
la pensée de M. Bourget en 1883, il faut joindre à l'article des Essais une curieuse
brochure, assez peu connue, ce me semble, Ernest Renan, par Paul Bourget-
Paris, Quantin, 1883, in-16 (collection des Célébrités contemporaines). J'en détache
les lignes que voici, sur la Vie de Jésus :
« C'était, ce livre demeuré unique, un si troublant et délicieux mélange de
vénération et d'analyse, de rêverie et de science I La poésie des paysages y faisait
un fond si lumineux au visage sublime de Celui qui mourut réellement pour
sauver le monde ancien des ténèbres et du péché ! Les âmes pieuses furent tout
à la fois consternées et ravies [?] Les âmes impies furent séduites. Les âmes indif-
férentes furent attendries. Une tempête de polémique se déchaîna, à travers
laquelle le livre passa, guidé par un invisible esprit, comme l'esquif de l'Évan-
gile, où Jésus repose dans la tempête aussi, mais calme et sans qu'une boucle de
sa céleste chevelure tremble sous la brise. Aujourd'hui la tempête s'est éloignée,
le livre demeure. Je ne sais pas s'il est exact, et il est possible que la portion phi-
losophique et historique prête à des reproches justifiés, — mais la portion morale
est au-dessus de ces reproches, et c'est par elle que l'œuvre est durable, par ce
culte dépourvu de toute forme précise pour la personnalité idéale du Nazaréen, —
livre vraiment incomparable d'élévation et de rêverie, et qui serait le plus beau
des livres écrits sur Jésxis, n'étaient les Évangiles et l'Imitation'. » (P. 30.) — Je ne
pense pas que M. Bourget écrivit cela aujourd'hui.
(2) Réponse à une enquête sur la Crise du parlementarisme.
108 REVUE DES DEUX MONDEE.
du reste n'est pas à cet égard le seul maître de M. Bourget, —
■l'auteur de l'Étape, on le sait, est devenu, depuis une dizaine
d'années surtout, un juge sans indulgence des tendances poli-
tiques et sociales qui triomphent chez nous depuis un siècle,
et, plus particulièrement, depuis quarante ans (1); il est « anti-
démocrate » et royaliste avec délices ; il mène avec ardeur le
combat pour la « contre-Révolution; » il ne néglige aucune
occasion de rompre des lances en faveur de ses doctrines favo-
rites, de ce « traditionalisme par positivisme, » dont il est à la
fois le théoricien et l'apôtre. « La France est née, dira-t-il, elle
a vécu catholique et monarchique. Sa croissance et sa prospérité
ont été en raison directe du degré où elle s'est rattachée à son
Église et à son roi. Toutes les fois qu'au contraire ses énergies
se sont exercées à l'encontre de ces deux idées directrices [c'est
M. Bourget qui souligne], l'organisation nationale a été pro-
fondément, dangereusement troublée. D'où cette impérieuse
conclusion, que la France ne peut cesser d'être catholique et
monarchique, sans cesser d'être la France, — de même qu'un
foie ne peut cesser de produire de la bile sans cesser d'être un
foie (2)... »
Je ne suis pas très grand clerc en ces sortes de questions, et
j'admire, j'envie peut-être ceux qui les tranchent avec une
robuste et tranquille assurance. Mais sans nier, certes, le très
grand talent, la généreuse et patriotique éloquence, l'âpre
vigueur logique avec laquelle M. Bourget défend sa cause,
j'avoue qu'il a quelque peine à me convaincre. D'abord, je
n'aime guère, pour toute sorte de raisons, que l'on solidarise
trop étroitement « le Trône » et « l'Autel, » — ce fut l'une des
erreurs de ce grand esprit de Bonald, — et après Léon XllI,
celui que M. Bourget appelle « Pie X le saint et le grand » a,
comme on sait, toujours protesté contre une confusion de ce
genre. En second lieu, quand je rencontre dans l'auteur du
(1) Ce n'est pas tout à fait d'aujourd'hui que M. Bourget s'est montré sévère
pour notre régime politique, on peut le voir par la préface du Disciple. Il s'y
plaignait, au nom de sa génération, du « peu qu'ont fait pour elle les hommes au
])ouvoir. » « Elle a vu, ajoutait-il, des maîtres d'un jour proscrnre au nom de la
liberlé ses plus chères croyances, des politiciens de hasard jouer du suffrage uni-
versel comme d'un instrument de règne, et installer leur médiocrité menteuse dans
les plus hautes places. Elle l'a subi, ce suffrage universel, la plus monstrueuse
el la plus inique des tyrannies, car la force du nombre est la plus brutale des
forces, n'ayant pas même pour elle l'audace et le talent. >> (Éd. originale, p. iv-v.)
(2) Préface des Lettres sur l'Histoire de France de l'abbé de Pascal.
M. PAUL BOURGET. 109
Disciple des expressions comme celles-ci : « la hideuse erreur
républicaine, » « Vabominable Jules Ferry, » la « stupide dé-
claration des Droits de l'homme, » le « honteux gouvernement
dit du 4 septembre, » « un des hommes qui ont le plus joué de
cette parole publique pour le malheur de la France, et dont
plus tard le nom sera en exécration dans ce pays, s'il reprend
jamais la conscience de ses véritables intérêts, homme d'Etat
d'ailleurs, et remarquable par son machiavélisme inné et son
instinct surprenant de la psychologie démocratique, V Italien
Gambetta, » — j'ai peine à voir, je l'avoue, dans ces violences
de plume la marque d'une réelle équité historique.
Si en effet le régime sous lequel nous vivons, et sur les vices
ou les défauts duquel je crois, pour ma part, n'avoir aucune
illusion, méritait, sans contre-partie, tous ces anathèmes, la
France, depuis quarante ans, en serait morte. Or la France vit, et
elle fait encore fière figure dans le monde ; si elle n'y joue plus
le rôle qu'elle y jouait jadis, la faute en est, bien plus qu'à notre
régime politique, à nos défaites militaires. M. Bourget parle
quelque part de «nos ignobles démocraties contemporaines. «Le
mot n'est peut-être pas très chrétien, et il n'est pas non plus très
juste. La démocratie n'est pas « ignoble; » ou du moins, elle ne
l'est qu'au sens étymologique, qui n'est pas, j'en ai peur, celui
que l'écrivain avait en vue. Elle n'est pas très raffinée, et, si l'on
y tient, elle est parfois un peu grossière. Elle voit gros, et elle
voit quelquefois rouge. Elle ne raisonne guère; elle est toute
d'instinct et de premier mouvement. Elle est facile à duper, et
les mots ont sur elle un incroyable prestige. Elle a bon cœur
avec cela; elle est fort capable d'élan, de générosité, d'abnégation
et d'héroïsme. Elle a, en un mot, les défauts, mais aussi les
qualités des enfans. Comme les enfans, elle est susceptible d'être
éduquée, disons mieux, élevée, suivant l'expression si juste, si
noble, si riche de signification morale. L'éducation de la démo-
cratie, comme l'éducation de l'enfance, est une œuvre de charité,
de tact, de longue et infatigable patience. Ce n'est que peu à peu
que l'on parviendra à dégager d'elle, à lui faire accepter, res-
pecter, aimer les aristocraties nécessaires.
Ces aristocraties, M. Bourget désespère de jamais les faire
sortir de la démocratie elle-même ; il voudrait les lui imposer du
dehors, et il fonde tout son espoir sur une restauration monar-
chique. J'y vois, je le confesse, bien des objections. Encore une
110
REVUE DES DEUX MONDES.
fois, je sais ou crois savoir tout ce qu'on peut dire de ou plutôt
contre notre régime actuel, et, au besoin, je le redirais moi-même;
et d'autre part, je me sens dépourvu de tout mysticisme politique.
Je sais aussi que tout peut arriver, en France surtout, et s'il
m'était prouvé que la royauté héréditaire dût faire, je ne dis pas
le salut, — la France n'a pas besoin d'être « sauvée, » — mais
le bonheur du pays, j'en accueillerais le retour avec une joie pro-
fonde. Mais je sais également qu'il est aussi facile de médire du
présent que de construire sur le papier, qui souffre tout, et dans
l'avenir, — ou même dans le passé, — d'adorables idylles. L;i
République elle-même était « bien belle sous l'Empire, » et la
royauté de Louis XV n'est peut-être pas l'idéal d'un gouver-
nement moderne. Pour qu'une monarchie fût possible en iFrance,
il faudrait un esprit monarchique : or l'esprit monarchique, —
je ne dis pas les mceurs monarchiques, — me paraît bien avoir
presque entièrement disparu de chez nous. Renaîtra-t-il? On ne
sait. A (trois reprises, en 1789, en 1830, en 1848, la monarchie
n'a pas su faire au pays l'économie d'une révolution : ces choses-
là se paient, et les occasions perdues en histoire ne se retrouvent
guère... Et puis, et enfin, quand on y songe, combien toutes ces
questions de métaphysique politique sont oiseuses à côté de la
question, bien autrement grave, et dont on ne parle guère, de la
dépopulation en France ! Qu'importe le maître de demain, s'il
doit régner sur un désert d'hommes ! Il ne s'agit pas de savoir
par qui, — tribun, Roi ou Empereur, — la France doit être
gouvernée, mais si la France veut continuer à être. To be ornot
to be. Et cela, ce n'est pas une question dynastique ou politique ;
c'est une question sociale ; c'est plutôt encore une question mo-
rale ; c'est surtout une question religieuse...
Sur la question religieuse proprement dite, M. Bourget a,
dans ces dernières années, émis des vues bien intéressantes,
quelques-unes discutables, mais qui, toutes, donnent à sa phi-
losophie nouvelle ce couronnement, cette clef de voûte sans
laquelle il n'y a pas de doctrine cohérente et vraiment complète.
Il a été amené, a-t-il déclaré souvent, par ses observations de
psychologie individuelle et sociale, à conclure non pas seule-
ment en faveur du christianisme, mais du catholicisme. L'obser-
vation positive, méthodique, « scientifique, » conduit-elle iK^ces-
sairement là? Je voudrais en être sûr. Je ne vois pas qu'elle
y ait conduit ni Flaubert , ni même Taine, et combien d'au-
M. PAUL BOURGET. lil
très ! Et tant qu'on ne nous aura pas montré les anciens décou-
vrant le christianisme, on pourra mettre en doute pour l'éta-
blir l'efficacité des méthodes « expérimentales. » Si M. Bourget
s'est un jour retrouvé catholique, c'est peut-être qu'au fond de
lui-même il n'avait jamais cessé de l'être ; et c'est le cas de
redire ici le mot de Pascal : « Va, tu ne me chercherais pas, si
tu ne m'avais trouvé... »
J'insisterais moins, si ces scrupules de « positiviste »
n'avaient pas, quelquefois, incliné M. Bourget à une sympathie
peut-être excessive, pour le «. catholicisme athée » que l'on,
enseigne à ï Action française, et qui n'est d'ailleurs pas le sien.
Le sien est bien le catholicisme authentique, et qui exige
l'adhésion intime du fond de l'âme ; mais « il y a plusieurs
demeures dans la maison de mon Père, » et il faut bien recon-
naître que le catholicisme de l'auteur d'Un Divorce se rapproche
plus de celui d'un Bonald ou d'un Joseph de Maistre que de
celui d'un Chateaubriand. Qu'une religion purement individuelle
soit un non-sens, et que toute religion véritable soit une
« sociologie, » on l'accorde sans peine. Que le catholicisme soit
une religion essentiellement « sociale, « et une « religion
d'autorité, » c'est ce que l'on n'a garde d'oublier. Mais il est
aussi, et même il est surtout une « religion de l'esprit. » L'auto-
rité, dans le catholicisme, est un moyen, non pas une « fin en
soi, » comme disent les philosophes, — un moyen d'assurer la
perpétuité et la communauté de la foi, un moyen de trans-
mettre, en la réglant, en la canalisant, la vie intérieure. Mais si
la vie intérieure ne demeurait pas la fin dernière, l'objet
constant et suprême, le catholicisme ne serait plus qu'une
forme vidé, un arbre mort dont il ne subsisterait que l'écorce.
Si le catholicisme n'est qu'un gouvernement, si, pour dire le
mot, il n'est plus qu'un « caporalisme, » il n'a plus de raison
d'être. En insistant comme il le fait avec quelque excès sur le
principe d'autorité, c'est ce que M. Bourget a parfois l'air de
perdre un peu de vue. « J'ai beaucoup lu les Evangiles, fait-il dire
à son Jean Monneron, et, si j'en traduisais l'enseignement, je le
résumerais dans ces trois mots : Discipline, Hiérarchie, Charité. »
— Charité: oui, sans doute. Discipline, Hiérarchie : est-ce bien
f *■ ,
sûr? L'Evangile interprété par l'Eglise, peut-être. Mais l'Evan-
gile tout seul, j'en doute un peu. Et au reste, ne voyons-nous
pas, par un illustre exemple contemporain, ce que la pensée
112 REVUE DES DEUX MONDES.
individuelle, placée sans intermédiaire en face de l'Évangile tout
seul, en peut assez naturellement tirer ? Et Fanarchisme moral
qu'un Tolstoï y a puisé, dans ce que M. André Bellessort appelait
si joliment « son ébriété mystique, » ne nous prouve-t-il pas
que l'Evangile ne suggère pas aussi nécessairement que paraît le
croire l'auteur de l'Étape des idées de discipline et de hiérarchie?
Ailleurs encore, en des pages bien dures et un peu injustes, où
M. Bourget, dans la personne de son abbé Chanut, fait le procès
des prêtres qui vont au peuple et des « démocrates chrétiens, »
il écrit: « La crainte de voir l'Église perdre la direction des
masses est le généreux motif qui domine ces apôtres sans esprit
critique. » Si tel était le vrai motif de leur action, tout politique
en quelque sorte, il ne serait ni désintéressé, ni « généreux, »
et ils mériteraient le peu de sympathie qu'a pour eux M. Bourget.
Mais à qui fera-t-on croire que l'encyclique Rerwn novarum
a été dictée par des raisons toutes politiques, et non point
tout simplement « évangéliques? » J'ai peur que des décla-
rations de ce genre ne donnent à un trop grand nombre de
lecteurs le change sur les vrais sentimens de M. Bourget, et ne
lui attirent ce reproche injustifié de « dédain pour les pauvres »
qu'il a bien raison, son œuvre en main, de repousser, mais que
ses vrais admirateurs seraient fâchés de voir s'accréditer trop
aisément. Il se représentait lui-même un jour, avec mélanco-
lie, comme « une sorte d'émigré intellectuel. » Oh! la désobli-
geante épithète ! D'abord, il ne faut jamais émigrer, même, et
surtout, à l'intérieur. Et nous tous, qui avons lu, suivi, aimé
M. Bourget, depuis ses tout premiers livres jusqu'à ceux d'au-
jourd'hui, nous qui si souvent lui avons entendu exprimer la
pensée profonde de son temps, nous ne l'accepions pas, nous ne
voulons pas l'accepter dans ce rôle.
Dans une très pénétrante étude, vieille de vingt-cinq ans,
sur George Sand, M. Bourget loue en termes chaleureux la
grande romancière de sa « foi ardente dans la valeur du dévelop-
pement intime. » « Est-il possible de se tromper, ajoute-t-il,
quand on a demandé à ses travaux seulement d'être des travaux,
ccst-à-dire des étapes de sa vie intérieure ? » Et il constate
bien profondément que pour elle, « la grande affaire fut, comme
pour Goethe, non pas de produire des livres, mais de développe)'
sa pensée à, travers ses livres. » J'ai bien envie de lui appliquer
M. PAUL BOURGET.
113
à lui-même cette heureuse formule. Poésie, critique, romans,
nouvelles, notes de voyage, théâtre, tout lui a été un prétexte à
penser, à essayer et à prolonger sa pensée. Et c'est pourquoi, si
variée et si riche qu'ait été son œuvre, elle n'épuise pas sa
pensée tout entière ; comme pour Taine, sa pensée reste encore
supérieure à son œuvre ; ce n'est pas dans tel livre particulier
qu'on a chance de la saisir, c'est dans la suite et dans l'ensemhle
de ses livres. A la prendre ainsi, on s'aperçoit que, parmi bien
des flottemens, des hésitations, des retours en arrière, toutes
choses qui prouvent surtout, avec la complexité de son objet,
la sincérité de son inquiétude, l'auteur de l'Étape et du Disciple
a poursuivi un très ferme dessein. « Qui nous donnera, s'écrie-
t-il quelque part, qui nous donnera des connaisseurs d'àmc
humaine assez courageux pour la regarder en face, cette âme
malade, assez lucides pour y lire, assez tendres pour la plaindre,
assez sages pour la diriger^ et assez complets pour appliquer
leur science avec ce je ne sais quel doigté d'artiste qui man-
quera toujours aux philosophes de métier ?» Il a été précisé-
ment pour notre temps ce « connaisseur d'âme » dont il souhai-
tait l'avènement. D'autres ont été plus complètement poètes ;
d'autres ont été plus complètement philosophes ; d'autres ont
été plus complètement critiques. Poète, philosophe et critique,
presque également doué pour la pensée et pour le rêve, pour la
lucidité consciente de l'analyse abstraite et pour cet état de pé-
nombre et de demi-conscience si nécessaire à la création artis-
tique, M. Paul Bourgeta fait servir tous ses dons à une tâche
essentielle : il a été un moraliste, notre Moraliste. A ce titre, il
a prononcé quelques-unes des paroles qui ont retenti le plus
profondément peut-être dans la conscience contemporaine. — Le
beau jeune homme dont on peut voir encore, au frontispice de
ses Poésies, le fier visage mélancolique et volontaire, les yeux
voilés, les narines frémissantes, et, sous la fine moustache, la lèvre
hardie, le menton aux fermes arêtes, pourra répondre au fan-
tôme de la soixantième année ce qu'il répondait au fantôme de
la trentième :
Pourtant, j'ai préservé mon intinae Idéal...
Victor Gj.raud.
TOME II. — -"QH.
LES INSTITUTIONS
DU
JAPON MODERNE
I
Avec lexx" siècle une ère décisive a commencé pour TOrient.
Un célèbre homme politique indien, M. Gokhale, disait juste-
ment dans un discours prononcé à Londres en 1908 :
Depuis quelque temps un mouvement nouveau s'est manifesté en Asie.
Tout à la fois national et constitutionnel, on peut le comparer à celui qui
s'est produit dans la plus grande partie de l'Europe au milieu du xix= siècle.
Nous autres Orientaux, nous avons été de cinquante ans en retard sur les
Européens, c'est tout. Il suffit de regarder ce qui se passe en Turquie, en
Egypte, en Perse, en Chine (sans parler du Japon) pour comprendre le
nouvel esprit qui anime ITnde. Les victoires du Japon sur la Russie ont
d'ailleurs rendu son prestige à l'Orient.
On ne saurait trop méditer ces paroles, elles nous font
connaître et la situation de l'Asie, et les sentimens des Asia-
tiques. Différences foncières entre leur esprit et le nôtre, leurs
civilisations immuableset notre civilisation toujours en progrès,
infériorité native des races orientales, n'étaient-ce pas récemment
encore des lieux communs qu'on ne prenait plus la peine de
redire, mais que personne n'eût osé discuter? Et cependant, la
vérité, la voici : l'Asie retarde de cinquante ans sur l'Europe,
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 415
encore n'est-ce vrai que si l'on compare les pays les plus
arriérés de l'Asie avec les pays les plus avancés de l'Europe, car
le Japon est plus développé que certains pays de l'Europe
méridionale et de l'Europe orientale. Dans un demi-siècle ou
même plus tôt, les progrès qu'a faits le Japon, tous les peuples
de l'Asie les auront faits, or l'Asie compte près de 900 millions
d'habitans, alors que la population du monde était de 1 500 mil-
lions au début du xx® siècle.
Cette question capitale de la rénovation de l'Asie, nous ne
pouvons encore la bien étudier qu'au Japon; c'est son exemple
qui l'a, sinon provoquée, au moins précipitée, et le Japon est le
seul pays qui ait pu sortir du chaos, se donner des institutions
durables et fixer un but précis à ses aspirations nationales.
Les grandes lignes de l'histoire intérieure du Japon rap-
pellent les grandes lignes de notre histoire. Civilisées au vi^ siècle
de notre ère sous l'influence de la Chine, les tribus demi-
barbares de l'Archipel s'unirent pour former sous un empereur,
le mikado^ une monarchie centralisée imitée de la monarchie
chinoise, comme les Francs formèrent la monarchie méroyin-
gienne, puis la monarchie carolingienne sur le modèle de l'em-
pire romain. La tentative était prématurée : au Japon comme en
France, le xi^ et le xii^ siècle virent l'établissement de la féoda-
lité, qui présente cependant au Japon deux caractères particu-
liers, dont l'influence s'est encore fait sentir lors de sa récente
transformation : les vassaux et soldats d'une principauté féodale
formaient un clan, dont le seigneur était moins le souverain
que le chef; les seigneurs, vassaux et soldats de toutes les
principautés féodales formaient la caste militaire, qui depuis le
xii« siècle jusqu'en 1868 eut le droit exclusif de gouverner le
pays en y exerçant avec les fonctions proprement militaires
toutes les fonctions administratives et judiciaires. Au Japon de
plus, comme en France, le chef de la féodalité, vainqueur du
souverain légitime, devint aussi le chef de ce qui subsistait de
l'ancien gouvernement centralisé. De même que la France a été
gouvernée successivement par trois branches des Capétiens et
que le gouvernement de chacune de ces branches marque une
période distincte de son histoire, le Japon a obéi à trois dynas-
ties de chefs féodaux, de shoguns, issues des Minamoto : Mina-
moto propres, Ashikaga, Tokugawa; les premiers ont lutté
comme les Capétiens propres contre la féodalité du moyen
116 , REVUE DES DEUX MONDES.
âge, les seconds comme les Valois contre l'anarchie du xv^ et du
XVI*, siècle, les troisièmes ont créé comme les Bourbons la
monarchie absolue; au xvii^ siècle, ce fut sous un shogun tout-
puissant; au xvni^ siècle, le shogun se désintéressant des affaires,
ce fut sous une bureaucratie routinière et soupçonneuse recrutée
dans la caste militaire. Cependant les shoguns Tokugawa ne
réussirent à établir complètement la centralisation que dans
leur propre fief, c'est-à-dire dans les deux cinquièmes de larchi-
pel; les trois autres cinquièmes étaient partagés entre deux cents
principautés féodales, très étroitement dépendantes, il est vrai,
du shogun et de ses ministres, qui en destituaient ou en dépla-
çaient les princes pour la moindre offense. Quatre seulement,
Choshu, Sàtsuma, Hizen et Tosa, conservèrent une indépendance
relative, qui leur permit de jouer un rôle décisif à l'époque de
la Révolution; c'était à cause de leur situation géographique:
Choshu se trouvait à l'extrémité de la grande île, Satsuma,
Hizen et Tosa dans d'autres îles de l'archipel. Dans leur œuvre
de centralisation, les Tokugawa, établis à Yedo (aujourd'hui
Tokio), n'avaient pas seulement à lutter contre le fédéralisme,
ils avaient à lutter contre le dualisme; depuis sept siècles qu'ils
régnaient, les shoguns n'avaient pas osé enlever son titre au
mikado retiré dans le palais de Kioto; ils n'avaient pas même
osé supprimer son ancien gouvernement; on voyait encore,
maintenues par la pratique de l'adoption, toutes les maisons des
nobles de cour qui avaient gouverné le Japon avant l'établisse-
ment de la féodalité ; les nobles continuaient d'exercer leurs
anciennes charges de régent, de maire du palais, de ministres,
de directeurs, de préfets, de généraux. Sans doute de ces charges
il ne restait plus que le nom et le costume ; il n'en existait pas
moins à Kioto un gouvernement constitué, prêt à prendre le
pouvoir dès que le gouvernement de la caste militaire aurait
trahi sa faiblesse.
La société comprenait une hiérarchie de classes ou même
de castes. Au-dessous de la noblesse de cour et de la noblesse
féodale on trouvait les membres de la caste militaire ou samu-
raïs ; les moines bouddhistes, très influens, très riches, déposi-
taires des registres de l'état civil, divisés en grands ordres,
habitant des monastères dirigés par des abbés, lesquels abbés
dépendaient d'évêques et d'archevêques; puis les médecins; les
agriculteurs; les artisans; les commerçans; enfin les castes
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 117
infâmes, qui comprenaient près de 900 000 membres en 1871.
Dans toutes les castes prévalait le régime patriarcal : le gouver-
nement ne connaissait que des maisons, dont le chef, respon-
sable envers l'Etat de la conduite des siens, exerçait sur eux une
autorité presque absolue; le chef commettait-il un crime grave,
sa femme et ses enfans étaient exécutés avec lui ; seul le chef
de maison pouvait obtenir une charge, que ce fût celle de mi-
nistre ou celle de maire de village, seul exercer une profession
ou posséder un bien ; de fait toutes les charges, toutes les pro-
fessions étaient héréditaires: dans toutes les castes, même les
castes infâmes, le droit de primogéniture était absolu. En droit,
la propriété foncière, confondue avec la souveraineté, apparte-
nait aux princes souverains, c'est-à-dire à leurs clans ; de fait,
les samuraï avaient la quasi-propriété ou l'usufruit d'une terré
particulière ou droit à une pension prise sur l'ensemble des
revenus du clan. Les samuraïs possédaient donc la terre soit
collectivement, soit individuelfement, mais ils ne pouvaient pas
la cultiver; au contraire, les paysans, qui cultivaient la terre,
ne pouvaient pas la posséder, mais ils avaient un droit hérédi-
taire à leur tenure; en retour, par une tradition héritée du ser-
vage, qui avait disparu au xvi® siècle, cette tenure, ils ne de-
vaient pas l'abandonner. Les maisons de paysans formaient des
communautés villagoises régies par des maires héréditaires et
des assemblées. Les maisons d'artisnns et de commerçans for-
maient des corporations; aucune maison, aucun membre d'une
maison ne pouvait abandonner son métier et sa corporation, et
nul ne pouvait exercer une profession qui n'était pas sa profes-
sion héréditaire s'il ne se faisait adopter, avec le consentement
de son père, dans une maison qui l'exerçait. Mille défenses
gênaient la vie économique : chaque clan avait ses douanes, l'ex-
portation du riz d'un clan dans un autre était interdite, le paysan
ne devait pas changer le genre de culture de son champ.
Une pareille organisation politique, économique et sociale
ne pouvait subsister dans un pays qui, au cours de trois siècles
de paix, s'était développé, enrichi, instruit et cultivé de toutes
manières. Trois raisons en précipitèrent la chute.
L'archipel ne suffisait pas à nourrir sa population qui, dès
la première moitié du xviii° siècle, atteignait le chiffre de
30 millions. De 1690 à 1840, on ne compta pas moins de vingt
et une grandes famines, dont quelques-unes causèrent plusieurs
H 8 REVUE DES DEUX MON'DES.
millions de morls. Le grain était accaparé par quelques gildes,
le peuple les accusait de tous ses maux et en réclamait la sup-
pression, de nombreuses révoltes troublèrent la lin du xviii^ siècle
et le commencement du xix®, le gouvernement abolit les gildes
en 1841, puis, le désarroi qui suivit cette brusque mesure ayant
fait renchérir les vivres, il dut les rétablir en 1851.
Gomme l'ensemble de la nation, la caste militaire s'était
beaucoup accrue au xvii^ siècle; au xviii®, les princes, toujours
endettés, vendaient le titre de samuraï à quiconque désirait
l'acheter, ils le donnaient à ceux qui se conciliaient leurs bonnes
grâces ou méritaient par leurs talens d'entrer dans l'adminis-
tration. A l'époque de la Révolution, la caste militaire compre-
nait 1200000 membres; ils étaient répartis en classes nette-
ment divisées : les samuraïs des hautes classes exerçaient les
emplois importans du gouvernement dans les Etats du shogun
ou dans les clans; les samuraïs des classes moyennes étaient
fonctionnaires ou ofticiers; les samuraïs des plus basses classes,
soldats, maîtres d'armes, piqueurs, fauconniers ou domestiques
des seigneurs et des samuraïs riches. Mais toutes les fonctions,
toutes les charges, presque tous les emplois de soldat et de
domestique étaient héréditaires; par suite, les titulaires de ces
postes et de ces emplois n'avaient souvent pas l'âge ou la capa-
cité de Iqs exercer; on leur donnait comme remplaçans d'autres
samuraïs ou même des gens du peuple que dans ce dessein on
nommait samuraïs ; ces remplaçans n'avaient ni le rang, ni le
traitement laissés aux titulaires, leur situation était médiocre,
leur indemnité dérisoire; c'étaient donc des hommes aigris et
désireux de changer l'ordre social. Or, si dans les Etats des
Tokugavva beaucoup de fonctions continuèrent à être gérées par
les titulaires, dans un grand nombre de clans ce devint la cou-
tume que, capables ou. incapables, ils ne le fissent pas. Les
remplaçans eurent donc bientôt la majorité dans les conseils
qui régissaient ces clans à la place des princes condamnés à
l'inactivité, et c'est ainsi qu'au milieu du xix® siècle ces conseils
se transformèrent en clubs révolutionnaires. D'autre part, il
n'y avait plus assez de places ni d'emplois pour les samuraïs
devenus trop nombreux; or la loi leur défendait d'exercer aucun
métier; tombés dans la misère, les samuraïs sans place déser-
taient leurs clans, se couvraient la tête d'un grand chapeau qui
leur cachait le ^'^isaga et se faisaient ronins, hommes d'armes
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 119
hors la loi, qui vivaient comme ils pouvaient, trop souvent de
brigandages. De 1850 à 1868, les ro/i2Vî5 se comptaient par dizaines
de milliers; c'était l'armée toute prête de la Révolution.
Enfin l'isolement du Japon ne pouvait se prolonger sans en
arrêter le développement matériel et moral. Au xvi® siècle, il
avait ouvert ses ports aux Asiatiques et aux Européens, adopté
avec joie tout ce qu'il avait pu apprendre et des uns et des autres;
plusieurs princes féodaux s'étaient convertis avec leurs sujets au
christianisme. Mais l'influence de l'étranger avait achevé de
bouleverser un pays désorganisé par des siècles de guerres civiles,
plusieurs princes du midi s'étaient alliés aux Espagnols dési-
reux de s'établir dans l'archipel, la haine des bouddhistes contre
les chrétiens avait compliqué les guerres civiles de guerres reli-
gieuses; pour rétablir la paix, les shoguns Tokugawa fermèrent
le pays au commerce extérieur ; en même temps qu'ils suppri-
maient la plupart des principautés féodales et soumettaient les
autres, qu'ils imposaient le bouddhisme comme unique religion,
ces princes expulsèrent les étrangers, ils tolérèrent cependant
que les Chinois et les Hollandais continuassent de visiter Naga-
saki à de certaines époques et d'y vendre leurs marchandises dans
des conditions rigoureusement déterminées. Quelques précau-
tions qu'il prît, le gouvernement ne put empêcher que les Hol-
landais, dont on achetait surtout des instrumens scientifiques
(montres, baromètres, thermomètres, compas, etc.), ne vendis-
sent aussi les livres qui en expliquaient l'usage et avec ces livres
d'autres livres. Malgré des défenses, qui dès la fin du xviii® siècle
furent d'ailleurs en partie rapportées, les savans japonais, com-
prenant qu'ils ne pouvaient progresser sans le secours du monde,
et que ce secours, la Chine dégénérée était incapable de le leur
donner, se mirent résolument à l'école des Hollandais; dès la fin
du xviii® siècle, ils publiaient des traités d'anatomie, de botanique,
de physique, de chimie, de géographie, etc., et leur ardeur aug-
menta encore quand de 1823 à 1829 le savant allemand Siebold,
au service de la Compagnie des Indes néerlandaises, ouvrit des
cours à Nagasaki, puis à Yedo. Purement scientifique au début,
le mouvement devint politique quand les patriotes japonais
comprirent le danger que leur faisait courir l'extension euro-
péenne en Asie, ils reconnurent que pour échapper à la conquête
étrangère, il leur fallait renoncer à leur isolement séculaire
et s'initier à la civilisation du monde.
120 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour ces raisons et d'autres encore, les Japonais se prépa-
raient donc à une révolution, mais,, tandis que les réformistes
de l'Occident, inspirés de la Grèce et de Rome, s'éprenaient de
la république, les réformistes japonais réclamaient et jusque
dans les supplices (car combien ne périrent pas sur les écha-
fauds du shogun !) le rétablissement du mikado dans ses droits
souverains. Leurs doctrines tiraient à la fois leur force du
rationalisme et du romantisme. Au xvii'^ siècle et dans la pre-
mière moitié du xvui®, la monarchie absolue, les manières de
cour, les loisirs que laissait la paix, le développement des études
classiques avaient produit au Japon comme en Europe une phi-
losophie rationaliste, ennemie de la passion et dédaigneuse des
faits, qui, devenue bientôt nettement antireligieuse, réussit à
ruiner l'influence du bouddhisme dans les classes élevées et à
l'affaiblir beaucoup dans le peuple. Or la philosophie rationa-
liste des Chinois, dont le Japon s'inspirait, admet comme le
principe de toutes choses le Ciel impersonnel, qui dans le der-
nier état de cette philosophie a été identifié avec la vertu ; celle-
ci se confond d'ailleurs avec la raison, car pour l'homme réputé
naturellement bon, connaître le bien, n'est-ce pas le pratiquer?
Mais les Chinois tiennent l'empereur pour le fils et le repré-
sentant du ciel chargé d'établir sur la terre le règne de la rai-
son et de la vertu comme aussi le règne de l'égalité, puisqu'il
est le père et la mère de ses sujets, qui sont tous au même titre
ses enfans. C'est pourquoi les démocrates japonais souhaitaient
la restauration de la monarchie impériale, qui était d'ailleurs
l'ennemie naturelle de la féodalité. Vers le milieu du xviii^ siècle,
commença au Japon comme en Europe une violente réaction
romantique contre le rationalisme prépondérant. Les traits dis-
tinctifs du romantisme japonais furent la haine de tout ce que
le rationalisme avait emprunté aux Chinois, principalement de
leur sécheresse de cœur, de leur positivisme et de leur esprit
classique ; l'amour du Japon fortifié par trois siècles d'isolement
et devenu tel que dans le débordement de passion, d'imagination
qui prévalaient on rêva de restaurer le Japon du v^ siècle
ignorant encore de la civilisation continentale. Or tout ce qui
subsistait de cet ancien Japon se trouvait dans la religion shin-
toïste, que le bouddhisme avait tolérée et en partie absorbée ;
cette religion consiste surtout dans le culte des ancêtres fami-
liaux adorés comme les dieux du foyer et dans le culte des an-
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 121
cêtres impériaux considérés comme les dieux du pays tout
entier. Les romantiques modérés, comprenant que la faiblesse
du Japon devant l'étranger était due au morcellement féodal,
voulaient le rétablissement de l'unité nationale sous l'autorité
unique de l'empereur; les exaltés, les mystiques qui avaient des
extases et accomplissaient des prodiges, attribuaient cette faiblesse
à la haine des dieux irrités qu'on eût abandonné leur religion
pour le bouddhisme et dépouillé le mikado, leur descendant
divin, de ses droits sacrés à gouverner l'archipel créé par eux.
C'est ainsi que légitimistes et révolutionnaires, rationalistes et
romantiques, s'unirent dans une même haine du bouddhisme et
du shogunat, dans le même désir d'une restauration impériale.
L'arrivée des escadres étrangères en 1854, l'ouverture de
Tarchipel au commerce international, firent éclater la Révolu-
tion. Après quinze ans de troubles, de révoltes, de complots, en
janvier 1868. les quatre grands clans oii les révolutionnaires
étaient devenus les maîtres, Choshu, Satsuma, Hizen et Tosa,
réussirent, avec l'aide de quelques nobles de cour, leurs alliés,
à s'emparer par surprise du palais impérial de Kioto et du jeune
mikado Mutsuhito, alors âgé de quinze ans. Le shogiin fut mis
hors la loi; ses troupes furent battues; Yedo fut pris et devint,
sous le nom de Tokio, la capitale du nouvel empire centralisé.
Devenus les ministres de l'empereur, qui a régné de 1868 à
1890 comme souverain absolu et depuis 1890 comme souverain
constitutionnel, les chefs de la Révolution se donnèrent d'abord
comme but de détruire toutes les institutions du passé; ils pro-
clamèrent l'abolition des classes sociales, des corporations, de
la solidarité familiale, la liberté du commerce, de l'industrie et
de l'agriculture, la séparation de l'Église bouddhiste et de l'État,
la confiscation des biens des couvens. La mesure capitale fut la
suppression des principautés féodales, qui eut lieu en deux fois.
En 1869 l'empereur se contenta de changer le titre de seigneur
féodal en celui de préfet héréditaire et d'imposer à toutes les
principautés la législation et les règles d'administration qu'il
avait promulguées pour les anciens États des Tokugawa con-
fisqués après leur défaite; en 1871, quand, par des négociations
compliquées, il eut obtenu que les principaux clans lui cédassent
une partie de leurs troupes, les princes furent rappelés à Tokio
les clans furent supprimés, et le Japon fut divisé en départe-
mens. Et tel était le désir chez tous de cette unification qu'aucun
122 REVUE DES DEUX MONDES.
des intéressés n'osa protester, qu'aucune tentative de fédéraT
lisme ne s'est jamais produite dans l'empire. Restait à régler le
sort des 1 200 000 samuraïs ; leur caste était une gêne et même
un danger pour le nouveau régime, mais, d'autre part, leur force
était grande ; pendant huit siècles, ils avaient seuls porté les
armes, seuls gouverné le pays, seuls reçu de l'instruction et
c'étaient eux qui avaient fait la Révolution. Pour recruter la
nouvelle armée nationale, dont les troupes cédées par les clans
avaient formé le premier corps, on établit le service obligatoire;
de fait, tous les soldats étaient des paysans; sans doute les offi-
ciers étaient des samuraïs, mais on les avait choisis avec soin, on
sut les détacher de leur caste et les rallier au nouveau régime
par un rapide avancement et substituer dans leur esprit à la soli-
darité de clan le dévouement à l'empereur. Dès que le gouver-
nement fut sûr de la nouvelle armée, il agit avec décision : les
membres de Tancienne caste militaire perdirent leur titre de
samuraï, leurs privilèges, leur costume et le droit de porter
leurs deux sabres ; ils furent en revanche exemptés des lois qui
leur interdisaient l'exercice de toutes les professions. Les terres
qui appartenaient soit collectivement aux clans, soit individuelle-
ment à des samuraïs, furent confisquées par l'Etat ou données
aux paysans; les samuraïs, comme aussi les princes féodaux mé-
diatisés, reçurent en échange des pensions. Le gouvernement
obéré ne put payer ces pensions, il les frappa d'un impôt pro-
gressif, puis il proposa aux titulaires un rachat volontaire ; ce
fut bientôt le rachat forcé, mais non pas en argent, en fonds
d'Etat, et dans des conditions si défavorables que les titulaires
des plus grosses pensions recevaient seulement un capital égal
à cinq années de leur pension et ce capital en fonds à 5 pour 100 ;
ces fonds furent d'abord dépréciés et rachetés en partie par le
gouvernement au-dessous de leur valeur ; les fonds non rachetés^
ayant plus tard atteint le pair, furent convertis à des taux d'in-
térêt de plus en plus bas. Ainsi, tandis que les samuraïs qui
avaient pris une part directe à la Révolution recevaient toutes
les places de la nouvelle administration, les autres samuraïs
furent réduits à la plus affreuse misère; les révoltes furent donc
nombreuses, quelques-unes mirent le nouveau régime en danger,
mais les mécontens se divisèrent, les uns réclamant le retour
au passé, les autres un gouvernement purement démocratique;
les premiers furent écrasés, les seconds formèrent les grands
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 123
partis d'opposition qui en 1889 ont obtenu une charte consti-
tutionnelle et qui depuis n'ont cessé d'en réclamer la revision
dans un sens libéral.
II
L'œuvre de destruction accomplie, l'empereur et ses conseil-
lers créèrent les institutions nouvelles que nous nous proposons
d'étudier ici. Avant d'en présenter un tableau d'ensemble, nous en
déterminerons le caractère. Ces institutions n'ont pas été impo-
sées tout d'un coup, copiées servilement sur des modèles euro-
péens. Pour donner à leur pays brusquement sorti de son isole-
ment et bouleversé par la Révolution un régime qui lui permît
de vivre et de se développer, les chefs du gouvernement firent
les tentatives les plus diverses avant même de comprendre où
était la solution désirée. Au début, ils se contentèrent des
arrangemens provisoires que leur imposaient les circonstances;
puis, emportés par le mouvement romantique, ils cherchèrent à
rétablir les traditions du passé, persuadés que l'oubli ou la cor-
ruption de ces traditions étaient la cause de leurs maux; ils
s'inspirèrent aussi de la Chine, qu'ils reconnaissaient depuis
tant de siècles comme l'exemple parfait de la monarchie patriar-
cale; mais les traditions du Japon ne pouvaient que médiocre-
ment lui servir dans des conditions toutes nouvelles, et celles
de la Chine ne l'avaient pas empêchée de tomber elle-même
en décadence. Les réformateurs tentèrent alors de se frayer leur
voie sans secours, ils multiplièrent des essais, presque toujours
malheureux. Pourtant à travailler, à lutter de la sorte, ils se
formèrent, ils s'instruisirent et reconnurent alors que, dans des
circonstances semblables, les Etats de l'Europe avaient trouvé
des solutions acceptables; ils se mirent donc à étudier les consti-
tutions de ces Etats. Dans le premier élan de ferveur démo-
cratique, ils songèrent aux Etats-Unis et à la France, mais ils ne
tardèrent pas à reconnaître qu'il serait peu sage de faire passer
brusquement un peuple dont pendant des siècles la société
avait été hiérarchisée, le gouvernement despotique e+ patriarcal,
à un régime complet de liberté et d'égalité, que d'ailleurs les
institutions des républiques convenaient peu à une monarchie
de droit divin. Ils se tournèrent vers l'Angleterre, mais pour
s'avouer bientôt que la pratique du régime parlementaire, telle
124 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'elle existait dans ce pays, demanderait au Japon un siècle
de préparation. Ce fut donc à l'Allemagne que s'adressèrent
l'empereur et ses conseillers; récemment unifiée, militaire, à
moitié féodale, fortement hiérarchisée et pourtant ardente à
développer sa marine, son industrie et son commerce, occupée
de se donner des lois et des institutions nouvelles, l'Allemagne
est de tous les pays celui dont la situation présente le plus
d'analogie avec celle du Japon. Les principales institutions du
nouveau Japon s'inspirent donc des institutions prussiennes; on
les a cependant modifiées pour leur enlever leur caractère de
discipline étroite et quelque peu brutale, qui ne conviendrait
pas à un peuple souple et docile, mais nerveux, impulsif, fier et
susceptible, habitué à être mené, mais d'une manière paternelle,
par des appels faits à son cœur et à sa raison. Le but que se
sont proposé les fondateurs des nouvelles institutions a été de
créer un empire qui soit à la fois autocratique et moderne,
qui reste militaire tout en se faisant commercial et industriel;
de créer cet empire par la méthode scientifique des Allemands,
que leur propre tempérament a rendue méticuleuse.
L'œuvre politique proprement dite, pénible entre toutes et
maintes fois modifiée, s'est trouvée enfin résumée en 1889 dans
la Constitution et dans les lois sur la famille impériale, la
Chambre haute, la Chambre basse (celle-ci refaite en 1899), les
rapports des Chambres, les finances. Le régime qu'ont organisé
ces lois est à la fois autocratique et constitutionnel, ce qui est
conforme aux traditions du pays : en principe, l'empereur, le
shogun, les princes féodaux gouvernaient autocratique ment; en
réalité, leurs pouvoirs, déjà limités par le fait qu'ils les exerçaient
concurremment, étaient presque annihilés par cet autre fait que
leur dignité les empêchait de les exercer directement; les pou-
voirs de leurs ministres et fonctionnaires héréditaires étaient
limités par les assemblées de tous les ordres politiques et de
toutes les classes sociales. Cependant on ne doit pas considérer
la constitution japonaise comme un contrat oii le souverain et le
peuple auraient figuré comme des parties traitant sur le pied
d'égalité. C'est une charte, que l'empereur a volontairement
accordée à son peuple; il n'y a pas limité sa puissance, il y a
seulement défini de quelle manière il entendait l'exercer à
l'avenir. Aucune loi, émanât-elle de lui-même, ne saurait en
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 125
effet modifier le caractère de cette puissance, qui est divine; le
mikado règne au nom des dieux, ses ancêtres et les créateurs
de Tarchipel, la pérennité de la race impériale est la preuve
que les dieux ont choisi le peuple japonais comme leur peuple
d'élection. Sans doute la Constitution a proclamé la liberté
des cultes, le bouddhisme persécuté dans les premières années
qui suivirent la Révolution est rentré en grâce, le christia-
nisme prohibé pendant des siècles est aujourd'hui respecté,
enfin le shintoïsme n'est plus considéré officiellement comme
une religion, mais comme un culte civique, l'empereur n'en
reçoit pas moins les honneurs divins, la Constitution repose sur
le serment que l'empereur a prêté à ses ancêtres, toutes les lois
et la morale même ont pour base unique sa volonté inspirée de
leur volonté. Aussi la souveraineté réside-t-elle tout entière en
sa personne, il « règne et gouverne de toute éternité. » Seul
détenteur de la puissance executive, il nomme ses ministres, qui
ne sont responsables qu'envers lui et tous les hauts fonction-
naires civils et militaires, qui ne relèvent pas des ministres mais
de lui-même; les autres fonctionnaires, nommés en son nom
par ses ministres après avoir subi les épreuves d'un concours
et dans des conditions rigoureusement fixées, ne dépendent
également que de lui, encore que directement ils relèvent de
ses ministres. L'empereur est le seul chef de l'armée, de la
marine et du service diplomatique, qui sont complètement
soustraits au contrôle du Parlement, il fait la paix et la guerre
sans que les Chambres aient à ratifier ses décisions, il signe
les traités sans les leur soumettre. Le pouvoir législatif lui
appartient également et à lui seul ; ce pouvoir, il l'exerce sans
contrôle quand les Chambres ne siègent pas ; quand les
Chambres siègent, il a déclaré dans l'article V de la Constitu-
tion qu'il ne l'exercerait qu'avec leur consentement.
Conformément à la tradition, l'autocratie impériale cherche
son appui dans l'aristocratie représentée par la Chambre haute.
Une moitié de cette Chambre est formée par les délégués de la
noblesse fondée en 1884, qui comprend les maisons des anciens
nobles de cour et des anciens princes féodaux et les maisons
créées depuis 1884 par l'empereur : les ducs et les marquis ont
le droit d'y siéger en personne, les comtes, les vicomtes et les
barons d'y envoyer leurs mandataires. L'autre moitié de la
Chambre haute se compose de pairs nommés à vie par l'empe-
126 REVUE DES DEUX MONDES.
leur et de pairs élus pour sept ans par les plus imposés. Les
membres de la Chambre basse sont élus au scrutin de liste et
pour quatre ans par les citoyens âgés de vingt-cinq ans, payant
un cens de 10 yens d'impôts directs d'État. La Chambre haute
est exceptionnellement forte, puisque dans uq pays d'esprit pa-
triotique et de tempérament aristocratique, elle représente toutes
les gloires anciennes et modernes, que, dans un pays avide de
s'enrichir, elle représente toute la richesse; la Chambre basse est
exceptionnellement faible, puisque le nombre des électeurs est
seulement de 1600 000 pour une population de 50 millions
d'âmes et que plus de la moitié des électeurs donne à ses députés
pour seul mandat de diminuer les impôts, c'est-à-dire de leur
retirer le droit de vote ; avant l'énorme augmentation des im-
pôts que la guerre contre la Russie a rendue nécessaire le
nombre des électeurs était seulement de 700 000. Une Chambre
ainsi composée n'aurait d'influence que dans un pays où la pe-
tite bourgeoisie et la classe des moyens propriétaires ruraux
seraient nombreuses, anciennes, assez riches et très fortes ; or
au Japon l'une et l'autre sont peu nombreuses, de date récente,
pauvres, sans culture et sans ambition. Plusieurs raisons ont
contribué à augmenter la faiblesse de la Chambre basse : l'em-
pereur nomme pairs tous les hommes politiques qui se distin-
guent dans cette Chambre; trop de députés se sont laissé cor-
rompre soit par le gouvernement, soit par les sociétés fmancières;
enfin la majorité aveuglée par ses haines a montré son incapa-
cité de diriger le pays, qu'elle aurait perdu si l'empereur
n'avait imposé sa volonté. Aussi n'a-t-il jamais pris comme pré-
sident du Conseil un membre de la Chambre l)asse; il y eut
quatre ministres députés dans le cabinet éphémère de 1898, trois
dans le cabinet non moins éphémère de 1901, deux dans le ca-
binet Saionji (1906-08); il n'y en eut dans aucun autre cabinet.
Les ministres sont des pairs ou des fonctionnaires.
Les Chambres se réunissent à la fin de décembre, pour une
session de trois mois; leur principal rôle est de voter le budget.
L'exercice financier commence le l^"" avril. Le budget est présenté
d'abord à la Chambre basse, dont la commission a seulement
quinze jours pour l'examiner; la Chambre haute peut y intro-
duire des amendemens. Les crédits concernant les dépenses
générales du gouvernement ne sont pas soumis au vote des
Chambres; au cas où le budget n'est pas voté au commencement
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. '127
du nouvel exercice, le budget de Tannée précédente est main-
tenu. En effet, ce qui distingue nettement la Constitution japo-
naise des constitutions occidentales, c'est qu'elle stipule dans
ses articles 62 et 63 que les impôts déjà établis peuvent et doi-
vent toujours être perçus par le gouvernement, que la sanction
des Chambres est seulement nécessaire pour la création d'impôts
nouveaux ou les modifications apportées à d'anciens impôts.
Les lois peuvent émaner soit de l'initiative des ministres, soit de
celle de membres du Parlement; elles doivent être votées par
les deux Chambres et recevoir la sanction de l'empereur, qui est
libre de la refuser. L'empereur convoque la Chambre et en dé-
clare la session close : il la proroge ou la dissout, s'il le juge utile
et même autant de fois qu'il le juge utile. En l'absence du Par-
lement, il peut ouvrir des crédits ou prendre telle ou telle me-
sure législative par décrets, mais, à la rentrée du Parlement, ces
décrets doivent être convertis en lois par les Chambres; sinon,
ils cessent d'être applicables dans l'avenir.
L'empereur règne et gouverne^ mais le Fils du Ciel, enfermé
dans son palais, qui semblerait un temple, ne saurait s'abaisser
jusqu'à remplir lui-même aucune fonction du gouvernement;
c'est pourquoi, étant donné cette réserve et le principe de l'au-
tocratie, le gouvernement central a dû être constitué d'une ma-
nière très forte ; on lui a donné deux organes principaux : le
Conseil des ministres et le Conseil privé.
Depuis que le Japon a réformé son organisation au vi* siècle
sur le modèle de la Chine, il a toujours eu des ministères;
comme en Chine, ces ministères étaient dirigés non par un seul
ministre, mais par un conseil ministériel. Dans les premières
années qui suivirent la Révolution, on sépara les conseils minis-
tériels du Conseil suprême chargé des affaires générales, qui
était composé de ministres sans portefeuille; les défauts d'un
organisme aussi compliqué étaient aggravés par les rivalités des
clans et des partis ; aussi, de 1868 à 1885, le gouvernement cen-
tral fut-il complètement réorganisé plus de dix fois, et c'est
seulement à cette dernière date qu'on finit par adopter le sys-
tème plus simple des Etats européens. Le Cabinet homogène et
dirigé par un président du Conseil se compose, non plus de pré-
sidens de conseils ministériels, mais de ministres assistés de
vice-ministres. Il y a dix ministères : présidence du Conseil,
i28 REVUE DES DEUX MONDES.
affaires étrangères, intérieur, finances, guerre, marine, justice,
instruction publique, agriculture et commerce, voies de com-
munication.
Le Conseil privé, qui comprend aujourd'hui 29 membres à
vie nommés par l'empereur, est le gardien de la Constitution,
il a de plus les pouvoirs politiques qui appartenaient à notre
Conseil d'Etat sous le second Empire; les pouvoirs contentieux
de l'assemblée française ont été donnés au tribunal de justice
administrative emprunté à la Prusse, qui statue en premier et
dernier ressort; avant d'être présentées au Parlement, les lois
sont élaborées par la direction de la législatioii établie à la
présidence du Conseil.
Ce pouvoir central très fort est servi par une administration
très forte. Dès le v.i® siècle, le Japon fut divisé en départemens
appelés plus ordinairement provinces, lesquels étaient admi-
nistrés par des préfets ou gouverneurs; le morcellement féodal
réduisit le département à n'être qu'une unité géographique, et
le titre de préfet qu'un titre honorifique. Les Tokugawa réta-
blirent dans leur fief la division en départemens et les fonc-
tions de préfet, mais leurs départemens n'étaient pas les
anciens départemens et leurs préfets ne portaient pas l'ancien
titre. En 1871, après l'abolition de la féodalité, le Japon tout
entier fut de nouveau divisé en départemens dont les limites
ne coïncidaient avec celles d'aucune circonscription plus an-
cienne, tant on tenait à faire disparaître tout esprit particulariste.
Le nombre des départemens a varié plusieurs fois, il est actuel-
lement de 46, plus le territoire du Hokkaido (île de Yezo). Le
gouvernement du département au nom du pouvoir central
appartient au préfet assisté d'un conseil de préfecture, qui
comprend quatre directions: administration; travaux, instruc-
tion, etc. ; impôts; police; en effet, sauf à Tokio, qui aune pré-
fecture de police, la police, toute d'Etat, dépend des préfets, et
la plupart des impôts sont recouvrés par les préfectures. L'ad-
ministration du département comme unité autonome appartient
au préfet, au conseil général et aune commission permanente. :
les conseils généraux, créés sur le modèle de nos conseils en
1878, ont été réformés en 1890 et 1899 sur le modèle des con-
seils provinciaux prussiens; le conseil général se réunit une
fois par an en automne et peut être convoqué par le préfet en
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 129
assemblée extraordinaire; ses pouvoirs sont surtout des pou-
voirs d'homologation ; l'administration appartient de fait à la
commission permanente, qui est composée du préfet, de deux
représentans du ministre de l'Intérieur et de six ou huit délé-
gués du conseil général.
Le Japon a toujours eu des arrondissemens ; on les a réor-
ganisés sur le modèle prussien. Il y a des arrondissemens
ruraux (qu'on parle de supprimer), administrés par un sous-
préfet, un conseil d'arrondissement, une commission perma-
nente, et des arrondissemens urbains dans les cités ou villes de
plus de 20000 habitans ; ces arrondissemens sont sans impor-
tance parce que les cités s'administrent elles-mêmes. Il n'existe
pas de canton.
Dans l'ancien Japon, l'organisation municipale était déve-
loppée. On y distinguait d'une part, les cités, qui avaient des
chartes municipales, et d'autre part, les petites villes et les
communes urbaines, dont l'autonomie était moins complète.
Cette distinction a été maintenue par la loi fondamentale de
1889, qui est empruntée à la Prusse. Les cités ont un conseil
municipal élu; dans chaque circonscription des cités, les élec-
teurs sont répartis d'après le chiffre de leurs impôts en trois
classes, dont chacune a le même nombre de représentans. Le
conseil, qui élit son président, vote le budget et les règlemens
communaux. L'administration, la police et les autres fonctions
qui appartiennent en France au maire et au sous-préfet sont
exercées, sous le contrôle du préfet, par une commission per-
manente, qui comprend un maire salarié, nommé par l'empe-
reur sur la présentation du conseil municipal, des fonction-
naires ou adjoints salariés, nommés par le préfet sur la
présentation du conseil et des commissaires non salariés, élus
par le conseil. Dans les communes urbaines et rurales, il n'y a
pas de commission permanente, le maire, président du conseil
municipal, en exerce les fonctions; les électeurs sont divisés
en deux classes seulement.
Les départemens et les communes peuvent lever des impôts
dans la mesure qui leur est fixée par la loi, les arrondissemens
ne le peuvent pas, il leur est attribué une part sur les impôts
départementaux et municipaux.
Cette organisation montre bien les tendances complexes,
mais cependant heureusement conciliées de l'administration
TOMK II. — ^9H. 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
Japonaise ; le pouvoir central est fort, comme il est naturel dans
une monarchie de droit divin et après une révolution accomplie
pour assurer l'unité nationale, et cependant l'autonomie des
départemens est grande, comme il ne pouvait manquer de se
produire dans un pays si longtemps morcelé ; le principe de
l'autocratie prévaut, mais des libertés, progressivement éten-
dues, permettent de satisfaire les nouvelles tendances démocra-
tiques; des commissions permanentes composées en partie de
spécialistes assurent que les intérêts matériels seront traités
d'une manière pratique et scientifique.
Dans l'organisation judiciaire, la part du Vieux Japon est
moins grande : en effet la justice civile y était rendue par les
assemblées des différentes classes, les communautés villageoises,
les corporations et les conseils de famille, l'Etat n'y avait point
de part; pour la justice criminelle, on ne la distinguait pas de
l'administration. Aussi, de 1868 à 1890, le nouveau gouverne-
ment, qui était pressé de rétablir l'ordre dans un pays boule-
versé et qui réclamait aux puissances l'abolition de la juridic-
tion consulaire, abolition obtenue seulement en 1899, chàngea-t-il
presque chaque année l'organisation judiciaire : ce fut progres-
sivement qu'il retira aux différens ministères leurs pouvoirs
contentieux, qu'il sépara la judicature de l'administration et les
tribunaux du ministère môme de la Justice, qui était au début
la cour suprême. Enfin, désespérant de se créer une organisa-
tion originale, il adopta en 1889. l'organisation judiciaire alle-
mande. Il y a une cour suprême à Tokio, 7 tribunaux supé-
rieurs ou cours d'appel, 49 tribunaux régionaux, 301 tribunaux
d'arrondissement ; à chacun de ces tribunaux est attaché un
parquet. Tous ces tribunaux jugent les affaires criminelles,
civiles et commerciales. Le Japon n'a pas admis l'institution
du jury et, malgré le désir que vient d'en exprimer la Chambre
basse, il est peu probable qu'il le fasse. Toute affaire criminelle
est jugée par les tribunaux régionaux ; appel peut être porté
par le condamné à la Cour d'appel. Les juges et les procureurs
sont nommés par le ministre de la Justice après avoir subi deux
examens, l'un théorique, l'autre pratique, et fait dans un tri-
bunal un stage de trois ans comme magistrats suppléans. Les
juges sont inamovibles. Le Japon a des notaires et des avocats,
qui remplissent les fonctions d'avoués.
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 131
Il ne suffisait pas de rétablir l'ordre dans le pays par l'éta-
blissement d'un gouvernement central, d'une organisation
administrative et judiciaire, il fallait donner au nouveau régime
le moyen de vivre en lui créant des finances. Sous ce rapport,
tout était à faire. Sans doute l'ancien régime n'avait pas subsisté
sans une organisation financière, le shogunat avait déterminé
les pouvoirs et les obligations de tous les fonctionnaires en
cette matière, fondé une Cour des comptes, constitué un bon
système d'impôts, mais il n'avait pas su donner à ses institu-
tions une forme définitive; on n'a retrouvé de budget que pour
quelques années du xviii^ siècle ; au début du xix^, la confusion
était devenue extrême : de 1850 à 1868 aucun impôt ne rentrait
plus ; depuis cent cinquante ans la principale ressource du Tré-
sor consistait à émettre de la monnaie dont la valeur légale
était supérieure à la valeur réelle. Pire était la situation des
principautés, qui ne subsistaient qu'en émettant des billets à
cours forcé.
Nous ne pouvons donner ici l'histoire de la création des
finances impériales, montrer combien d'expériences heureuses
et malheureuses les réformateurs ont dû faire, d'abord pour
sortir des premières difficultés, ensuite pour se créer un régime
financier digne d'un grand pays.
Voici les grandes lignes du régime actuel. Le ministère des
Finances a sensiblement l'organisation des ministères euro-
péens. Les impôts sont perçus en partie par les préfectures et
en partie par un service spécial. Les comptes définitifs sont
homologués par la Cour des comptes. L'unité monétaire est le
yen (2 fr. 58), qui fut d'abord un étalon d'argent et qui
depuis 1897, est un étalon d'or. Il existe une banque d'émission,
la Banque du Japon, dont l'organisation rappelle celle de la
Banque de Belgique; d'autres banques dépendent plus ou moins
étroitement du gouvernement : la banque de Yokohama, qui
règle le commerce extérieur; le Crédit foncier, dont dépendent
des banques hypothécaires dans toutes les préfectures; le Crédit
industriel; la banque du Hokkaido; la banque de Formose, qui
a le droit d'émettre des billets pour le territoire de Formose.
Dès le début, le gouvernement impérial établit les grands
principes de l'impôt moderne : égalité de tous devant l'impôt,
fixité de l'impôt, établissement de l'impôt sur une base certaine,
obligation de payer l'impôt en argent. Puis en pleine révolu-
132 REVUE DES DEUX MONDES.
tioD, — et c'est là une des meilleures preuves du génie con-
structeur des Japonais, — par les mêmes lois qui créaient un nou-
veau régime de la propriété et donnaient la terre aux paysans,
il réforma l'impôt foncier, qui avait été le principal impôt de
l'ancien régime : on en fit un impôt véritable, tandis qu'aupa-
ravant c'était surtout une rente payée aux princes féodaux pro-
priétaires du sol et, comme on n'avait pas revisé le cadastre
depuis un siècle et demi, on fit la cadastra tion parcellaire de
tout l'empire, cadastra tion rendue très difficile par suite de
l'extrême morcellement de la propriété, et l'on établit le nouvel
impôt d'après une évaluation faite alors de toutes les parcelles.
Evaluation et cadastration sont aujourd'hui devenues très défec-
tueuses, car dans beaucoup de régions la culture s'est trans-
formée et, d'une manière générale, la valeur du sol a depuis
quarante ans décuplé dans les villes et triplé dans les cam-
pâmes.
Au début, l'impôt foncier formait les neuf dixièmes des
recettes provenant de l'impôt, il en forme aujourd'hui moins du
tiers, car le système des impôts s'est beaucoup développé. Les
Anglais, qui ont pour principe de tirer leurs ressources d'un
très petit nombre d'impôis, dont les plus importans sont des
impôts directs et dont les autres frappent surtout des objets de
luxe, désapprouvent en général le système japonais, qui consiste
à multiplier les impôts ; ils le trouvent coûteux pour TEtat et
onéreux pour le peuple. Ce système est cependant le seul qui
convienne au Japon; on ne peut demander beaucoup à l'impôt
foncier, parce que la terre est morcelée et le paysan pauvre, ni
aux autres impôts directs, parce que la fortune capitalisée est
d'origine récente et peu considérable ; on ne saurait frapper les
objets de luxe, parce qu'il n'y a pas de luxe, ni exiger beaucoup
de quelques industries, parce que ce serait tuer des industries
naissantes. Des impôts actuels, la plupart sont des transforma-
tions des impôts de l'ancien régime, tels l'impôt sur le revenu
l'impôt sur les boissons et sauces fermentées, les douanes ; les
autres sont empruntés aux pays d'Europe. L'idée de monopoles,
qui existait dans l'ancien Japon, a été modernisée sous l'in-
fluence des États occidentaux; les monopoles sont ceux de la
vente du sel, du tabac et du camphre.
L'État japonais est de plus un grand propriétaire. La super-
ficie des terres appartenant à l'État ou à l'empereur forme
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 133
presque les deux tiers de la superficie totale de l'archipel (non
compris Formose). Ce sont pour la plupart des montagnes, des
forêts, des landes, la mise en exploitation s'en effectue lente-
ment; si le domaine de l'empereur est déjà productif, l'Etat ne
tire encore de ses terres que des revenus peu considérables.
L'Etat et l'empereur possèdent aussi les principales mines.
L'Etat a les postes, les télégraphes, les téléphones, il a construit
une grande partie du réseau ferré et racheté depuis 1906 presque
toutes les lignes qui avaient été construites par des compagnies.
De 4868 à 1885, pour initier le pays à la culture occidentale,
l'Etat avait créé les plus importantes industries modernes ; il y
a progressivement renoncé pour ne pas entrer en concurrence
avec les entreprises privées ; il n'a conservé que les industries
se rapportant directement à ses services (aciéries et arsenaux,
manufactures des habillemens de l'armée, du matériel des che-
mins de fer, etc.). L'Etat avait également souscrit une notable
partie des titres de la Banque du Japon et des autres grandes
banques dont il contrôle la gestion; il a cédé ses actions à
l'empereur.
Grâce à une organisation méthodique, à une gestion prudente
et habile, l'empire, qui en 1868 n'avait aucune ressource, ne
percevait aucun impôt et payait ses dettes considérables par
l'emprunt ou par l'émission (jusqu'en 1886) de billets à cours
forcé, a pu en quarante ans se créer un budget d'un milliard et
demi de francs, emprunter en 1904-05 plus de quatre milliards,
racheter en 1906 les chemins de fer et cependant convertir sa
dette dans ces dernières années, si bien qu'il l'aura prochaine-
ment ramenée au taux de 4 p. 100. Les Japonais ont donné là
une preuve nouvelle de leur esprit scientifique et de leurs
facultés d'organisation.
Les institutions se rapportant au gouvernement, aux services
publics et aux finances avaient surtout pour objet d'organiser
le pays ; nous aborderons maintenant l'étude des institutions
dont le but principal a été de former l'esprit et le caractère du
peuple.
Les fondateurs du nouveau régime se préoccupèrent, dès le
principe, de créer l'enseignement public. Sous le shogunat, le
gouvernement ne s'intéressait qu'à l'instruction des samuraïs; il
abandonnait l'instruction du peuple à l'initiative privée; les
134 REVUE DES DEUX MONDES.
moines bouddhistes, les médecins, les samuraïs philosophes
avaient fondé de nombreuses écoles populaires, mais l'instruction
des hommes était bien moindre qu'on ne l'a prétendu et l'in-
struction des femmes était négligée. Le nouveau gouvernement
impérial veut au contraire que les enfans de toutes les classes
fréquentent, au moins dans les premières années, les mêmes
écoles et reçoivent la même formation. Cette formation leur est
donnée par l'éducation, par l'instruction, par l'hygiène et
les exercices physiques.
L'éducation est purement laïque ; l'enseignement religieux
est proscrit de toutes les écoles, même des écoles privées;
cependant l'enseignement moral est fondé sur le rescrit de 1890,
où l'empereur s'adresse à ses sujets au nom de ses divins
ancêtres :
Soyez filiaux, leur dit-il, pour vos parens, affectionnés pour vos frères
et sœurs, unis dan? vos rapports conjugaux et fidèles à vos amis. Que votre
conduite soit courtoise et frugale et que votre bienveillance s'étende à
tous! Livrez-vous à vos études et exercez vos métiers respectifs ; cultivez
vos facultés intellectuelles et développez vos sentimens moraux; contribuez
au bien public et veillez aux intérêts de la société: soyez toujours obéissans
à la Constitution et aux lois de notre empire; si l'occasion s'en présente,
dévouez-vous courageusement pour la patrie, ainsi vous nous donnerez une
aide efficace pour maintenir et développer l'honneur et la prospérité de
notre empire aussi ancien que le ciel et la terre.
L'éducation est donc fondée sur la tradition; c'est juste-
ment : la plupart des passions, des tendances, des besoins de
l'homme restent les mêmes dans tous les temps en dépit des
formes particulières que leur donne telle ou telle époque ; par
suite les grands principes de la morale ne varient pas et la
meilleure manière d'élever l'enfant sera de développer chez lui
l'instinct du bien, d'en rendre la pratique de plus en plus
spontanée et même réflexe. Pour l'instruction au contraire,
l'empereur et ses conseillers ont voulu que, dans l'ensemble,
elle fût moderne et telle qu'elle permit aux Japonais de devenir
les égaux des peuples les plus civilisés.
L'enseignement public est organisé de la manière suivante.
Le ministre de l'Instruction publique, assisté d'un vice-ministre
et du Conseil supérieur, dirige les établissemens qui dépendent
de l'État et surveille les autres. L'enseignement privé est auto-
risé à la condition pour lui d'accepter les programmes et
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE.
138
rinspection de l'État, mais, de fait, l'enseignement primaire libre
n'existe plus, l'enseignement secondaire libre est très restreint;
on trouve en revanche d'importantes écoles privées de haut
enseignement. Ne dépendent cependant de l'Etat que les écoles
dites supérieures, les écoles normales supérieures, le Conser-
vatoire de musique, 1 "école des Beaux-Arts et les Universités ;
les établissemens d'enseignement primaire appartiennent aux
communes, les établissemens d'enseignement secondaire et
professionnel, les écoles normales aux départemens, aux arron-
dissemens ou aux communes.
L'enseignement primaire est gratuit et obligatoire pour les
deux sexes ; il comprend quatre années d'enseignement élémen-
taire et deux années d'enseignement primaire supérieur. Tous
les enfans, à quelque classe de la société qu'ils appartiennent,
à quelque carrière qu'ils se destinent, doivent fréquenter les
écoles primaires.
Une fois munis du brevet de l'enseignement primaire, les
enfans entrent soit dans les écoles techniques, soit dans les
écoles secondaires. L'enseignement technique, qui a été admi-
rablement organisé au cours des dix dernières années, compte
aujourd'hui 300 000 élèves; les branches de cet enseignement
sont: agriculture et art vétérinaire, aquiculture, commerce,
génie civil (arts et métiers), constructions maritimes. Dans
chacune de ces branches, l'enseignement est à deux degrés:
l'enseignement du premier degré, qui est purement pratique, se
donne dans les écoles professionnelles, les écoles complémen-
taires professionnelles et les écoles d'apprentis; l'enseignement
du degré supérieur, qui est en grande partie théorique, se donne
dans les écoles supérieures du commerce, de l'agriculture, des
arts et métiers, etc.
L'enseignement secondaire est également à deux degrés ;
l'enseignement du premier degré se donne dans les écoles
secondaires ou lycées ; l'enseignement du degré supérieur se
donne dans les écoles supérieures, dont le principal but est de
perfectionner les étudians dans la connaissance des langues
européennes (anglais, allemand et français) ; les étudians de ces
écoles ont déjà choisi leur carrière: lettres, sciences, droit,
médecine, génie civil. Aux écoles supérieures sont attachées
des écoles spéciales de médecine pour ceux qui se destinent à
cette carrière sans passer par les Universités.
136 REVUE DES DEUX MONDES.
Les femmes reçoivent l'enseignement secondaire dans les
écoles aupérieures de filles.
Voici maintenant comment se recrute le personnel ensei-
gnant ; il y a deux écoles normales supérieures d'hommes et
une de femmes où se forment les professeurs des écoles normales
ordinaires et ceux de l'enseignement secondaire, des écoles
normales ordinaires dans tous les départemens. En attendant
que cette branche de l'enseignement soit complètement orga-
nisée, on prend comme professeurs les élèves diplômés des
écoles dépendant directement de l'Etat et les agrégés de l'ensei-
gnement secondaire, comme instituteurs les agrégés de l'ensei-
gnement primaire.
Il existe trois Universités, dont la plus importante est celle
de ïokio; les élèves diplômés des éco.les supérieures y sont
admis de droit, les élèves des autres écoles à la suite d'un
examen. Les facultés sont : lettres, sciences, droit, médecine et
pharmacie, agriculture, génie civil.
Le grade de bachelier est remplacé par les certificats d'études
que donnent tous les établissemens d'enseignement secondaire
et d'enseignement professionnel; les Universités confèrent le
grade de licencié, le titre de docteur est purement honorifique,
il est accordé par le ministre sur un vote favorable des docteurs
de la faculté intéressée.
Les résultats de l'enseignement sont dans l'ensemble heu-
reux ; le nombre des conscrits illettrés est tombé à 8 pour 100,
il ne faut pas oublier que l'instruction n'est devenue obligatoire
que lorsqu'un prélèvement fait sur l'indemnité de guerre chi-
noise a permis de la rendre gratuite. Quoique le nombre des
établissemens d'enseignement secondaire et d'enseignement su-
périeur soit encore insuffisant, le Japon compte déjà beaucoup
de bons jurisconsultes, de bons fonctionnaires, de bons méde-
cins, de bons ingénieurs ; il a des savans de premier ordre ; le
plus célèbre est le microbiologiste Kitazato, qui a découvert
les bacilles du tétanos et de la peste. Les résultats de l'éducation
donnée au peuple sont également satisfaisans; l'école primaire a
détruit les préjugés et les superstitions d'un autre âge, l'esprit
particulariste et féodal, répandu la civilisation matérielle de
l'Occident, fortifié le loyalisme et le patriotisme. Les effets de
l'éducation donnée dans les lycées et les Universités est com-
plexe ; la diffusion des ouvrages les plus divers écrits en Europe
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 137
et en Amérique, ouvrages qui se combattent et se dénigrent les
uns les autres, le contraste de leurs doctrines avec celles de la
philosophie chinoise et japonaise, l'orgueil de la science trop
vite acquise et des victoires tout à coup remportées, les progrès
d'un esprit démocratique encore inexpérimenté, la transformation
des conditions matérielles de l'existence ne pouvaient manquer
de produire chez les jeunes gens une grande confusion d'idées,
la perturbation des sentimens moraux et des instincts sociaux, le
scepticisme, le goût du luxe, l'inquiétude et le mécontentement.
La véritable cause de ces maux, il faut cependant la chercher
dans les circonstances générales et non dans l'enseignement
donné ; le gouvernement veille à ce que cet enseignement, tout
en étant moderne, ne devienne jamais téméraire.
De l'œuvre de réorganisation que nous venons d'exposer, on
peut dire que l'armée est le fondement. Elle l'est d'abord au
point de vue moral. L'école et l'armée sont indissolublement
unies ; le principal but de l'école est de préparer les enfans au
service militaire, le principal but de l'armée est de développer
chez le jeune homme l'enseignement moral et patriotique que
l'école a donné à l'enfant. Dans tous les pays, le service militaire,
qui, pendant plusieurs années, plie tous les jeunes gens à une
discipline de chaque instant, a été le moyen le plus puissant
dont l'Etat se soit servi pour créer une nation, répandre l'in-
struction et l'éducation, imposer l'égalité sociale. Au Japon, où
l'héroïsme militaire est tenu pour la première vertu, où la caste
militaire a, pendant des siècles, seule exercé le gouvernement, où
par suite toutes les institutions civiles tirent leur origine d'insti-
tutions militaires, c'est par l'armée que le gouvernement a
voulu appliquer pleinement son principe qu'une éducation
fondée sur une méthode rigoureusement scientifique peut
façonner un peuple au loyalisme, au patriotisme et à l'héroïsme.
Aussi le catéchisme civique du Japonais, esquissé dans le rescrit
de l'empereur sur l'éducation, reçoit-il tout son développement
dans le rescrit aux soldats et aux marins, où l'empereur leur
enjoint, au nom de ses divins ancêtres, de se conformer aux
cinq préceptes de la morale militaire qui s'est formée au cours
des siècles par l'union des idées chevaleresques et des doctrines
du confucianisme. Il leur ordonne d'abord de se montrer fidèles
envers le souverain et la patrie. « Des soldats sans patriotisme,
138 REVUE DES DEUX MONDES.
■ leur dit-il, quelles que fussent leurs qualités techniques, lïe
seraient que des poupées; avec des troupes composées de pareils
hommes, on n'aurait que des bandes à l'heure du danger. »
L'empereur prescrit ensuite la courtoisie : « Si les inférieurs
ne respectent pas leurs supérieurs et que les supérieurs traitent
durement leurs inférieurs, les uns et les autres deviendront
une malédiction pour l'armée et commettront un crime impar-
donnable envers la patrie. » Soldats et marins doivent avoir
pour première ambition d'être braves, mais en n'oubliant jamais
que les hommes d'un vrai courage traitent toujours les autres
avec douceur; de la simple bravoure avec de la disposition à la
violence fait haïr des hommes comme des brutes. L'empereur
recommande ensuite la loyauté, la plus absolue loyauté; l'on
ne doit prendre aucun engagement si l'on n'est certain de pou-
voir le remplir ; nul ne doit s'exposer à se trouver dans ce
dilemme : manquer à sa parole ou la tenir au détriment de sou
devoir. Le dernier précepte de la morale militaire, celui sur
lequel il est le plus insisté, c'est la simplicité : laisse-t-on naître
des habitudes de luxe dans certains corps d'officiers, elles se
répandent dans tous les rangs comme une épidémie, il n'y a
plus ni esprit de corps, ni discipline. La morale militaire ne lui
semblant pas suffisante pour donner aux soldats la foi, le dé-
vouement sans bornes qui devaient faire de l'armée la défense
morale et matérielle du pays dans la paix et dans la guerre,
l'empereur a transformé cette morale en religion militaire ;
partout s'élèvent des temples aux mânes des soldats tombés sur
le champ de bataille; tous les régimens, tous les chefs, l'em-
pereur lui-même, y viennent adorer ceux dont leur héroïsme a
fait les dieux protecteurs du pays. Dans cette religion, l'officier
formé à la civilisation européenne et le montagnard, le marin
restés superstitieux comme autrefois peuvent loyalement, inti-
mement s'unir ; tandis que les uns croient réellement que les
héros divinisés combattent à côté d'eux dans la mêlée, les
autres ont foi dans cette force, la meilleure de toutes peut-être,
que donne aux descendans l'exemple des hauts faits de leurs
ancêtres, dans cette étroite solidarité patriotique que crée la
tradition séculaire des mêmes aspirations et des mêmes
vertus.
Et comme elle est le fondement moral du nouveau régime,
l'armée en est le fondement matériel : un pays où, sous une
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 139
forme ou sous une autre, la féodalité s'était maintenue pendant
sept siècles ne pouvait s'unifier que par l'armée; un empire
fondé par la Révolution et la guerre civile ne pouvait se
défendre contre l'une et l'autre que par l'armée, comme aussi un
Etat menacé de tous côtés par les ambitions d'Etats beaucoup
plus grands, beaucoup plus populeux, ne pouvait se maintenir
et se développer qu'en devenant un Etat militaire. Une place
prépondérante a donc été faite à l'armée : on en peut juger par
ce fait que depuis 1883, sur sept présidens du Conseil, trois ont
été des généraux; non seulement les militaires ont toujours eu
les portefeuilles de la (juerre et de la Marine, mais ils ont souvent
dirigé des administrations civiles; en 1903, sur dix ministères,
cinq avaient pour titulaires des généraux et des amiraux, dont
la présidence du Conseil, l'Intérieur et l'Instruction publique ;
le ministre des Finances actuel est un général. Plus du tiers des
recettes budgétaires est afTecté aux dépenses de l'armée et de la
marine, et c'est l'énormité de ces dépenses qui a provoqué tous
les conflits parlementaires.
Le rôle particulier réservé à l'armée japonaise apparaît dans
son organisation. Sans doute ses origines sont complexes. On la
forma d'abord de régimeus cédés par quelques clans; plus tard,
quand on eut établi le recrutement, on eut pour soldats des
paysans, pour officiers des samuraïs, principalement des clans de
Choshu et de Satsuma; avec le temps, toutes les classes sociales,
toutes les provinces furent représentées et dans la troupe et
dans le corps d'officiers. Au début, l'armée comptait seulement
quelques milliers d'hommes, elle fut doublée une première fois
en 1884, une seconde fois en 1895 après la guerre contre la
Chine, de nouveau augmentée d'un tiers après la guerre contre
la Russie. D'autre part, cette armée, qui de 1871 àl880 fut orga-
nisée par une mission française subit plus tard des influences
diverses, surtout l'influence allemande; enfin, à faire la guerre
elle apprit à la faire. Et cependant, malgré ses origiaes
complexes, cette armée, telle qu'elle existe aujourd'hui, porte
nettement la marque du Japon et du gouvernement actuel.
Le premier caractère de cette armée est l'autocratie. L'em-
pereur n'est pas seulement le commandant suprême des armées
de terre et de mer en temps de paix et en temps de guerre,
mais son autorité est le seul lien entre leurs organes. Ce sont
d'abord le conseil des maréchaux et le conseil supérieur de la
140 REVUE DES DEUX MONDES.
défense nationale, où, sous sa présidence, siègent les principaux
chefs des armées de lerre et de mer. L'armée de terre comprend
trois organes indépendans sous des chefs égaux : le ministère
de la Guerre, l'Etat-major, la Direction de l'instruction mili-
taire; la marine en comprend deux : le ministère de la Marine
et l'Etat-major; de plus, les commandans des escadres, les pré-
fets maritimes, les commandans des points d'appui ne relèvent
que de l'empereur; il nomme directement les maréchaux et les
généraux du plus haut grade ; les nominations des officiers de
moindre grade lui sont soumises.
Le second caractère àe l'armée est l'aristocratie. Excepté
pour fait de guerre, un sous-officier ne devient jamais officier.
L'officier s'engage par serment pour la vie ; il ne peut donner
sa démission. La plupart des officiers de l'armée de terre com-
mencent leurs études dans des prytanées de province, ils la
complètent au prytanée central de Tokio, d'où ils passent à
l'Ecole militaire après avoir fait six mois de stage dans un
régiment; on admet aussi à cette école les candidats non éle-
vés dans les prytanées qui ont subi un examen et fait un stage
d'un an dans un régiment. L'éducation donnée pendant dix-huit
mois à l'Ecole militaire se complète par la suite dans des écoles
spéciales, pour les meilleurs officiers à l'Ecole d'Etat-major.
L'officier qui, au sortir de l'Ecole militaire, a fait un nouveau
stage d'au moins six mois, mais cette fois comme aspirant offi-
cier, ne peut être nommé dans un régiment s'il n'y est admis
par les officiers de ce régiment, qui votent par bulletins portant
oui ou non; il servira dans le même régiment jusqu'à sa nomi-
nation comme officier supérieur. Les officiers de marine entrent
à seize ans dans l'une des deux grandes écoles des cadets et des
mécaniciens; l'enseignement se complète dans les Ecoles spé-
ciales et à l'École d'Êtat-major. Les grades (les mêmes pour les
deux armées de terre et de mer) sont : sous-lieutenant, lieute-
nant, capitaine, major, lieutenant-colonel, colonel, major-
général, lieutenant-général, général, maréchal; on a donc divisé
les officiers généraux en quatre grades pour établir entre eux
une rigoureuse hiérarchie, donner aux chefs de l'armée une
situation indépendante des volontés des ministres, fortifier
ainsi le caractère aristocratique de l'armée.
Enfin l'armée est nationale. Autant que pour défendre le
pays, on l'a créée pour fondre les anciens clans et les anciennes
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 141
classes, pour faire des Japonais un peuple. Aussi a-t-on tra-
vaillé constamment à augmenter le nombre des hommes soumis
au service ; on a supprimé le remplacement, toutes les exemp-
tions excepté celles des instituteurs, qui servent six semaines,
et celles des soutiens de famille dont la situation, vérifiée par
enquête, a été admise par le conseil de revision ; mais en même
temps, comme on a jugé dangereux pour le bon esprit et la
discipline de l'armée d'y mêler les gens riches et instruits avec
les gens pauvres et illettrés, on a établi le volontariat d'un an ;
les volontaires, qui s'équipent à leurs frais, ne couchent pas à
la caserne; c'est parmi eux qu'on recrute les officiers de réserve.
Les sous-otficiers sont formés dans les écoles régimentaires ; ils
peuvent rengager d'année en année. Comme la situation géogra-
phique du Japon le dispense d'avoir des troupes de couverture
et que ses finances ne lui permettent pas de maintenir une
armée nombreuse en temps de paix, on a établi par tirage au
sort deux catégories de conscrits. Les conscrits désignés pour
le service actif servent deux ans dans l'infanterie, trois ans dans
les autres armes; ils restent quatre ans et quatre mois dans la
réserve et dix ans dans l'armée territoriale. Les conscrits dé-
signés pour le service de dépôt restent douze ans et quatre
mois dans l'armée de dépôt; ils sont à la disposition du ministre,
qui peut les appeler pour des périodes d'instruction. Tous les
hommes de dix-sept à quarante ans qui ne rentrent dans au-
cune des catégories précédentes font partie de l'armée natio-
nale, dont quelques unités seulement ont été organisées. En
cas de guerre, les unités d'activé se complètent avec leurs ré-
serves, les hommes de l'armée de dépôt sont appelés dans les
dépôts pour s'y exercer, ils comblent les vides faits par le feu
et la maladie dans les unités d'activé. La territoriale forme des
régimens et des brigades d'infanterie, qui peuvent servir en
dehors du Japon, comme ce fut le cas dans la dernière guerre;
pour en augmenter la valeur militaire, on y fait entrer pour un
tiers des officiers et des hommes de l'active et de la réserve.
Afin de donner à l'armée un caractère plus intimement national,
le Japon a établi le recrutement régional. Le Japon est divisé
en 18 circonscriptions, dont chacune comprend 4 districts de
régiment. Le Japon n'ayant pas de corps d'armée, à chaque cir-
conscription correspond une division mixte composée de deux
brigades d'infanterie, d'un régiment d'artillerie, d'un régiment
142
REVUE DES DEUX MONDES.
de cavalerie, d'un bataillon de ge'nie et d'un bataillon du train.
Les régimens d'infanterie se recrutent chacun dans son district
régimentaire, les autres armes se recrutent sur l'ensemble de
la circonscription divisionnaire. La garde qui forme une dix-
neuvième division, l'artillerie et la cavalerie indépendantes, les
troupes spéciales se^ recrutent, au moins en principe, dans tout
l'empire.
La marine se recrute moitié par conscription et moitié par
engagement. Le recrutement, est celui de l'armée de terre :
les conscrits servent quatre ans dans l'active, trois dans la ré-
serve, cinq dans la territoriale ; ceux qui n'appartiennent pas à
l'une ou l'autre de ces armes font entre dix-sept et quarante
ans partie de l'armée nationale. Les engagés volontaires servent
huit ans. L'acceptation du grade de quartier-maître équivaut à
un engagement. Les sous-ofliciers peuA^ent rengager pour des
périodes consécutives de trois ans.
Pour compléter le caractère national de son armée de terre
et de mer, le Japon a tenu à fabriquer lui-même tout ce qui a
trait à la défense nationale : les armes sont fondues dans les
arsenaux sur les modèles d'officiers japonais, les habillemens
sortent des fabriques de l'Etat ; l'uniforme de l'armée, qui
avant 1905 tenait à la fois de l'uniforme français et de l'uniforme
allemand, est aujourd'hui de couleur khaki et le même pour
toutes les armes et pour tous les grades ; les uniformes de la
marine sont les uniformes anglais. Le Japon construit aujour-
d'hui ses plus grosses unités navales, soit depuis 1906 quatre
croiseurs cuirassés de 15000 tonnes, deux cuirassés de 19 000,
deux dé 21 000 (qui seront lancés prochainement).
C'est en suivant ces principes qu'en quarante ans, le Japon a
réussi à faire de la petite armée du début l'armée d'une grande
puissance. L'armée de terre comprend aujourd'hui 12 000 offi-
ciers et 250 000 hommes d'activé (sur le pied de paix),
250 000 hommes de réserve, 180 000 hommes de territoriale, un
milliond'hommes de l'armée de dépôt; la marine, 47000 homme.*
(dont 69 officiers généraux et plus de 3000 of liciers ou assimi-
lés) en temps de paix et 500000 tonnes de bàtimens de lignt
(sans compter les torpilleurs et les sous-marins)
*
* *
Il n'a pas suffi au gouvernement impérial de créer un Etat
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE.
143
nouveau, il lui a fallu créer une société nouvelle, car l'ancienne
société avait disparu au cours de la Révolution. A cet effet,
le gouvernement, d'abord seul, ensuite avec le concours des
Chambres, accomplit une œuvre législative considérable; cette
œuvre est fondée, au moins dans une certaine mesure, sur le droit
coutumier, dont la codification avait coriimencé sous l'ancien
régime, mais elle s'est surtout inspirée du droit occidental. Les
premiers codes se rapprochaient beaucoup de nos codes; les
codes actuels sont imités ou même en partie traduits des codes
allemands; ce sont le Gode civil de 1898; le Code de procédure
«ivile de 1890, revisé en 1898; le Code de commerce de 1899;
le Code de procédure criminelle de 1890; le Code pénal de 1907.
Les Codes sont complétés par la Constitution et par un grand
nombre de lois d'ordre général (sur la nationalité, sur les fail-
lites, sur la marine marchande, sur les gildes et syndicats, etc.).
Voici comment sont constituées dans leurs grandes lignes la
société et la famille actuelles.
Le premier effet de la Révolution japonaise, comme ce fut
d'ailleurs celui de toutes les révolutions, avait été de supprimer
les anciennes divisions sociales; on fit même rentrer les hors-
caste au nombre des citoyens, mais on dut bientôt reconnaître
que, dans un pays où, pendant des siècles, la société avait été si
fortement hiérarchisée, il était impossible de supprimer brusque-
ment toute hiérarchie sociale. Aussi la loi moderne a-t-elle
reconnu trois classes : la noblesse, l'ancienne caste militaire, le
peuple. Mais ce sont maintenant des classes, ce ne sont plus
comme autrefois des castes; le mariage est permis entre per-
sonnes de classes différentes; à quelque classe qu'il appartienne,
un citoyen peut embrasser toutes les carrières, exercer toutes
les professions et n'est forcé d'en exercer aucune. De fait, les
anciens samuraïs, dont le nombre dépasse aujourd'hui deux
millions, n'ont conservé qu'un privilège, dont beaucoup d'ail-
leurs ne se prévalent plus, celui de figurer dans les recense-
mei sur un registre spécial. Les nobles, qui sont près de quatre
mille, ont droit à quelques honneurs; leurs représentans for-
ment la moitié de la Chambre des pairs.
Nobles, anciens samuraïs et gens du peuple sont égaux
devant la loi. Le nouveau régime a modifié les rapports des
particuliers avec l'Etat. Patriarcal autrefois, l'Etat l'est resté dans
une grande mesure, comme en témoignent le rescrit sur l'éduca-
^44 REVUE DES DEUX MONDES.
tion et le rescrit aux soldats; mais il a donné à sa mission de
siirveillance et de protection une forme moderne : les mairies
tiennent les registres de l'état civil, on fait des recensemens
quinquennaux, les enfans sont soumis à l'obligation scolaire,
les hommes de dix-sept à quarante ans au service militaire, la
police consigne sur des fiches l'âge, le domicile, la condition
de tous les citoyens, et ceux-ci doivent y faire mentionner leurs
changemens de résidence.
D'autre part, l'Etat moderne a donné aux citoyens des garan-
ties sérieuses contre l'arbitraire de ses fonctionnaires; il a sup-
primé la torture, défendu qu'on appliquât aucune peine con-
traire aux lois; un accusé ne peut être distrait de ses juges
naturels, ni emprisonné, poursuivi et jugé autrement que dans
les formes prescrites par la loi, les débats de son procès
doivent être publics. La Constitution a proclamé l'inviolabilité
du domicile et de la correspondance, reconnu à chacun le droit
de pratiquer la religion qu'il a choisie; de plus, les citoyens ont
obtenu (sauf certaines restrictions) toutes les libertés que com-
porte la société moderne : liberté d'aller et de s'établir où bon
leur semble, de vendre, d'acheter, de parler, d'écrire, de publier,
de tenir des réunions. Enfin tous peuvent être électeurs, éligibles
fonctionnaires, s'ils se trouvent dans les conditions fixées par les
lois.
Le nouveau régime n'a pas seulement réglé ce qui concernait
la personne des citoyens, mais ce qui concernait leur propriété.
La loi de 1872, supprimant toutes les restrictions féodales, a
créé la propriété privée intangible, mais les lois sur l'inscrip-
tion des ventes et des hypothèques, l'impôt sur le revenu,
l'impôt sur les successions maintiennent la surveillance patriar-
cale de l'Etat sur les biens des citoyens, tout en donnant à
cette surveillance une forme moderne.
Si, dès le principe, le droit sorti de la Révolution avait fait à
l'individu une part assez large, en revanche, comme tout droit
révolutionnaire, il s'était d'abord montré hostile à l'idée d'asso-
ciation; on ne supprima pas seulement les classes sociales, on
abolit les corporations, gildes ou compagnies de l'ancien régime,
les vœux monastiques furent supprimés, les biens des couvens
confisqués; il ne devait plus y avoir d'intermédiaire entre l'Etat
et l'individu. Au Japon comme partout, les individus, se sentant
trop faibles dans leur isolement, demandèrent à s'associer et
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 145
l'Etat dut progressivement céder à leurs demandes. La Constitu-
tion a reconnu le droit d'association ; le Code civil a organisé
les sociétés reconnues d'utilité publique; le Code de commerce,
les différentes formes de sociétés commerciales. D'autre part,
les anciennes gildes s'étant reconstituées d'elles-mêmes, l'État
s'est décidé à les reconnaître ; bien plus, dans beauco.up de cas,
il a contraint ceux qui exercent une profession à faire partie des
gildes de cette profession. Mais les gildes du nouveau droit
diffèrent profondément des gildes de l'ancien droit, puisque ce
sont des groupemens d'individus choisissant librement leur pro-
fession et non plus des groupemens de familles exerçant leur
profession obligatoirement. D'ailleurs le droit d'association est
resté incomplet; ainsi la loi interdit encore toutes les associa-
tions de salariés. Et c'est ainsi que lentement, tantôt en s'inspi-
rant du passé, tantôt en imitant l'étranger, tantôt encore en
s'efforçant de préparer l'avenir inconnu par des lois fondées soit
sur des aspirations, soit sur des principes rationnels, le Japon
cherche, comme toutes les nations civilisées, à sortir de la
demi-anarchie qu'ont produite le développement de l'individua-
lisme et la brusque disparition des anciennes formations
sociales.
Cet état de demi-anarchie que nous trouvons dans la société,
nous le trouvons aussi dans la famille. Sans doute la famille
est restée plus forte en Asie qu'en Europe, mais comme en
Europe la famille s'est transformée lentement, qu'en Asie elle
se transforme brusquement, le trouble y est peut-être plus grand
encore. Dans le Vieux Japon, l'Etat ne connaissait que des
familles et pas d'individus. L'œuvre accomplie par la Révolution
impliquait que la famille fût aussi sacrifiée; aussi bien, tandis
que la philosophie du xvii® siècle, encore toute confucianiste,
avait défendu qu'aucune restriction fût apportée à la puissance
paternelle, la philosophie du xvm^ avait-elle commencé à pro-
tester contre les abus qu'on faisait de ce principe : l'autorité
du souverain avait été reconnue supérieure à celle du père, en
1721, on avait aboli pour le peuple la loi qui condamnait à
mort la femme et les en fans d'un homme coupable d'un crime
grave et les romans n'avaient cessé d'apitoyer le public sur le
cas des jeunes filles que leurs parens vendaient à des maisons de
débauche. C'est pourquoi dès 1871, — et cela en dehors de toute
TOME II. — 1911. 10
f46 REVUE DES DEUX MONDES.
influence européenne, — l'empereur déclara cfue les recense-
mens ne seraient plus pris par familles, mais par individus;
dans la revision faite en 1871-73 des anciens Codes empruntés
à la Chine, on enleva aux parens le droit d'infliger eux-mêmes
une peine légale à leurs enfans, on leur retira presque tous
droits sur leurs enfans majeurs et on supprima la solidarité
familiale en matière criminelle. Cette transformation de la
famille, commencée sous l'influence des mœurs et de la philo-
sophie japonaises, fut achevée sous l'influence du droit occi-
dental; le code civil japonais est imité et en partie traduit du
code civil allemand.
Dans l'ensemble on peut dire que la famille japonaise, telle
que l'organise ce code, est semblable à la famille européenne.
L'homme ne peut se marier avant dix-sept ans, la femme avant
qninze ans; l'homme mineur de trente ans, la femme mineure
de vingt-cinq ans doivent obtenir le consentement de leurs
parens; pour être valable, l'acte de mariage doit être transcrit
sur les registres de l'état civil, il n'y a pas de cérémonie civile.
Le divorce par consentement mutuel s'accomplit de plein droit
dès qu'il est inscrit sur les registres de l'état civil; le divorce
provoqué par un seul des époux doit être prononcé par. les tri-
bunaux et ne peut l'être que dans un petit nombre de cas
rigoureusement déterminés par la loi. La position de la femme
est celle qu'elle occupe dans les sociétés occidentales. La puis-
sance paternelle est telle que l'établissent les lois européennes;
les tribunaux peuvent la retirer au père incapable ou qui en fait
un usage indigne; à défaut du père, elle appartient à la mère.
La majorité est fixée à vingt ans. De l'ancienne organisation
familiale, deux traits seulement ont survécu. Avec la famille
établie sur les principes du droit moderne, le Code maintient la
maison ancienne, qui a pour base matérielle la maison, le foyer,
et pour base morale le culte des ancêtres. De fait, la maison et
la famille se confondent, les recenseraens prouvent que les mai-
sons japonaises ne comprennent pas plus de cinq à six per-
sonnes, soit le père, la mère, et de trois à quatre enfans; il n'est
donc pas d'usage que les fils mariés restent sous le toit de leur
père. Cependant le Code a maintenu l'ancienne distinction que
font les vieux codes japonais entre la succession aux biens et la
succession à la maison ; cette dernière ne comprend guère aujour-
d'hui que le titre, si la famille est titrée, l'autel familial et les
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE.
U7
objets destinés au culte. D'autre part, pour assurer la continua-
tion des sacrifices familiaux, le Code a facilité l'adoption; il ne la
soumet qu'à une seule condition : l'adoptant doit être plus âgé
que l'adopté, ne fût-ce pourtant que d'un jour. De plus, si le
Code a enlevé à tous les citoyens le droit d'avoir des femmes de
second rang, droit réservé d'ailleurs aux nobles et aux samuraïs
depuis le xvii* siècle, il a fait une place à part aux fils naturels
du mari : en matière de succession, ceux-ci sont préférés aux
filles légitimes; ils peuvent être légitimés par la volonté de l'un
et l'autre époux et ne sont plus alors considérés comme les
enfans de leur mère, mais comme ceux de la femme de leur père.
Si le Gode n'a fait que ces concessions à la tradition, il va
de soi que les mœurs lui en font davantage. Le père profite
des facilités que lui laisse la loi pour assurer à son fils aîné la
plus grande partie de ses biens; les fils majeurs restent dans la
dépendance de leur père, les frères cadets dans celle du frère
aîné ; le chef de maison n'accomplit aucun acte important sans
prendre l'avis du conseil de famille. La femme ne jouit guère de
l'égalité que lui accorde la loi et si les concubines du mari ne
portent plus le titre de femmes de second rang, combien sont
installées encore au foyer conjugal! aussi bien la loi ne permet-
elle pas à la femme d'intenter une action en divorce pour adultère
du mari. Cependant on peut dire que d'une manière générale, il
n'y a pas d'opposition entre la loi et les mœurs; le Code a
seulement précipité une transformation qui s'accomplissait depuis
plusieurs siècles. Et c'est là un point d'une importance capitale
pour l'étude des sociétés asiatiques. Dans le droit et plus encore
dans les mœurs de la Chine et de l'Inde comme dans le droit
et les mœurs du Vieux Japon, nous découvrons une lente évo-
lution vers l'individualisme, qui depuis quelques années tend
dans ces pays comme dans le Japon moderne a devenir plus
rapide. Ainsi s'atténue, au moins partiellement, l'une des prin-
cipales différences qui existent entre la civilisation de l'Asie et
celle de l'Europe : n'est-ce pas là une conséquence forcée de la
constitution actuelle de l'Etat, de l'instruction publique, du ser-
vice militaire obligatoire, des nouvelles conditions économiques,
qui diminuent l'importance de la propriété immobilière, aug-
mentent celle de la propriété mobilière, suppriment les petits
métiers, font émigrer vers les villes la population des cam-
pagnes, forcent les enfans à se séparer de leurs parens pour
148 REVUE DES DEUX MONDES.
gagner leur vie dans des professions autres que la profession
familiale?
Telles sont dans leurs grandes lignes les institutions poli-
tiques et sociales du Japon moderne. Il est peu de peuples qui
aient accompli en un temps aussi court une œuvre aussi consi-
dérable; il en est peu aussi qui aient accompli une œuvre aussi
heureuse. Après un siècle de troubles, après trente ans de révo-
lution, le calme s'est rétabli, la puissance de l'empereur n'est
discutée par personne ; deux grandes guerres glorieuses ont
prouvé la force de l'armée et de la marine, la solidité des
finances; la marine marchande du Japon a pris le quatrième
rang entre les marines du monde et ne le cède qu'à celles de
l'Angleterre, de l'Allemagne et des États-Unis; son commerce
extérieur est égal à celui de l'Australie et du Canada; ses indus-
tries et ses mines se développent rapidement, son réseau de
chemins de fer, de télégraphes et de téléphones est celui d'une
grande puissance; on évalue sa richesse à 70 milliards; les
lourdes charges laissées par la guerre n'en empêchent pas l'aug-
mentation rapide. Sa population, restée stationnaire pendant un
siècle et demi, s'est accrue depuis les réformes, elle est aujour-
d'hui de 50 millions d'âmes; Formose a 3 millions d'habilans,
la Corée 10, Sakhalin et le territoire de Port-Arthur quelques
centaines de milliers.
De l'examen que nous venons de faire nous pouvons tirer
cette première conclusion : les victoires du Japon ne sont pas
dues uniquement aux qualités militaires de ses soldats ; c'est à
tort d'ailleurs qu'on verrait dans ces qualités l'héritage de son
ancienne constitution, puisque cette constitution lui a donné
deux siècles et demi d'une paix complète ; ces qualités provien-
nent surtout de l'éducation reçue depuis quarante ans à l'école
et au régiment. Les victoires du Japon, comme aussi ses succès
économiques et scientifiques, sont le résultat des institutions
créées par l'Empire restauré, institutions doublement fortes,
parce qu'elles n'ont pas seulement une valeur technique, une
valeur matérielle, qu'elles ont aussi une valeur morale. L'œuvre
heureuse accomplie par les réformateurs sera donc une œuvre
durable, mieux encore une œuvre que le temps ne peut manquer
de fortifier et de développer.
Et de notre examen nous tirerons une seconde conclusion.
LES INSTITUTIONS DU JAPON MODERNE. 149
qui aura trait à l'Asie tout entière. Les formations sociales et
politiques des peuples de l'Orient ne sont pas le produit
immuable, le produit fatal de leur sol, de leur climat, des races
dont ils sont issus; ces formations, qui se sont d'ailleurs conti-
nuellement modifiées, sont, dans leur état actuel, le résultat du
traditionalisme passif que ces peuples ont opposé aux retours de
barbarie causés par les continuelles invasions des Nomades. Mais
une ère nouvelle a commencé pour l'Asie; ces formations dis-
paraîtront brusquement, beaucoup même sans laisser de traces
profondes, comme ont disparu les formations du Vieux Japon. A
l'exemple du Japon moderne, tous les peuples orientaux les
remplaceront par des institutions nouvelles, et ces institutions
seront en partie l'aboutissement de la lente évolution que la
civilisation asiatique a constamment suivie en dépit des forma-
tions traditionnelles jalousement conservées, en partie l'imita-
tion directe des institutions européennes. Il ne faudrait pas
croire cependant que les civilisations de l'Asie et de l'Europe
soient destinées à se confondre. Certaines de nos institutions
sont proprement européennes, d'autres sont vraiment humaines;
si l'Europe les a la première établies, c'est que sa civilisation
avait devancé celle de l'Asie. Ce sont ces dernières institutions
que l'Asie s'assimilera en les dépouillant avec le temps de ce
qu'elles ont actuellement d'européen. Dans leurs grandes lignes,
la civilisation de l'Asie et celles de l'Europe ont suivi des
évolutions parallèles; grâce aux communications de plus en
plus faciles qu'amènent les progrès des sciences, elles tendront à
se rapprocher; mais longtemps encore, toujours peut-être, elles
resteront distinctes.
La Mazelière.
POÈMES INÉDITS
DE
FRANÇOIS COPPÉE
LA RUINE (1)
En Grèce, j'ai trouvé, parmi les noirs érables
Et les lauriers profonds, dans un bois consacré,
Caché par les buissons les plus impénétrables,
Un vieux temple de Pan, en ruine, ignoré.
Pas un sentier ne mène à ces choses tombées,
Et quand vous allez là, par un instinct poussé,
Les branches devant vous par votre main courbées
Referment le chemin où vous êtes passé.
(1) De la pièce de vers intitulée : la Ruine, j'ai trouvé plusieurs copies dans
les papiers de mon oncle François Coppée, dont l'une originale et entièrement de
sa main du poète, de sa magnifique écriture pareille aux calligraphies gothiques
des vieux missels. Au bas d'une copie, il a ajouté lui-même : « Ces vers sont
antérieurs à ceux publiés dans le Reliquaire. »
Le Reliquaire a été publié en 1866. La Ruine date donc de 1865 au plus tard,
de réjjoque où, jeune Parnassien respectueux et timide, François Coppée allait
tous les samedis soir, — avec autant d'émoi qu'un hadji va à la Mecque, —
passer la soirée chez Leconte de Lisle, qui demeurait au quatrième étage d'une
maison du boulevard des Invalides (1). Disciple fervent du maître auquel il devait
dédier le Reliquaire, il s'essayait, lui aussi, au « poème antique, » et il écrivait la
Ruine.
Jean Monval.
(1) Cf. François Coppée. Feuilleton de la Patrie du 25 juin i883.
POÉSIES. 151
Sur les blancs chapiteaux et les feuilles d'acanthe
Son fronton se dressait jadis dans les azurs;
Et sur ses bas-reliefs la lascive bacchante
D'un satyre aviné guidait les pas moins sûrs.
Plus loin, se déroulaient les longues promenades
Des fiers chevaux cabrés qui froncent les naseaux;
Et sur son piédestal, au fond des colonnades,
Pan se tenait, avec ses merveilleux roseaux.
Pour porter à ses dents les flûtes inégales
Dont il aime à grouper les agrestes accords,
Le dieu ployait, avec le geste des cigales,
Ses coudes anguleux serrés contre son corps;
Et ses jambes, aux pieds fourchus des boucs pareilles,
S'enlaçaient d'une humaine et bizarre façon.
Il, écoutait, rieur, et dressant les oreilles.
Les oiseaux d'alentour répéter sa leçon.
Il était là, toujours ses flûtes à ses lèvres;
Et les bergers, laissant dans les rochers voisins
Bondir en liberté leurs béliers et leurs chèvres,
Déposaient devant lui des fleurs et des raisins.
Qu'est devenue, hélas! sa superbe attitude?
Le temps a fait son œuvre, encor moins que l'oubli.
Plus rien!... Destruction, silence, solitude,
Écroulement d'un dieu passé, règne accompli !
D'inégales hauteurs les colonnes brisées
S'élèvent çà et là ; l'herbe partout a crû ;
Les tronçons sur le sol verdis par les rosées
Gisent : on cherche en vain le profil apparu.
Jamais d'hôte; jamais une vierge qui cueille
Un sarment vert; jamais le rire d'un enfant.
Jamais de bruit, sinon la chute d'une feuille
Ou le taillis froissé par la course d'un faon.
lo2 REVUE DES DEUX MONDES.
Le jour qu'il m'apparut, pourtant de ce ravage
L'antique monument encor s'ennoblissait,
Paraissant accepter comme un linceul sauvage
La végétation qui l'ensevelissait.
Il s'était couronné d'une herbe échevelée,
Et de pampres grimpeurs chaque fût s'entourait.
Déjà la colonnade était presque une allée,
Et la ruine allait rejoindre la forêt.
Il doit périr ainsi. La nature féconde,
Sa mère, veut cacher les restes superflus
De ce culte donné jadis par elle au monde.
Et qu'il abandonna, ne le comprenant plus.
Pieuse, et protégeant le repos des vieux marbres.
Elle prodigue l'herbe et les épais fourrés.
Et, pour ce saint devoir, elle ordonne à ses arbres
D'incliner leurs rameaux sur ces débris sacrés.
Pour les poètes seuls, gardiens de son grand culte.
Elle a voulu, jalouse, ainsi les conserver.
Ta curiosité lui serait une insulte.
Profane voyageur qui ne sais plus rêver!
Elle est fière ; elle voile à tes regards indignes,
Homme de notre temps, ces antiques débris,
Et sous ses iTondaisons, ses lianes, ses vignes,
Elle veut les soustraire à tes hautains mépris.
Car tu la méconnais; car tu n'as plus d'hommage
Pour l'éternel travail de son sein généreux.
Tu hais même tes dieux créés à ton image.
Et tu vas, satisfait d'un scepticisme creux.
De la divinité tu veux d'autres exemples
Que tout cet univers splendide que tu vois;
Il ne te suffit plus pour ériger des temples
D'un son lointain de flûte entendu dans les bois.
POÉSIES. 153
Quand les flots retombant avec leur bruit d'enclume
Entraînent tes vaisseaux vers les écueils amers,
Tu ne vois plus passer, le poitrail dans l'écume,
Les chevaux emportant le char du dieu des mers;
Et quand sur tes cités tremblantes, les orages
Roulent leurs grondemens profonds et leurs feux clairs,
Tu ne vois plus paraître, au milieu des nuages,
La monstrueuse main qui brandit les éclairs.
Mais, las de ton orgueil qui ne peut se résoudre
A croire aux dieux buvant dans les Olympes bleus, ,
Les poètes, épris des flots et de la foudre,
S'envolent, par le rêve, aux siècles fabuleux.
Et toujours ils s'en vont, Grèce, vers tes ruines !
Derniers fervens de l'art, ils viennent y prier.
Vieille patrie ! Il faut ton air à leurs poitrines,
Ton air plein d'un parfum de myrte et de laurier,
Ton air pur et vibrant où sous un souffle tremblent
Les arbres élancés de tes bois toujours verts,
De tes bois pleins d'échos si sonores qu'ils semblent
Créés pour retentir au rythme des beaux vers.
LE PASSANT (1)
Sous le bandeau trop lourd pour son front de seize ans,
Assise sur un trône aux longs rideaux pesans
Oii l'orgueil brodé d'or des blasons s'écartèle.
Couverte de lampas et d'antique dentelle,
(1) La pièce suivante a été écrite sur du papier à en-téte du Ministère de la
Guerre, où Coppée était entré à vingt ans comme expéditionnaire. Il a été de
bonne lieure hanté par les poétiques silhouettes de Zanetto et de Silvia.
Ce petit poème n'est-il pas, en effet, comme une première ébauche du Passant,
ou bien encore comme le prélude de la première pièce des Intimités ? — J. M.
154 REVUE DES DEUX MONDES.
Blanche aux longs cheveux noirs, ayant dans ses yeux noirs
L'éclat resplendissant de l'étoile des soirs,
Et triste doucement, se tient la jeune reine
Par la naissance et par la beauté souveraine.
La fenêtre est ouverte, et, splendide décor,
Elle voit des forêts où résonne le cor,
Des donjons sur des rocs plus hauts que les orages,
Des vais et des coteaux aux riches pâturages,
Tout un royaume libre et fort par le travail.
Dans le cadre borné que forme le vitrail
Et qu'entoure un frisson de fraîches giroflées,
Elle voit des vaisseaux aux voilures gonflées
Qui remontent le fleuve et de lourds galions
Dont le ventre byombé crève de millions.
Elle n'y pense pas, elle rêve, elle écoute "
Le zéphyr... Elle voit défiler sur la route
Les bataillons touffus de ses pertuisaniers
Chamarrés d'or de pied en cap par ses deniers.
Elle rêve, et sa tête adorable s'incline.
Et là-bas, descendant de la verte colline,
Précédé par un bruit de lointaines chansons,
• Pensif et s'arrêtant pour cueillir aux buissons
Des lianes dont il adorne sa guitare,
Un pâle et maigre enfant à l'allure bizarre
S'approche et voit la reine assise en son château.
Celle-ci l'aperçoit qui descend du coteau.
Etonnée, elle tend son svelte cou de cygne
Et de sa main exquise elle lui fait un signe.
Il monte, tout tremblant déjà d'un vague émoi,
Et la reine lui dit : — Chante et divertis-moi !
Et le petit chanteur, tout fier au fond de l'âme,
Prélude; mais soudain, en voyant cette femme
Si belle lui sourire et le considérer,
Il jette au loin son lulh et se met à pleurer.
î;
POÉSIES. ISS
LE SIÈGE DE PARIS(l)
I. — APPROVISIONNEMENS
Les troupeaux poussiéreux et gris
Qui promettent maigre ripaille
Ruminent, couchés sur la paille,
Dans tous les jardins de Paris.
Mais le passant mélancolique
Ne trouve dans tout ce bétail
Ni d'ensemble ni de détail
Empreint d'un charme bucolique;
Ces grands bœufs aux gens peu frugaux
Font rêver des repas d'Homère,
Et cet agneau tétant sa mère
N'est qu'un avenir de gigots.
Ils ont faim et froid, ils sont mornes.
L'un contre l'autre acoquinés,
Ils ont des airs de condamnés
Et baissent tristement leurs cornes.
Le pourceau dormant au soleil
Frémit au contact d'une mouche
Dont l'ardent aiguillon le touche
Et le fait geindre en son sommeil.
Et dans leurs clôtures de planches
Ils semblent, pauvres animaux,
Savoir qu'au bout de tous ces maux
Ils seront mangés par éclanches.
(1) François Coppée, enfermé dans Paris assiégé, pendant l'Invasion et pen-
dant la Commune, demeura, les premiers mois du siège, avec sa mère et sa sœur
aînée dans un logement de la rue des Feuillantines. Mais ils durent l'abandonner
dès le début de janvier, chassés par les batteries allemandes du plateau de
Châtillon...
Les deux pièces suivantes ont été écrites entre deux factions sur le rempart,
par le poète douloureusement affligé du deuil de la France... — J. M.
156 REVUE DES DEUX MONDES. '
— Mais n'ayons pas naïvement |
De pitié pour cette hécatombe;
Car j'entends, dans le soir qui tombe, ^
Les durs clairons d'un régiment,
Et, songeant au temps où nous sommes,
Sombre, j'ai murmuré bien bas :
« 0 troupeaux, ne vous plaignez pas
De la férocité des hommes! »
II. — VOITURES D AMBULANCE
L'été, SOUS la claire nuit bleue,
Galopant le long des moissons,
Les omnibus de la banlieue
Rentraient, le soir, pleins de chansons.
Les grisettes sur ces voitures
Grimpaient avec les calicots.
On avait mangé des fritures
Et cueilli des coquelicots.
Les moustaches frôlaient les joues,
Car dans l'ombre on peut tout oser,
Le bruit des grelots et des roues
Etouffant le bruit d'un baiser.
Et l'on revenait, sous les branches,
De Boulogne ou de Charenton,
Les bras noirs sur les tailles blanches,
Tout en jouant du mirliton.
— Or j'ai revu ces voiturées.
Mais non plus telles que jadis.
Par les amusantes soirées
Des dimanches et des lundis.
Le drapeau blanc de l'ambulance
Pendait, morne, auprès du cocher.
C'est au petit pas, en silence,
Que leurs chevaux devaient marcher.
POÉSIES. 157
Elles glissaient comme des ombres,
Et les passans, d'horreur saisis,
Voyaient par les portières sombres
Passer des canons de fusils.
Ceux de la bataille dernière
Revenaient là, tristes et lents,
Et l'on souffrait à chaque ornière
Qui secouait leurs fronts ballans.
Ils ont fait à peine deux lieues,
Ces ironiques omnibus
Pleins de blessés aux vestes bleues
Qu'ensanglanta l'éclat d'obus.
Ce convoi de coucous qui passe
Semble nous faire réfléchir
A l'étroitesse de l'espace
Qui nous reste encor pour mourir ;
Et, malgré mes pleurs de souffrance,
J'ai pu lire sur leurs panneaux
Les noms des frontières de France :
Courbevoie, Asnières, Puteaux.
AU THÉÂTRE (1)
On jouait un opéra-bouffe.
C'est le nom qu'on donne aujourd'hui
Aux farces impures dont pouffe
Notre siècle si fier de lui.
(1) Les deux poèmes suivaas ont été écrits par François Goppée à un moment
difficile de sa carrière littéraire, dans les années qui suivirent la guerre, alors
qu'il cherchait à conserver la faveur du public conquis d'emblée avec le Passant,
mais tout prêt à accabler ses nouvelles productions du souvenir de ce premier
succès... Et, de fait, ses plus récentes pièces de théâtre : Deux Douleurs, Fais ce
que Dois, l'Abandonnée, n'avaient guère réussi; et son dernier recueil de vers,
les Humbles, venait d'être fort critiqué. C'est dans des heures de tristesse et de
158 REVUE DES DEUX MONDES.
On riait très fort. La machine
Etait bête, et sale souvent,
Et se passait dans cette Chine
De théâtre et de paravent.
Poussahs, pagodes et lanternes,
Vous voyez la chose d'ici.
Et les Athéniens modernes
Bissaient les plus honteux lazzi.
Deux mandarins, — on pâmait d'aise
A ce comique et fm détail, —
Etaient l'un maigre et l'autre obèse
Et coquelaient de l'éventail;
Et la convoitise sournoise
Des messieurs chauves et pesans
Lorgnait une jeune Chinoise
Agée à peine de seize ans.
Adorable, l'air un peu bête.
Toute de gaze et de paillon,
Deux épingles d'or sur la tête,
Elle semblait un papillon.
découragement qu'ont été écrits les deux poèmes inédits que je publie ici; —
véritables confessions intimes.
Dans le premier,- François Coppée fait entendre son franc parler de bourgeois
parisien; il se montre tel qu'il est, avec son vieux fonds de moralité et de vertu,
son horreur de toutes les hypocrisies, de toutes les tyrannies sociales, sa pitié et
sa tendresse pour les petits et les opprimés, son aversion pour les riches égoïstes
et jouisseurs. Dans le second, il nous dit lui-même, —avec quelle simplicité et
quelle modestie, — les sources de son inspiration : son œuvre est avant tout une
œuvre de sympathie, d'indulgence, de pitié universelle. S'il a cessé, pendant un
temps plus ou moins long, d'être un catholique pratiquant, il n'a jamais cessé
d'être pénétré, inconsciemment ou non, de l'esprit de l'Évangile : il a toujours
senti vivement et proclamé en chrétien la beauté morale qui rayonne des cœurs
simples, des espr.ts modestes, des vies résignées. Oui, cette préface inédite des
Humbles, — précieuse profession de foi écrite en mars 1872, — suffirait à le
prouver : même aux heures troubles, aux minutes de sceplicisme et de doute,
François Coppée garda toujours au fond du cœur, comme un viatique, sa modestie
intime, son amour du prochain, auxquels il ne manquait que la consécration
catholique pour faire de lui l'homme parfait selon l'Évangile, pratiquant les
deux grandes vertus du Christ : l'humilité et la charité.
J. M,
POÉSIES. 439
Elle n'était pas même émue
Et, toute rose sous son fard,
Forçait sa frêle voix en mue
Qu'étouffait l'orchestre bavard.
C'était bien la grâce éphémère,
L'enfance, la gaîté, l'essor,
Et l'on devinait que sa mère
Ne l'avait pas vendue encor.
Je me sentais rougir de honte
Quand elle disait certains mots,
Comme la princesse du conte
Qui crachait serpents et crapauds.
Je songeais à la demoiselle
Qu'on invite en saluant bas
Et, baissant ses yeux de gazelle.
Qui répond : « Je ne valse pas; »
A l'héritière très titrée
De l'allier faubourg Saint-Germain
Que suit un laquais en livrée
Portant le missel à la main;
Et même à la libre grisette
Que font danser les calicots
Dans des bals ayant pour musette
Des mirlitons peu musicaux.
Et je me disais : « Ouvrière,
Fille de noble ou de bourgeois,
A cette heure fait sa prière
Ou rêve à l'amour de son choix ;
« Et, pendant ce temps-là, le père,
Le frère, même un fiancé.
Sont peut-être dans ce repaire,
Devant ce spectacle insensé.
160 REVUE DES DEUX MONDES.
« Et, dans le vertige où les plonge
Cet art erotique et scabreux,
Sans doute qu'aucun d'eux ne songe
A cette enfant qu'on perd pour eux.
« Siècle de toi-même idolâtre,
Epoque aux grands mots puérils.
Les spectacles de ton théâtre
Sont moins sanglans, mais sont plus vils.
« Cette innocente, encore dupe,
Qui ne sait pas dans quel dessein
On fait aussi courte sa jupe
Et l'on découvre autant son sein,
« Cette victime, c'est la tienne,
Multitude aux instincts fangeux!
C'est toujours la jeune chrétienne
Toute nue au milieu des jeux;
« Ce sont toujours tes mille têtes
Fixant leurs yeux de basilic
Sur la femme livrée aux bêtes,
• Sur l'enfant jetée au public! »
— Je m'indignais, et, sur la scène,
Celle qui n'avait pas seize ans
Chantait un couplet trop obscène
Pour qu'elle en pût savoir le sens,
Et, l'horreur crispant ma narine,
Loin du mauvais lieu je m'enfuis,
Respirant à pleine poitrine
L'air salubre et glacé des nuits.
POÉSIES. 161
ALLONS, POÈTE, IL FAUT EN PRENDRE TON PARTIÎ.»
Allons, poète, il faut en prendre ton parti !
Tu n'as pas fait songer, et tu n'as converti
Personne à ton amour pour les vertus obscures ;
Tes poèmes naïfs peuplés d'humbles figures
N'ont pas le don de plaire aux heureux d'ici-bas ;
Ton livre les étonne et ne se lira pas.
Le monde, vois-tu bien, ne s'intéresse guère
A ce milieu mesquin, trivial et vulgaire;
Malgré la sympathie, on est un peu surpris.
Crois-moi, n'y reviens plus... Personne n'a compris
Qu'un lettré, qu'un ami de l'art et de létude
Eût, pour ces gens de peu, tant de sollicitude.
— Diable ! Cela n'est pas d'un esprit distingué.
Traiter de tels sujets en vers! — On est choqué.
Là, franchement, comment veux-tu qu'on s'attendrisse
Sur l'ennuyeux exil d'une pauvre nourrice?
Veux-tu faire pleurer avec le dévouement
D'un petit employé de l'enregistrement?
Prends garde, je connais chez toi cette tendance.
Autrefois n'as-tu pas eu l'extrême imprudence
De conter, sans aucune ironie, à dessein.
Les amours d'une bonne avec un fantassin?
Parler d'un épicier dans la langue de l'ode,
C'est monstrueux. Tu vois, une femme à la mode
Te l'a dit, sans y mettre aucune passion,
Que c'était, à la fin, de l'afîcctation.
Elle eût pu dire, encor que cet art réaliste
Sent un peu l'envieux et le socialiste.
Et te fera bientôt regarder de travers ;
Que ceux qui pour trois francs achèteront des vers
Sont des gens de loisir, ayant de la fortune.
Que ton étrange amour des humbles importune,
Et qu'au lecteur qui sort en voiture, il messied
De parler si souvent de ceux qui vont à pied.
Soit, je suis condamné. Mais mon livre est sincère.
J'ai cru qu'il était sain, qu'il était nécessaire,
TOME II. — 1911. U
.162 REVUE DES DEUX MONDES.
— A cette heure où, sentant se réveiller en eux
Leurs appétits rivaux et leurs instincts haineux,
Les hommes des deux camps, haut monde et populace,
Prétendent par le fer se disputer la place ;
A cette heure où mon pied qui l'ouïe le pavé
Pourrait glisser encor dans le sang mal lavé,
Où les assassinats, les vols, les sacrilèges
Viennent de cimenter tous les vieux privilèges,
Et de rendre encor plus intense et plus fougueux
L'égoïsme du riche et la rage du gueux, —
J'ai cru, dis-je, j'ai cru qu'il pouvait être utile
Au milieu des écrits que la haine distille.
Des cris injurieux et des mots provocans
Que se jettent de part et d'autre les deux camps,
De publier, parmi la fureur générale.
Un livre familier, sans phrases, sans morale.
Sans politique aucune, et tout d'apaisement,
Qui dirait à l'heureux du monde, simplement,
Que ce peuple qu'il voit passer sous sa fenêtre,
Ce peuple qu'il méprise et ne veut pas connaître.
Conserve plus d'un bon sentiment ignoré ;
Et qui dirait encore au pauvre, à l'égaré,
Que, dans l'adversité, le meilleur, le plus digne,
Le plus grand, est toujours celui qui se résigne ;
Qui dirait tout cela sans trop en avoir l'air.
Par de simples récits, dans un langage clair,
Et qui dégageraient une bonne atmosphère.
— Ce livre, j'ai tenté seulement de le faire.
Et je l'ai bien mal fait, puisqu'on n'a pas compris.
Comme ceux dont il parle, au milieu du mépris.
Sa bonne intention sans doute ira s'éteindre ;
Et tout ce qu'il voulait faire aimer, faire plaindre,
Rentrera pour toujours dans son obscurité
Comme l'humble rêveur qui La si mal chanté.
François Coppée.
LE RELEVEMENT
DE
L'INDUSTRIE RURALE
I
Il y a environ quatre ans, le Musée social, ému de l'afflluence
des marchandises étrangères sur nos marchés français, et sou-
cieux de se rendre exactement compte de la situation dans
laquelle se trouvaient nos industries nationales, conçut la
pensée d'ouvrir une enquête dans les centres ruraux où fleuris-
saient jadis les métiers les plus divers. Son but était, en face de
la crise économique, desavoir si les industries de jadis existaient
encore et si le ralentissement des affaires et de l'exportation
devait être attribué à une production insuffisante ou imparfaite,
ou à des causes purement extérieures. Il s'agissait enfin de s'as-
surer qu'il existait encore, dans les campagnes, des vestiges de
certaines industries familiales et locales que l'on pourrait
relever en les encourageant, et d'étudier s'il convenait d'en éta-
blir de nouvelles s'appliquant plus particulièrement à telle ou
telle région.
D'autre part, introduire ou rénover une industrie qui ôterait
à la terre le peu de bras qui lui restent serait aggraver le mal
en portant un dernier coup à l'agriculture déjà si atteinte. II
fallait donc que cette impulsion nouvelle donnée à Tindustrie
nationale ne détournât pas des travaux des champs; bien mieux,
16i REVUE DES DEUX MONDES.
il s'agissait de savoir si, par ce moyen, on pourrait tenter de
rattacher le paysan au sol et par là concilier deux choses qui,
au premier abord, semblent inconciliables : l'agriculture el
l'industrie.
Pour tenter l'expérience, on choisit une province où les
produits du sol et les anciens métiers sont combinés de façon à
fournir au paysan, non seulement les élémens de consommation,
mais encore les matières premières de certains objets nécessaires
à son bien-être, objets qu'il lui est loisible de confectionner lui-
même. L'Auvergne, où existaient jadis, à l'état rudimentaire,
les industries les plus diverses : travail du bois, taille de la
pierre, tressage de la paille, filage et tissage de la laine, du
chanvre, etc., offrait de façon frappante un exemple de l'utili-
sation sur place des productions de la région selon les altitudes
diverses.
L'enquête, consciencieusement menée, fournit des résultats
très concluans: elle démontra que, par une impulsion habilement
donnée, il serait très possible de développer simultanément,
l'une devenant pour ainsi dire le corollaire de l'autre, les indus-
tries agricoles et rurales. En Auvergne, on trouvait jadis, au
temps où se filait dans les ménages le linge de toute une famille,
des champs entiers consacrés à la culture du chanvre ; au fur et
à mesure que les métiers se sont démontés, cette culture a
diminué et devient de plus en plus rare; bientôt elle disparaîtra
complètement. Et il en est de même pour quantité d'autres
choses. Dans toutes nos provinces de France, en cherchant bien,
on pourrait retrouver ainsi des trésors inutilisés, faute de savoir
les mettre en valeur, ou peut-être simplement d'en prendre la
peine: l'élevage des troupeaux fournirait la laine au tisserand
local, les plumes et duvets des volailles, plus intelligemment
préparés, se transformeraient en panaches, en garnitures capables
de satisfaire aux exigences de la mode, sans compter mille
applications plus modestes, mais plus utiles.
Par l'industrie rurale, nous entendons, en général, toute
industrie qui se fait dans les campagnes; mais, pour être bien
comprise, elle doit avant tout être fondée sur les moyens de faire
fructifier la terre ou d'utiliser ses productions. Nous pouvons
donc la diviser en deux branches: celle qui utilise ou écoule
directement les fruits du travail agricole et celle qui, liée à
l'industrie en général, transforme sur place, par un travail
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 165
manuel ou mécanique, les produits plus ou moins bruts en
objets d'utilité ou même de luxe. La première de ces branches
est, et doit rester, la plus importante : d'abord parce qu'elle seule
est essentiellement rurale, puis parce qu'elle est capable de
fournir à l'autre les matières élémentaires. C'est pourquoi nous
commencerons cette étude en passant rapidement en revue les
diverses ressources de l'agriculture.
Le beurre, le lait, sont des produits d'une vente certaine,
dont on ne peut assez encourager la production. Il en est de
même des œufs et de la volaille que nos paysans obtiennent en
trop petite quantité, insuffisante à la consommation, puisque les
jours de marché, — tout au moins en Touraine, — il ne reste
jamais une pièce invendue. Les coquetiers eux-mêmes pré-
tendent qu'ils trouveraient facilement à vendre le double de
ce qu'ils apportent; c'est donc à leur incurie qu'est due en partie
la modicité de leur gain, et il leur serait facile de retirer de
leur travail le bénéfice auquel ils ont droit. En soignant davan-
tage les couvées, ils augmenteraient leur production et par
conséquent leur source de revenu; non seulement leurs pro-
duits trouveraient écoulement facile en France, mais le surplus
pourrait s'exporter à l'étranger.
Sur le marché anglais, où nous occupions la première place
pour les beurres, il y a vingt ans, nous sommes descendus à la
troisième. Nos exportations sont tombées en 1900 à 44 mil-
lions pendant que les ventes du Danemark s'élevaient à 226 mil-
lions, et, d'après le rapport de notre attaché commercial à
Londres, notre importation d'œufs en Angleterre diminue chaque
jour au profit du Danemark. Nos envois atteignaient, il y a
quelques années, le chiffre respectable de 28 millions de francs
et sont descendus à 9 millions par la faute de nos cultivateurs
qui ne savent pas ou ne veulent pas envoyer, en quantité suffi-
sante et bien emballés, les beaur œufs à coquilles rousses que
lAngle terre demande et qu'elle préfère aux œufs pâles et blancs.
Est-il donc si difficile de donner satisfaction à nos voisins tout
en soignant nos propres intérêts? Il suffirait pour cela de veiller
à certains croisemens.
En apiculture, on peut arriver à de fort beaux résultais. Le
miel est encore un produit très demandé, rémunérateur et qui
donne peu de peine, sauf aux abeilles actives.
Dans la campagne fertile, toute personne possédant une
1&6 REVUE DES DEUX MONDES.
maison, petite ou grande, avec un lopin de terre devrait faire de
l'élevage sur une échelle plus ou moins étendue : les canards,
les poulets sont très demandés, — on n'en saurait fournir en
assez grande quantité nos marchés parisiens ; — la peau des oies
du Poitou, bien traitée, jouit d'une réputation mondiale, et les
plumes des volailles, dont Paris est un des grands marchés,
pourraient rapporter de jolis bénéfices, si les éleveurs, plus
soigneux, les séchaient convenablement avant de les expédier.
Faute de précautions, il arrive trop souvent qu'elles s'abîment
en route et que le déchet énorme constitue une perte sérieuse.
Les gens qui ne possèdent que de petites ressources pour-
raient remplacer la vache, la chèvre, le mouton par le lapin
ordinaire ou le lapin angora dont la laine douce et soyeuse peut
se transformer en vêtemens plus chauds et plus légers que la
fourrure.
Tout élevage industriel suppose une mise de fonds ; mais
ici l'élevage peut se faire sans capital. Le clapier peut se créer
petit à petit et, dans ce cas, au point de vue de l'installation, de
la nourriture, des soins à donner aux jeunes, les frais généraux
sont à peu près nuls et le profit est certain puisque l'on peut
tirer p»rti du poil, de la fourrure et de la chair. Le produit des
lapins angoras élevés aux environs de Caen est évalué annuel-
lement à 2 ou 3000 kilos. On estime qu'un lapin adulte peut
donner actuellement de 280 à 360 grammes de poils : les adultes
sont « plumés » ou, pour parler plus exactement, épilés tous les
trois mois. Pendant les premières semaines qui suivent leur
naissance, les jeunes angoras ne demandent pas plus de soins
que les autres lapins; mais, dès l'âge d'un mois, il faut com-
mencer leur toilette. Le poil d'angora filé soit à la mécanique,
soit à la main, sert à confectionner des gants, plastrons, cein-
tures, caleçons, etc., très estimés des personnes frileuses et
rhumatisantes. Les angoras noirs sont plus recherchés que les
blancs.
A côté des lapins angoras, dont la soie se vend, suivant le
cours, de 30 à 35 francs le kilo, nous connaissons, en France,
deux autres variétés de lapins : le lapin argenté que l'on élève
en grande quantité dans la Champagne, aux environs deïroyes,
fournit une chair très succulente et une fourrure très estimée
des pelletiers; il est facile à élever, ne craignant pas le froid.
Enfin, le lapin normand, le plus rustique de tous et d'une
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 167
croissance rapide, est celui qui approvisionne tous nos marchés.
C'est le capital dont il dispose qui sert de règle à l'éleveur.
S'il tente l'entreprise avec une somme suffisante pour élever, par
exemple, dix mâles et cent femelles, frais généraux déduits, il
peut réaliser, dès la première année, un bénéfice net de 1 800
à 2 000 francs; l'année suivante, les résultats seront beaucoup
plus brillans et pourront se chiffrer à 12 000 francs, et ainsi de
suite. Les conditions d'élevage ne sont pas les mêmes pour
l'angora, dont le poil soyeux demande à être peigné chaque
jour, et le lapin rustique, qui pousse tout seul; la préparation de
la peau du lapin argenté exige aussi certains soins dans les
détails desquels nous ne pouvons entrer ici; mais, pour la bonne
réussite de l'élevage des trois espèces, il faut une propreté
méticuleuse si l'on veut éviter les épidémies qui sont la perte
du clapier; il faut en outre de l'acharnement au travail, et enfin,
le sens commercial pour tirer le meilleur parti de ces produits
dont l'écoulement est d'ailleurs certain et facile.
Un autre genre d'élevage ne demandant ni grande mise de
fonds, ni beaucoup de temps, car les soins matériels sont à
peu près nuls, c'est l'élevage de l'escargot. La consommation,
en France , de ce mollusque augmente chaque année , alors
que sa production diminue par suite d'élevage défectueux, et
l'on est obligé* de recourir à l'Allemagne et à la Suisse pour
l'alimentation de nos marchés. Cependant, si l'on voulait bien
en prendre la peine, on arriverait à une production tout au
moins en rapport avec les demandes, car l'élevage de l'escargot
est facile et n'exige qu'un peu d'attention. Les escargots se
nourrissent de salades, de choux et, en cas de besoin, on peut
les alimenter de son mouillé d'eau. En les mettant dans des
parcs divisés en enclos avec des clôtures enduites d'une sub-
stance insoluble à la pluie , on les empêchera de s'échapper
et l'assainissement des enclos deviendra facile. Un essai a été
tenté au printemps dernier dans un enclos de 60 mètres carrés,
sOus un couvert d'arbres, avec 500 escargots dits de « Bour-
gogne, » achetés aux Halles. La petite clôture en sapin était
enduite d'un oléate au sulfate de cuivre. Aucun escargot ne
franchit cette barrière et près des deux tiers s'acclimatèrent
dans ce parc, de sorte que la reproduction fut magnifique et
que certains petits « Bourgogne » devinrent en deux mois gros
comme une noisette.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
L'industrie fruitière et maraîchère, qui peut s'étendre un
peu partout, offre de grands avantages. D'abord, elle est rému-
nératrice et ne connaît guère le chômage, puis, non seulement
elle occupe les hommes, mais elle procure de l'ouvrage aux
femmes dont l'agilité et l'adresse sont fort appréciées pour
l'emballage des fruits. Cologne est surtout un grand centre
d'éceulement de produits maraîchers français ; de là ils sont
répartis et expédiés plus loin encore. Malheureusement, une
fois de plus, nous nous sommes laissé distancer sur le marché
allemand : l'Italie envoie 70 000 tonnes de légumes et de
fruits et sur 510 500 tonnes de légumes et de fruits que nos
voisins d'outre-Rhin achètent annuellement à l'étranger, nous
n'en fournissons que 43 000. Nous-mêmes sommes tributaires
de la Californie pour une quantité considérable de fruits séchés
et tapés.
Une seule région, jusqu'ici, semble bien comprendre l'intérêt
que nous avons à cultiver et à répandre au dehors le surplus
de nos productions, c'est la vallée du Rhône, la Provence oii
le commerce maraîcher atteint des proportions énormes. Jour-
nellement dix à douze trains partent pour Paris, de là pour
l'Angleterre, emportant des wagons de fruits et de légumes.
Châteaurenard est un marché de premier ordre. Les cerises
viennent du Var et s'exportent en Grande-Bretagne. Pour pro-
longer l'époque de la maturité des fruits et des légumes, ou
plutôt pour être à même d'en obtenir pendant une plus grande
partie de l'année, un entrepreneur intelligent et avisé imagina
de les faire cultiver dans des régions ou à des altitudes ditfé-
rentes. Il put ainsi faire plusieurs récoltes du même fruit et du
même légume à des époques diverses et, les récoltes ayant lieu
à peu près toute l'année, les livraisons ne subissent aucune
interruption. La Bourgogne aussi lire parti de sa culture agri-
cole, qu'elle s'efforce d'étendre. Son commerce de cassis atteint
annuellement le chiffre respectable de 450 000 francs et, le
récent Congrès qui s'est tenu à Dijon, nous a appris que
l'exploitation du miel tend à augmenter, ainsi que la culture
des framboises.
Nous exportons aussi en grandes quantités les noix en
Angleterre, en Amérique et en Allemagne. Ce fruit, chez nous, se
mange généralement frais. Les Allemands, au contraire, qui le
prisent fort, s'en servent pour la confection des delicatessen,
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 169
c'est-à-dire de divers produits de confiserie et de pâtisserie dont
ils se régalent à Noël ou aux grandes fêtes de l'année.
Le Lot est le plus grand producteur de noix, sinon pour la
qualité, au moins pour la quantité. La statistique de 1900
évalue à 128000 quintaux le chiffre de production du départe-
ment : c'est près du sixième de la récolte totale de la France
qui s'élève à 725 927 quintaux. La Corrèze, avec 75000, et la
Dordogne, avec 60 000 quintaux, arrivent ensuite ; aucun autre
département n'atteint 50 000. L'Isère fournit 46 944 quintaux,
le Var 44 540, la Drôme 26 532. Mais, au point de vue de la
valeur marchande, l'Isère dépasse de beaucoup le Lot et les
autres départemens; la noix y vaut cinquante francs le quintal
et dans le Lot treize seulement. C'est que l'Isère fournit la noix
de primeur, celle qu'on pourrait appeler la noix de luxe.
Gourdon, un des centres importans de la vente de la noix en
coques, fait des expéditions un peu partout, dans le Berri, à
Bourges, où les fabricans d'huile compensent avec ces fruits
l'infériorité de leur récolte : la spécialité de Gourdon est le
cerneau. Dès août, les commerçans font appel aux femmes qui
cassent soigneusement les noix encore revêtues de leur brou et
les épluchent. Les fruits sont aussitôt emballés et expédiés au
loin, soit par Bordeaux qui les répartit en Angleterre, soit
directement. Un peu plus tard, on récolte de nouveau le fruit,
plus mûr cette fois, on le casse pour économiser des frais de
transport sur une matière sans valeur et cet énoisillage ou dénoi-
sillage constitue une ressource précieuse pour les familles
d'ouvriers et les pauvres gens qui travaillent soit dans les
maisons de négocians, soit à domicile. Partout on brise la
coquille.
Jadis le dénoisillage avait pour but la préparation des
noix destinées à l'huilerie, et les noix étaient autrement abon-
dantes que de nos jours, puisqu'il fallait faire face à une con-
sommation énorme d'huile, remplacée aujourd'hui par celle
d'olives, d'arachides et de coton. Le cassage des noix constituait
en quelque sorte l'industrie vitale du Quercy. Le moment où
commençait le travail était le signal de réjouissances ; de là
naquit, en 1819, l'idée d'un concours original avec prix aux
dénoisilleuses les plus habiles, et banquet pour terminer la fête.
La solennité fut renouvelée récemment. Il y a dix ou onze
ans, en janvier, un nouveau concours avait lieu. Les souscrip-
170
REVUE DES DEUX MONDES.
lions recueillies permirent d'accorder vingt-trois prix composés
chacun d'une petite somme d'argent et d'un objet utile, tel
qu'une chaufferette, une suspension, un fichu ou une quantité
déterminée de pain à prendre chez un boulanger. Le dernier
prix se composait de toutes les coquilles cassées. Naturelle-
ment, on nomma un Comité avec son bureau et cet aréopage
rédigea un règlement intérieur qui, à lui seul, précise le genre
de travail des candidates. Il se résume en quelques lignes : les
casseuses de noix devaient être munies des accessoires néces-
saires au cassage des noix : siège, maluque, pierre ou tablette
pour casser 10 kilogrammes de noix et corbeille. Chacune des
concurrentes restait libre d'adopter la manière de cassage qui
lui convient le mieux. Le signal de l'ouverture du concours fut
donné par trois coups de maluque (on appelle ainsi le maillet
qui sert à casser les noix) frappés par le président sur un objet
sonore. Soixante concurrentes s'étaient fait inscrire. Elles
entrèrent en lice aux accords d'une vielle. Le président fit asseoir
les dénoisilleuses : le travail commença par le dénoisillage, et
se termina par le triage qui consiste à mettre les cerneaux d'un
côté, les brisures de l'autre. Chaque tas devait être pesé pour
l'édification du jury qui tenait à se rendre compte de la rapidité
du travail, de sa propreté et aussi du rendement des noix en
cerneaux. La première ouvrière cassa ses dix kilogrammes de
noix en douze minutes trente secondes. Elle obtint le prix et
fut promenée en triomphe dans Gourdon; la soirée se termina
par un banquet et le bal obligatoire.
Mais le déboisement est peu favorable à l'entretien de ces
industries, et c'est bien dommage. Le mal est grand, surtout en
ce qui concerne les châtaigniers, dont la destruction a causé
dans le Limousin un mal irréparable. Comme ils étaient un des
principaux élémens de nourriture, leur disparition a forcément
amené de la misère dans les campagnes. Le même fait s'est pro-
duit en Corse, où l'on vit principalement de ce fruit qui devient
de plus en plus rare, et la disette s'est ajoutée aux maux de
toutes sortes dont le pays souffrait déjà à la suite des grèves des
chemins de fer, des messageries, etc.
Le Midi a une industrie importante à laquelle il convient de
rendre sa place; c'est la sériciculture. Jadis, chacun « faisait du
ver à soie, » mais, par suite de la maladie du ver à soie, de la
rareté et de la cherté de la main-d'œuvre, de l'insuffisance des
LE RELÈVEMENT DE l' INDUSTRIE RURALE. 171'
matières premières, l'industrie s'est vue réduite à néant. Cepen-
dant, il n'est pas de récolte plus aisément obtenue, ni qui donne
moins de peine. A Lavaur, les chemins sont bordés de mûriers;
l'Etat ou même les grandes compagnies de chemins de fer pour-
raient en planter le long des routes, sûrs d'en recueillir de
beaux bénéfices.
Une statistique parue, pour 1905, dans la Diplomatie and
consular reports of foreign trade of China démontre qu'en Chine
et au Japon le nombre de filatures à l'européenne est en décrois-
sance marquée et que le nombre de filatures indigènes, ou
zagouris, est, en revanche, monté, en quatre années, de 601 à
1 074, ce qui fait près du double (1).
L'industrie du ver à soie est à reconstituer dans notre pays.
A nous de chercher à reconquérir, avec notre supériorité d'au-
trefois, notre vieille réputation; il faut que la soie de Fratuce,
comme l'était jadis celle des Cévennes, devienne hors pair et soit
recherchée à ce titre.
II
Il résulte de cette revue que nous venons de passer plus ou
moins rapidement des produits des diverses régions, que partout
ou à peu près il y aurait plus et mieux à faire et qu'on pourra
développer davantage la production. Malheureusement, les gens
des campagnes dédaignent d'utiliser les trésors qu'ils ont sous
la main; ils préfèrent quitter ou vendre leur lopin de terre
pour aller à la ville grossir le nombre des ouvriers d'usines ou,
s'ils sont ambitieux, devenir dçs bourgeois. Il faut donc avant
tout les rattacher au sol natal, leur apprendre à l'aimer, à le
cultiver, comme le firent leurs ancêtres.
A son congrès de 1909, la Société d'Économie sociale étudia
plus particulièrement les moyens d'enrayer la désertion des
(1) L'industrie de la laine, celle du coton et celle de la soie ont subi le même
sort en France. Cette dernière, qui pendant si longtemps a été la reine du monde,
est battue en brèche partout, en Allemagne, en Italie, en Suisse, aux États-Unis,
et voit se dresser en face d'elle un nouvel adversaire plus redoutable que tous les
autres, le Japon. L'augmentation dans la consommation de la soie qui a été de
31 pour 100 pour les nations européennes, qui a atteint 83 pour 100 aux États-
Unis, n'a été que de 10 pour 100 pour la France. Depuis 1898, la fabrication aux
États-Unis dépasse sensiblement la nôtre; sa production, qui n'était à cette
époque que de 237 000 kilos, s'élève aujourd'hui àl million 850 000 kilos.
172 REVUE DES DEUX MONDES.
campagnes. On y préconisa des remèdes divers. Tous conver-
gent plus ou moins directement vers cette solution : reconstituer
le foyer familial et faire de la famille rurale une unité forte,
puissante, un bel arbre vigoureux, dont les rameaux s'étendent
sans se détacher.
Le bien de famille, que nos législateurs ont établi, a fait faire
à la question un grand pas; mais il ne faut pas oublier que la
pierre angulaire du foyer, c'est la femme, la mère de famille.
Si elle est bonne ménagère, elle saura rendre l'intérieur agréable
au mari et y retenir ses enfans ; c'est donc cette partie de son
éducation qui est à développer chez la jeune fille, sans qu'on
néglige de la former en même temps à la vie d'une fermière ou
d'une maîtresse d'exploitation. Pas plus que les femmes de la
classe aisée, nos paysannes ne sont préparées à la vie rus-
tique dont leur entourage les éloigne encore. Sauf exception
d'un ou d'une sur cent, l'instituteur et l'institutrice détournent
plutôt leurs élèves des travaux agricoles et ménagers, consi-
dérés comme bas et vulgaires. Les bons élèves, tant garçons que
filles, sont dirigés ve.rs le brevet et ceux dont on désespère,
ceux dont on ne sait plus que faire, ceux qui ont la « tête dure »
ou faible, sont destinés au travail des champs et au ménage,
Quoi d'étonnant si le revenu de la propriété, mal administré,
est amoindri et si les charges en deviennent plus lourdes !
Depuis ces dernières années, les idées à ce sujet ont quelque
peu changé en France. Un grand mouvement d'opinion pu-
blique s'est produit, et l'on semble mieux comprendre aujour-
d'hui l'importance de l'éducation ménagère. Des écoles d'ensei-
gnement théorique et pratique s'ouvrent un peu partout, à Paris
et en province, et donnent des résultats appréciables qui font
bien présager de l'avenir. Ici, ce sont des écoles de cuisine des-
tinées aux femmes et aux jeunes filles du monde, où elles ap-
prennent la composition d'un menu, le prix de revient de chaque
plat, l'arrangement de la table, le service, la cuisine propre-
ment dite, les nettoyages, etc., etc. ; là, ce sont des écoles
d'agriculture qui les mettent au courant de ce qu'elles devront
savoir pour faire de bon élevage ; mais, hélas ! dans ces der-
nières écoles, les élèves sont encore peu nombreuses.
L'exemple donné par les villes a eu sa répercussion dans les
campagnes, et l'un des plus beaux résultats obtenus répond à
l'initiative généreuse d'une Lozérienne au profit de l'œuvre
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 173
dentellière qu'elle a fondée. Pendant deux séjours qu'elle fit en
Belgique en 1906 et 1907, ayant l'occasion d'étudier de près le
fonctionnement des Écoles ménagères, agricoles et laitières
alors inconnues en France, elle put se rendre compte de tous
les avantages qu'il y aurait à doter nos campagnes d'institu-
tions de ce genre, et songea aussitôt à les installer dans son
département. Grâce à l'appui de M. Van Vuyst, directeur au
ministère de l'Agriculture belge, une jeune Française de vingt-
deux ans, munie de son brevet, fut formée au couvent d'Over-
rysche où elle passa dix mois; elle suivit également des cours
ambulans dans deux régions différentes, étudiant ainsi la zoo-
technie, les diverses applications du laitage, les soins de la basse-
cour, du jardin potager et fruitier, la comptabilité d'une ferme
et d'an petit ménage de cultivateurs, la fabrication du pain à la
main, la cuisine très simple, etc., etc., enfin la pédagogie mater-
nelle, la puériculture et suffisamment de chimie pour distinguer
les graines potagères s'accommodant à tel terrain plutôt qu'à
un autre. Après avoir conquis, en septembre 1908, son brevet
belge, la jeune fille revint en France, compléta ses études dans
un dispensaire de Charonne où elle acquit des notions de pan-
semens, d'antisepsie et se trouva ainsi préparée à former à son
tour des élèves. Le 22 janvier 1909, s'ouvrirent à Saint-Alban
(Lozère) les premiers cours. Ils réunirent immédiatement qua-
rante-six élèves, âgées de quinze à trente ans, réparties en cinq
sections.
En dépit des plus violentes rafales du vent, d'une couche
de neige atteignant quelquefois cinquante centimètres, ces qua-
rante-six jeunes filles sont venues tous les jours suivre les
classes de trois à six heures. Ces cours, spécialement institués
pour les dentellières de l'arrondissement de Marvejols, durent
soixante-cinq jours ; puis le professeur avec son installation se
transporte dans un village voisin, ce qui vaut à cette institution
son nom d'Ecole ménagère ambulante. Le matériel servant à la
démonstration pratique se compose d'une volumineuse panière
contenant un bagage très simple, très solide, c'est-à-dire uni-
quement de la batterie de cuisine en usage dans les petits mé-
nages modestes de la campagne, des ustensiles nécessaires au
repassage, h la coupe, à la lessive, au jardinage, aux pansemens,
aux nettoyages en tous genres, ainsi que d'un choix varié de
livres avec des gravures explicatives, des tableaux de démons-
174 REVUE DES DEUX MONDES.
tration en couleur sur lesquels se lisent des sentences. Une
baratte, une écréineuse, un malaxeur et de petits moules à
fromage sont joints au matériel et permettent à la jeune cam-
pagnarde, avec un peu de lait, d'augmenter ses ressources au
marché, l'été.
Le programme deà Ecoles ménagères et laitières ambu-
lantes de la Lozère se compose donc d'une partie théorique et
d'une partie pratique et, afin que l'instruction reçue pendant
cette période de deux mois ne se perde pas, des maîtresses,
choisies et préparées par le professeur, continuent l'enseigne-
ment quand la panière est installée ailleurs. Les récompenses de
fin de cours consistent en graines de légumes et de fleurs, im-
médiatement semées. A leur tour les plus belles fleurs et les
plus savoureux légumes produits par ces graines concourent
pour une prime qui se compose cette fois de semences de
pommes de terre et de topinambours adaptés au climat (600 à
4 400 mètres d'altitude). Dans la suite, on ajoutera des récom-
penses de volailles productives adaptées également au pays.
Il serait à désirer que des initiatives de ce genre fussent
prises un peu partout. La Bretagne, sous les auspices de la
comtesse de Kéranflech-Keruevzen, possède déjà une institution
analogue ; néanmoins, nous sommes encore en retard sur d'autres
pays, et la Belgique, par exemple, pourrait nous servir de mo-
dèle. Les Ecoles ambulantes ne sont qu'une première étape, en
quelque sorte une école primaire. Il faudrait donc pousser les
études plus avant et, comme cela se pratique dans d'autres pays,
arriver à l'instruction secondaire, aux classes d'adultes, c'est-à-
dire aux cercles de Fermières.
En réalité, le vrai, le grand mouvement ménager part du
Canada et augmenté, élargi, il a donné naissance à de vastes
associations de gens s'intéressant à l'agriculture. Là, les culti-
vateurs ou les fermières se retrouvent à des cours et à des
conférences qui ont lieu pendant plusieurs jours consécutifs et
ont pour objet des discussions contradictoires; ces assemblées
prennent la forme d'un Congrès. Afin de donner aux cultivateurs
toute facilité de poser par écrit les questions qui les intéressent,
une boîte spéciale est installée dans la salle de réunion, prête à
recevoir les demandes et les réponses.
Il y a eu, en 1908, aux Etats-Unis, environ 14 000 de ces
réunions et elles ont compté plus de deux millions de pré-
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 175
sences. Dans leur ardeur propagandiste, les Américains, afin
de multiplier ces conférences, n'ont rien trouvé de plus ingé-
nieux que d'organiser des trains spéciaux comprenant un wagon
auditoire et un autre wagon muni des collections nécessaires
aux explications théoriques. « Ces trains, rapporte M. de Vuyst,
font halte aux stations principales de la ligne. Les cultivateurs
sont avertis du jour et de l'heure de l'arrivée des trains et la
conférence commence immédiatement; la séance terminée, le
train s'ébranle, repart, pour s'arrêter à la station suivante où
la leçon recommence. »
Aux Etats-Unis, les fermes sont parfois éloignées l'une de
l'autre et sans moyen de communication avec le chemin de fer ;
dans ce cas, les tenanciers ne peuvent pas profiter des cours qu'on
leur fait pendant l'arrêt du train. Ils y suppléent par la lec-
ture et l'étude à domicile de cours par correspondance et à
l'aide de leçons imprimées, qui sont généralement très bi«n
faites. A une date fixée longtemps à l'avance, on se réunit chez
un fermier, qui donne lecture des papiers reçus à des cama-
rades assis autour de lui. Cette lecture est coupée de questions
et de réponses, de discussions générales et partielles; la ma-
nière de voir des auditeurs, exprimée par écrit, est aussitôt
envoyée aux directeurs des cours, et ces bonnes et utiles leçons
se complètent presque toutes au moyen de gravures en couleur
contenant une foule de renseignemens pratiques, éditées pour
fermiers comme pour fermières.
Des institutions similaires, dont l'utilité a bientôt été dé-
montrée, se sont rapidement propagées en Belgique, où exis-
taient, au 31 décembre 1907, vingt-sept cercles féminins grou-
pant une totalité de 2 000 membres. Depuis cette époque, le
mouvement s'est encore accentué et le bilan de 1908 annonçait
4 466 membres inscrits, qui ont tenu 83 réunions et fait
129 conférences auxquelles ont assisté 8 532 membres.
L'objection ayant été soulevée qu-e le nom de Cercles de
Fermières resserrait la société en de trop étroites limites, on lui
a substitué le terme plus large de Cercles de Ménagères rurales.
Les écoles ambulantes, qui inspirèrent celles de la Lozère, ren-
dent de précieux services à ces cercles qu'elles alimentent et
dont elles entretiennent l'activité.
Dans ces associations, les femmes d'action jouent un rôle
prépondérant : elles figurent au bureau, veillent au développe-
176 REVUE DES DEUX MONDES.
ment du groupe, font une causerie sur un sujet où leur com-
pétence est reconnue. On provoque des réunions pour y étudier
des questions simples, à la portée des femmes de la campagne
et aussi des mères de famille. Celles-ci apprennent la manière
de nourrir leurs poules en hiver, d'organiser l'étable et, quelques
minutes plus tard, un prêtre leur donne des conseils précis pour
l'éducation de leurs enfans ou le maintien de la paix dans leur
ménage. L'annonce de ce dernier sujet peut provoquer des sou-
rires; il est néanmoins d'une grande importance pour le bonheur
des familles, ailleurs encore qu'aux cercles de ménagères ru-
rales. Les réunions ont lieu au plus trois ou quatre fois l'an,
car on juge inutile d'arracher trop souvent la femme à son foyer,
même pour des raisons qui paraissent justes et bonnes.
En Allemagne, il existe dans presque toutes les provinces
des écoles pour l'enseignement des travaux du ménage et de
l'agriculture : fermes-écoles ou écoles ménagères qui com-
portent une exploitation considérable où l'on apprend tout ce
qui touche au rôle de la femme d'un agriculteur.
L'Angleterre a des écoles de femmes pour l'industrie laitière
et pour l'horticulture. Le « Swanlay horticultural Collège » et
le collège d'agriculture de lady Warvvick Studley sont parti-
culièrement réputés.
En Russie, la Ligue en faveur de l'enseignement agricole
féminin a fondé un Institut supérieur d'agriculture. En Suisse,
une Fédération composée de 8 000 membres a créé un certain
nombre d'établissemens modèles.
Nous n'avons malheureusement, en France, encore rien
tenté sérieusement dans cet ordre d'idées, et cependant les avan-
tages qui en découleraient n'ont pas même besoin d'être lon-
guement exposés, tant ils sont évidens. 11 serait à souhaiter que
les ligues ou les sociétés d'ordre divers qui inscrivent à leur
programme le relèvement de l'agriculture, prenant l'initiative
d'institutions analogues à celle de Belgique, se missent résolu-
ment à l'œuvre pour les établir, les soutenir, les propager.
Seuls ont été établis, jusqu'ici, des syndicats ou associations
de producteurs pour la vente en commun des laitages, du beurre,
des fruits, etc. L'éloge des services qu'ils rendent n'est plus à
faire : non seulement, par leur association les cultivateurs arri-
vent à diminuer les frais communs, à économiser les matières
premièras et le temps, mais encore, on peut affirmer que c'est
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 177
seulement grâce à des associations de ce genre que les agri-
culteurs ou les maraîchers peuvent assurer l'écoulement régu-
lier de leurs produits et obtenir la clientèle de l'étranger. C'est
grâce à ses 4 à 500 sociétés coopératives si bien comprises, que
le Danemark, devenu un de nos concurrens les plus redoutables,
quoique infiniment moins favorisé que nous sous le rapport du
climat, vend à l'Angleterre pour 400 millions de francs de pro-
duits agricoles : beurre, œufs, viandes. Par le même moyen,
l'Italie est arrivée à approvisionner le marché de Berlin. La
Suisse même, dans plusieurs localités, voit la nécessité de
fonder des syndicats d'agriculteurs po^r la vente du lait, des
fromages, etc.
Chez nous, les associations de ce genre existent déjà en nombre
respectable. Une enquête faite par le ministère de l'Agriculture,
en 1902, nous apprend qu'il y avait, à celte époque, en France,
deux mille établissemens produisant industriellement du beurre
frais, dont 661 organisés en sociétés coopératives et 1 339 appar-
tenant à des particuliers. Leur production annuelle est estimée
à 62 millions de francs. Si l'on tient compte de la consomma-
tion annuelle de beurre puur toute la France, évaluée à 300 mil-
lions de francs, on voit facilement tout ce qu'il y aurait à faire
encore de ce côté. En ce qui concerne les produits maraî-
chers, le syndicat professionnel de Nantes, société fondée au
capital de 15 000 francs, fait d'importantes expéditions en Angle-
terre ; le syndicat des producteurs jardiniers d'Hyères expédie
à Paris et dans les grandes villes des primeurs, des légumes et
des fleurs; celui de Lauris s'occupe particulièrement de la
vente des asperges. A Menton, le syndicat vend annuellement,
des citrons pour plus de 2 millions de francs; à Plougastel, il
expédie cinq fois par an en Angleterre des bateaux chargés de
fraises, etc.
Enfin, le Syndicat central "des Agriculteurs de France a
installé au marché de la Villette un service spécial de vente
pour le bétail et aux Halles un service de vente pour les produits
de toute nature; et l'Union Agricole de France, société au capi-
tal de 1 100 000 francs, vend à la commission les produits que
lui adressent les syndicats de vente ou même les agriculteurs
isolés, auxquels elle accorde une participation de 20 pour 100
sur les bénéfices des ventes effectuées.
TOME II. — 19H. 12 •
178 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Les variations de climats, les différences d'altitude, la na-
ture des terrains et d'autres causes encore font que toutes les
régions ne sont pas également fertiles, et s'il en est où le travail
de la terre suffit à assurer l'existence de celui qui la cultive, à
condition qu'il lui consacre la totalité ou la plus grande partie de
son temps, il est au contraire des campagnes où le sol ingrat ne
produit pas de fruits en quantité suffisante pour « nourrir ses
gens. » Il devient alors nécessaire d'introduire une industrie
qui, permettant aux paysans de vivre chez eux, leur épargnera
la tentation d'émigrer vers les villes. Cependant, créer une in-
dustrie nouvelle, sans l'adapter aux besoins, aux ressources du
pays, serait une tentative sinon dangereuse, tout au moins
risquée et précaire, parce qu'il est impossible de prévoir si les
débouchés futurs s'accorderont avec une production encore
incertaine. Il est donc préférable de rechercher les industries
anciennes, les industries locales, de les rénover en quelque
sorte et de les adapter au goût du jour, à l'aide des progrès
mêmes de la science moderne. Si la vapeur a centralisé la
force, l'électricité permet de la décentraliser et de la distribuer
à domicile par un fil à de petits moteurs domestiques qui
donnent du travail non seulement au père, mais encore à la
femme, à la fille, devenant ainsi les collaboratrices du chef de
famille, puisque la conduite des métiers mécaniques exige plutôt
de l'adresse et de la surveillance qu'un déploiement de force
musculaire. Grâce à la '< houille blanche » et à la « houille
verte, » il devient possible d'obtenir cette force à très bas prix,
de l'amener dans les hameaux les plus reculés et de l'appliquer
à l'exercice d'une foule de petits métiers.
Une des industries les plus tombées et cependant des plus
utiles et intéressantes à rénover, c'est le tissage qui remplit le
double but d'utiliser sur place les matières premières fournies
par une exploitation agricole et de fournir des objets de pre-
mière utilité dont la surproduction n'est guère à craindre.
Autrefois, les jeunes filles s'occupaient à filer le linge destiné
à leur trousseau, elles s'enorgueillissaient de contribuer ainsi à
remplir la vieille armoire de famille des pièces tissées par le
LE RELÈVEMENT DE l'l\DUSTRIE RURALE. 479
tisserand du village; mais le machinisme a tué l'industrie sous
sa forme familiale et le tisserand lui-même laisse dormir son
métier et tomber sa navette alors que les moteurs électriques
permettraient de rajeunir son genre de fabrication. L'enquête
du Musée social dont nous parlions plus haut a démontré le
parti que le commerce français peut tirer de ce mouvement à
créer.
Arrêtons-nous un instant pour étudier la valeur exacte et
aussi le prix de revient de ces produits que nous classerons en
trois catégories : les toiles de fil de chanvre pur et les tissus de
fit et coton ; les étoffes de fil de chanvre et de laine ; les tissus
de laine pure, serge, draps foulés, etc.
C'est d'ordinaire après la Toussaint qu'apparaissent sur les
marchés de Clermont et de Pontgibaud les premiers fils de
chanvre. Il y a peu d'années encore, l'on trouvait des plants de
ce produit dans presque tous les champs d'Auvergne. Chacun,
ayant besoin de toile pour son usage personnel, cultivait natu-
rellement la plante qui devait lui en donner le fil; mais, au fur
et à mesure que les métiers se sont démontés, la culture du
végétal s'est restreinte et il n'y a plus aujourd'hui dans cette
région que les plaines de la Limagne qui le cultivent encore sur
de grandes étendues. La culture du lin devient également plus
rare et l'on pourrait presque dire qu'elle disparaît; néanmoins,
en cherchant opiniâtrement dans la commune de Perpezat, au
milieu de la jolie vallée de la Sioule, on en découvre encore
un certain nombre de plants.
Pour le tissage, on peut se servir de fil de chanvre brut ou
de fil tissé à la mécanique : ce dernier coûte 1 fr. 50, et comme
une livre de fil donne en moyenne 1 mètre de toile, variant
entre 4 mètre et 4", 10 de large, on peut dire qu'il faut une livre
de fil par mètre carré de toile. Le prix de façon pour la toile
courante étant de 73 centimes à 4 franc le mètre, le prix de
revient du mètre carré sera de 2 fr. 2o. Mais comme c'est l'aspect,
le granité qui donne à cette vieille et intéressante industrie toute
sa valeur et non seulement le tissage à la main, mais encore lai
préparation du fil à l'aide du fuseau, il convient de rechercher
le coût de ce fil.
Supprimons la description des travaux préparatoires : immer-
sion pour le rouissage, décortiquage, etc., que doit subir la
plante une fois arrachée avant de parvenir à l'état voulu pour
180 REVUE DES DEUX MONDES.
être livrée à la fileuse, c'est-à-dire telle qu'on l'apporte sur le
marché où son prix d'achat est de 90 centimes à 1 franc la
livre. Ajoutons-y la main-d'œuvre de la fileuse (suivant son
habileté ou la grosseur du fil, elle demandera 50, 60 et 75 cen-
times), le prix moyen de 60, lequel ajouté au prix d'achat donne
1 fr. 60, en plus le blanchissage compté généralement à 0 fr. 15,
soit un total de 1 fr. 75 par livre de fil. Il reste donc un écart
de 25 centimes entre le revient des deux prix obtenus l'un par
la mécanique et l'autre par les fuseaux.
Le blanchiment de ces fils se fait au moven d'un lessif sem-
blable à celui que l'on prépare pour le linge ordinaire, c'est-à-
dire avec la cendre de bois que l'on fait bouillir et que l'on
reverse ensuite successivement un certain nombre de fois sur
le cuvier, au fur et à mesure que le liquide s'écoule et tombe
dans le récipient placé au-dessous. S'agit-il du fil? Le transva-
sement doit se renouveler douze fois, et il est important d'ajouter
à cette décoction de cendres une petite quantité de chaux. C'est
le meilleur moyen de faire disparaître la couleur grise du pro-
duit.
L'opération, sans être compliquée, se fait néanmoins assez
laborieusement et si certaines ménagères s'y astreignent encore,
c'est moins pour l'aspect de leur toile et de l'emploi du fil filé à
la main ou à la machine, que pour sa solidité, bien compro-
mise par l'action d'un produit chimique.
Il s'agit maintenant de dévider le fil livré par la fileuse en
éche veaux énormes et de le mettre en autant de pelotes que la
toile à tisser devra contenir de fils dans sa trame, c'est-à-dire
dans le sens de sa largeur. Or, un tissu de moyenne grosseur et
de 1 mètre de large contient environ 1 800 fils. C'est donc en
1800 pelotes qu'il s'agit de répartir le nombre d'écheveaux
existans. Le prix de ce travail est généralement compté 10 cen-
times par livre, ce qui donne un total de 1 fr. 80 de fil par
mètre carré de toile.
Le fil, ainsi peloté, est placé dans des sacs et porté chez le
tisserand, qui indique alors la quantité de graisse et de farine
qu'il exige par mètre de tissu. L'usage veut, tout au moins dans
le Puy-de-Dôme, que l'on nourrisse le tisserand le jour où il
vient chercher le travail et le jour où il le rapporte. Le prix
demandé étant de 75 centimes par mètre, le prix de revient de
ce deuxième produit est de 2 fr. 55 ou 2 fr. 60 au lieu de 2 fr. 25
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 181
par mètre carré : la majoration provient de l'écart du prix
entre les deux fils. Il va sans dire que le nombre des iils varie
suivant la largeur et la finesse du tissu et que, pour l'ouvrier
tisseur, la partie la plus compliquée du travail consiste dans l'at-
tache longue et minutieuse de ces flls sur le métier. Le jeu de
la navette n'est rien et, une fois les fils tendus, le lissage d'une
pièce, dont la longueur habituelle est de 10 mètres, ne demande
guère que deux ou trois jours d'exécution (1). De sorte que, si
au lieu de faire des pièces d'un métrage restreint, suffisant aux
petits besoins de son genre de clientèle, le tisserand avait à
exécuter de plus grandes longueurs, son travail serait relative-
ment diminué et il pourrait réduire ses prix, déjà minimes, vu
la qualité solide et durable de ses produits.
Les toiles de chanvre décrites ci-dessus sont épaisses, quelque
peu rugueuses, ce qui en rend l'emploi comme draps de lit ou
linge de corps forcément restreint; mais on peut l'utiliser autre-
ment, par exemple pour certains travaux d'art soit au pinceau,
soit à l'aiguille, dont la condition première est une grande soli-
dité. On vend à Paris, au prix de 5 et 6 francs le mètre, des
toiles russes ou norvégiennes, tissus de fils de couleurs rayés,
dont la mode s'est fort engouée ces derniers temps. Ne pourrions-
nous demander à notre industrie nationale ces mêmes rayures,
ces mêmes tissus ?
Mais les toiles de chanvre ne sont pas. les seules que nous
donne le tissage au métier. Il y a de vieux tissus de fil et de
laine dont la solidité défie les siècles et dont l'aspect trahit le
sillage de la navette : ces produits d'un coloris si original pour-
raient servir à l'ameublement, c'est-à-dire au recouvrage des
divans et des fauteuils, on pourrait en faire des tentures, des
rideaux; les prix ne dépasseraient aucunement ceux de l'impor-
tation étrangère. Indépendamment de ces prix, nous pourrions
parler de ceux des tissus de laine comprenant les serges et les
draps foulés. En favoriser la fabrication, c'est en même temps
encourager l'élevage du mouton.
Il y a généralement entre le prix d'achat de la laine blanche
et celui de la laine grise, noire ou brune, un écart de 13 à
20 centimes par livre en faveur de cette dernière. N'ayant pas
à passer par les mains du teinturier, elle sera plus avantageuse
(1) Enquête du Musée social.
182
BEVUE DES DEUX MONDES.
comme prix et comme solidité. Le prix de la laine blanche
brute, c'est-à-dire telle qu'elle tombe de la toison, varie entre
50 et 60 centimes la livre suivant sa longueur et sa finesse;
mais comme, au lavage et au carpinage, elle perd générale-
ment la moitié de son poids, deux livres n'en donnent qu'une,
ce qui porte à 1 fr. 20 son prix lorsqu'elle est nette et prête à
carder.
A la rigueur, on pourrait la filer sans lui faire subir la ma-
cération du cardage; mais, étant donné le perfectionnement des
carderies actuelles qui donnent à la fileuse une laine soigneu-
sement divisée en petits tubes minces et réguliers qu'il ne s'agit
plus que de tordre à l'aide du fuseau, il y a évidemment avantage
pour les fileuses à payer le prix mfnime de 45 centimes par
livre, exigé pour cette opération préparatoire. Ces 15 centimes
ajoutés à la somme de 1 franc ou 1 fr. 20 représentant le prix
d'achat, donnent une moyenne de 1 fr. 23 la livre, à laquelle il
faut ajouter la main-d'œuvre de l'ouvrière. Bien que le filage de
la laine soit plus difficile que celui du chanvre, son prix de
façon est généralement le même, soit 60 ou 75 centimes, selon la
grosseur du fil. Le prix de 2 francs sera donc le prix moyen de
la laine blanche; celui de la laine de couleur est plus élevé de
30 ou 40 centimes, parce qu'elle passe entre les mains du tein-
turier, majorant de 70 centimes la livre de laines teintes en
bleu, rouge ou vert. Remarquons, en passant, que la laine
ayant passé par les machines modernes perd une quantité
considérable de son épaisseur, par conséquent de son calo-
rique (1).
Si l'on veut se rendre compte, dans l'une ou l'autre région,
de l'importance de la clientèle du teinturier, ainsi que de la
quantité d'ouvrage qu'il reçoit du tisserand ou des ménagères,'
il suffit de se rendre chez lui un jour do foire, c'est-à-dire le
jour oîi s'opère l'échange du travail à faire contre celui qui est
déjà exécuté. Il y a là, en même temps qu'une sorte d'étiage,
un contrôle et une documentation vivante, car le teinturier
cumule, en général, des industries diverses. A côté de ses cuves
en ébuUition, il fait mouvoir les cylindres perfectionnés de sa
Garderie, en attendant l'adjonction de la fileuse mécanique qu'il
convoite déjà.
(1) Enquête du Musée social.
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 183
Cette constatation est d'une extrême importance, car elle
démontre qu'à côté des symptômes de mort germent des espoirs
de vie qui peuvent encore être ranimés et utilisés. Tandis qu'on
peut prévoir à brève échéance la disparition totale du métier
de tisserand, faute d'ouvriers nouveaux pour le continuer, on
voit se perfectionner et se multiplier des moyens susceptibles
de l'alimenter. C'est ainsi qu'en face des vieux rouleaux car-
deurs, vermoulus et branlans, mais néanmoins toujours en
activité, on peut en certains endroits voir s'installer des cy-
lindres perfectionnés, près desquels se dresse une mécanique à
filer la laine.
Les femmes de la campagne seules bénéficient, pour l'ins-
tant, de ce tissage et leur clientèle ne suffit pas à empêcher la
disparition de l'ouvrier du métier, du tisserand. D'ailleurs, de
plus en plus pénétrées des idées modernes de vie facile et du
goût du faux luxe, les nouvelles générations paysannes, elles-
mêmes, dédaignent les solides étoffes tissées au village pour
l'étoffe de pacotille qu'elles trouvent à bon compte dans les
foires, les marchés et les boutiques.
Ce n'est guère qu'en Vendée et en Bretagne, où se conservent
encore les anciennes traditions, que Ton prend la peine de filer
soi-même ses vètemens. Il y a quelque trente ou quarante ans,
— on filait beaucoup en ce temps-là, — les présens de noce de
la jeune épousée consistaient en fil de chanvre. Elle en rece^
vait de ses parens, de ses amis. On roulait le chanvre autour
d'une quenouille monstre qui en contenait parfois plus de
200 livres. Lu veille du grand jour, la quenouillée attachée de
rubans de toutes les couleurs, ornée de fleurs, était montée en
grande pompe sur un char attelé de plusieurs chevaux égale-
ment décorés de fleurs et de rubans : jeunes filles, jeunes gars,
processionnellement et en chantant, accompagnaient le présent
que l'on conduisait dans la maison de la nouvelle mariée. Inu-
tile d'ajouter que la soirée se terminait par des danses et des
festins. Maintenant, en Bretagne comme ailleurs, la femme
s'est laissé tenter par des étoffes d'aspect plus brillant, mais de
qualité très inférieure ; cependant elle n'ignore pas que pour
avoir des draps de lit ou des jupons de longue durée, des
culottes ou des vestes résistantes pour ses hommes, elle devra
en fabriquer elle-même Ip tissu.
Autrefois, chaque village possédait son tisserand, aujour-
184 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hiii un seul suffit pour plusieurs hameaux. Encore a-t-il de
grands loisirs, car il laisse dormir son métier, tomber sa navette
et ne fait absolument rien pour attirer ou provoquer la clien-
tèle. A part quelque rare paysanne venant de la partie la plus
reculée de la montagne lui apporter son fil ou sa laine à tisser,
il ne voit personne dans son échoppe et passe son temps dans
une stoïque immobilité. Comme il ne forme ni apprentis, ni
élèves, ni continuateurs, le tissage à la main risque de mourir
avec lui.
Devons-nous laisser périr cette industrie?
En Irlande, il y a peu d'années, une crise pareille à celle
de l'Auvergne s'était fait sentir avec plus d'acuité encore; les
femmes devinrent les propagandistes de la rénovation du tissage.
Elles procurèrent les matières premières, firent carder, peigner,
tisser, teindre la laine, fournirent les indications nécessaires
à la production des molletons, des tweeds, des serges, homes-
pun et de ces divers tissus souples, d'aspect rugueux et chaud,
aux dispositions variées que les tailleurs de Londres et de Paris
transforment en costumes de style impeccable et en vêtemens
de sport pratiques et commodes. La mode étant d'essence
féminine, il serait facile aux Françaises de bonne volonté, non
pas d'imposer, mais de propager parmi les femmes du monde
de faire adopter par les couturiers en renom, l'emploi de ces
draps foulés, de ces droguets, de ces limousines modernisées
selon le goût du jour, car les serges, les homespun se peuvent
fabriquer chez nous tout aussi bien qu'ailleurs. Leur influence
toute-puissante ranimerait comme avec une baguette magique
les métiers immobiles qui, dirigés avec goût et intelligence,
dispenseraient autour d'eux la prospérité.
Dans les contrées montagneuses et forestières, l'industrie du
bois, plus ou moins travaillé, devrait être sérieusement déve-
loppée. Qu'il s'agisse de bois sculptés, tournés ou plus simple-
ment travaillés, d'objets destinés à être recouverts par des
ctains ou décorés par la pyrogravure, cette industrie, plus ou
moins florissante, périclite faute d'initiative.
L'Italie nous envoie des étagères, des tabourets, des armoires
légères et pliantes, objets dont nous pourrions nous inspirer
pour favoriser le travail du bois dans les régions où les ma-
tières premières existent en abondance, telles les Vosges, le
Jura, la Savoie et bien d'autres encore.
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 185
La Russie, la Suède, TAllemagne nous inondent d'objets
multiples moins volumineux, boîtes, sébiles, poupées, jouets,
coupe-papier, etc., etc., qui coûtent excessivement bon marcbé
et une loi de protectionnisme, récemment votée par la Chambre,
nous a appris que des meubles nous sont fournis par la Belgique
et que leur chiffre d'importation atteint annuellement plusieurs
centaines de mille francs. Mais cela, c'est de la grande industrie
et nous ne nous occupons ici que de la petite.
Jadis, en Anjou, les jouets d'enfans, au lieu d'être achetés à
bon marché dans les bazars, étaient l'œuvre des parens ou des
enfans eux-mêmes. Il est probable que cette industrie familiale
et traditionnelle subsiste encore dans certaines campagnes de
Maine-et-Loire comme dans plusieurs communes d'Ille-et-
Vilaine, car on est arrivé à réunir dans cette région, pour le
Musée du Trocadéro, une centaine d'instrumens de musique, de
joujoux, de personnages en bois. Il serait facile d'orienter la
fabrication ou plutôt le travail du bois, dans un sens moderne.
Le concours des jouets, organisé par M. Lépine, a donné de
fort beaux résultats; il devrait stimuler le zèle de nos petits
fabricans et les engager à persévérer dans cette lutte contre la
concurrence étrangère, dont nous pouvons sortir vainqueurs.
Si nous n'arrivons pas à faire bon marché, nous devons fournir
des objets bien faits, ayant un caractère artistique très marqué;
c'est là notre supériorité.
Arrivons maintenant aux industries féminines qui atteignent,
en France, un chiffre considérable. Toute femme sait plus ou
moins bien coudre. Le jour où elle a besoin de gagner sa vie
ou même de chercher un salaire d'appoint, elle songe aussitôt
à utiliser son aiguille et se met à faire de la lingerie; aussi
cette industrie est-elle plus qu'aucune autre encombrée : les
demandes de travail dépassent considérablement les offres, ce
qui amène une surproduction et par suite une baisse de prix
qualifiée, non sans raison, de « salaires de famine, w
D'après l'enquête de l'Office du Travail, la lingerie, à elle
seule, occupe 60 000 femmes, mais, il faut bien le dire, la loi
sur les Congrégations lui a porté un coup terrible dont elle
aura peine à se relever. La fermeture des couvens a eu pour
résultat de détruire un certain nombre des meilleurs centres de
travaux à la main. Les congrégations dispersées se sont établies
à l'étranger et développent dans les pays voisins et même dans
186
REVUE DES DEUX MONDES.
le Nouveau-Monde, — autrefois nos cliens, — le travail de la
lingerie fine dont nous avions jusqu'ici le monopole; du même
coup nos débouchés sont diminués et aussi nos chances d'expor*
tâtion. '
La lingerie a encore subi, dans une large mesure, les consé-
quences et le contre-coup du protectionnisme : l'exportation en
Belgique est réduite de trois quarts ; le marché espagnol est
fermé; celui d'Angleterre encore ouvert, mais menacé. L'Alle-
tnagne et l'Amérique importent des articles élégans, mais fabri-
qués mécaniquement; l'Amérique du Sud se ferme de plus eii
plus. D'autre part, sur les marchés ouverts, on commence à
sentir la concurrence de l'Autriche pour les blouses et le linge
brodé.
La dentelle et la passementerie ont toujours été les travaux
préférés des femmes, qui leur sacrifient volontiers le tricot. En
1900, la dentelle seule occupait environ 93 000 ouvrières, répar-
ties dans divers départemens. Environ 13 000 se concentrent aux
environs de Nancy, 12 000 dans la Haute-Saône et aux environs
de Luxeuil. On en retrouve encore en Normandie, en Bretagne,
dans les Alpes, la Lozère, alors que la passementerie se cen-
tralise en autant de foyers distincts difficiles à dénombrer autour
de Lyon, de Paris et dans l'Oise.
Ces dernières années, de grandes commandes venues d'Amé-
rique alimentaient la plupart des centres dentelliers; mais, par
suite du krach, puis de l'émigration de dentellières dans le Nou-
veau-Monde, les commandes données à l'Europe tendent à
devenir plus rares, l'écoulement des produits devient moins
facile et il est à craindre que, d'ici peu, cette industrie si fran-
çaise et qui mérite le nom d'industrie d'art, ne meure épuisée
par sa richesse même.
D'un simple concours de circonstances peut jaillir une idée,
et d'une initiative intelligemment conduite dépend le succès d'une
entreprise. En 1857, une femme du monde, ayant subi des pertes
de fortune, se mit à tricoter des manteaux et des pèlerines. Grâce
à ses relations, elle trouva aisément à placer ces objets. Elle ren-
contra des imitatrices, dont, en 1870, le chiffre atteignit 2 000;
aujourd'hui, la région où elle débuta comprend 25 000 travail-
leuses pour 60 entrepreneurs, auxquelles, malheureusement, les
usines commencent à faire une redoutable concurrence.
Il est facile d'établir des groupemens de tricot dans les cam-
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 187
pagnes les plus reculées; les ouvrières peuvent à frais com-
mun acheter la machine à tricoter et, en se mettant en rapport
avec le client, c'est-à-dire avec le marchand en gros ou les ma-
gasins, elles supprimeront l'intermédiaire ou l'entrepreneur qui
représente une dépense parfaitement superflue. Les sports d'hi-
ver, qui ont mis en vogue les vêtemens de laine, donnent un
nouvel essor à cette industrie. Cependant si, dans la suite, les
ouvrières veulent continuer à tricoter à la main ou à la ma-
chine les manteaux, collets, écharpes qui sont du ressort de la
mode, c'est-à-dire dont la durée est éphémère, elles feront bien
de s'assurer à l'avance de débouchés pour leurs produits; si,
au contraire, elles se bornent à la fabrication de la bonneterie
simple et d'un usage courant, il sera inutile de l'envoyer à Paris
pour être réexpédiée en province : son placement est facile dans
n'importe quelle ville ou village, partout enfin où l'on porte
bas, gilets, caleçons, etc.
C'est encore à une femme qu'est due l'initiative du tressage à
la main des chapeaux de paille. Elle en conçut l'idée pendant les
loisirs que lui laissait la garde de son bétail et il faut supposer que
son entreprise ne réussit pas trop mal, puisque cette industrie
féconde s'est établie dans la contrée, surtout dans la Lorraine
annexée où se tresse le panama. Il se tresse, en vérité, aussi
dans la Lorraine française, aux environs de Nancy; mais comme
les matières premières sont importées, il ne nous est pas pos-
sible de lutter de prix, et notre production se trouve forcément
restreinte, alors qu'en cultivant quelques champs de riz nous
pourrions mieux asseoir cette industrie, l'étendre et nous mettre
au niveau de la concurrence étrangère. La vannerie fine offri-
rait aussi des ressources aux ouvrières disposées à exécuter ces
petits paniers d'osier tressé de différentes couleurs, de formes
variées, parfois même très tourmentées dont on ne voit plus
que de rares modèles, — et encore nous viennent-ils, je crois,
de l'Allemagne, — datant de plus de soixante ans et qui, remis à
la mode, deviendraient d'un écoulement facile.
Dans le Nord, l'activité est considérable ; mais elle s'exerce
en grande partie hors de la maison, puisque les filatures de lin
et de coton occupent le plus grand nombre de femmes, depuis
les fillettes de douze ans qui rouissent le lin jusqu'aux vieilles
femmes qui confectionnent des sacs, la tabatière en main, pour
rapporter 0 fr. 50 à la fm de la journée. La fabrique les attire,
188 REVUE DES DEUX MONDES.
les absorbe et c'est un grand mal : la morale souffre de cette
promiscuité des sexes, la femme perd totalement le goût du
ménage et de son intérieur, le mari négligé s'en va au cabaret
et les enfans, dont personne ne s'occupe, courent la rue qui
devient pour eux une école du vice.
Dans le Pas-de-Calais, les femmes raccommodent les filets
de pêche et soignent leurs enfans en attendant le retour du
mari qui rapporte sa part du poisson généreusement octroyé
par la mer. Les plus jeunes, chez les mareyeurs et les sa-
leurs, encaissent le poisson, l'ouvrent, le nettoient, et mettent
dans les tonneaux remplis de sel et dans les grandes corrèzes
fumantes les harengs, qui, en devenant saurs, sont une source
de richesse pour les Boulonnais. L'habileté professionnelle
apporte à d'autres leur gagne-pain sous la forme de fabri-
cation du tulle et d'imitation de vraies dentelles. Les mères de
famille reçoivent à domicile le tulle brodé mécaniquement
qu'elles découpent et effilent.
La fabrication des chaises de paille est encore lucrative et
les ourlets à faire à des douzaines de mouchoirs retiennent la
jeune fille des environs de Cambrai au foyer familial. Les
femmes sont occupées à la fabrication des brosses, qui rapporte
environ 2 fr. 50 par jour et permet le travail à domicile. Ail-
leurs, dans les Vosges, la femme, d'une habileté merveilleuse,
brode sur toile, sur mousseline, fait de la broderie perlée, des
boutons au crochet, de la passementerie.
En Vendée, elle n'abandonne pas sa quenouille : elle file, à
la veillée, le lin récolté en été; elle brode les jolies coiffes qui
forment sa parure.
Les Normandes sont femmes de pêcheurs et de cultivateurs.
Autrefois, elles cousaient des gants et gagnaient en faisant de
la dentelle de jolis salaires d'appoint qui les retenaient au foyer.
Par suite de la crise dentellière, le pays se dépeupla; il y eut
une terrible émigration vers la grande ville. Les jeunes-filles et
les jeunes gens désertant la campagne, il n'y eut plus de ma-
riages, par conséquent plus de naissances et, comme contre-coup,
une sensible diminution de la population : certain village du
Calvados où, en 1885, la population était de 5 800 habitans en
cinq ans descendit à 1700; aujourd'hui, il en compte 700 à
peine. La résurrection des vieux points dont le secret s'était
perdu, l'ouverture d'importantes écoles professionnelles où se
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 189
formèrent de nouvelles dentellières, enfin l'impulsion redonnée
à cette industrie lui ont actuellement rendu une partie de sa
prospérité d'antan et contribuent à ramener le bien-être dans la
contrée.
En 1800, il n'existait pas en Europe une seule ville attei-
gnant un million d'âmes : on en compte aujourd'hui six qui
dépassent ce chiffre (Paris avec 3 millions, Londres avec 5
millions). A cette date, il n'y avait en France que trois villes
au-dessus de 100000 âmes; il en existe à présent quinze dont
la popujation totale est de cinq millions et demi et forme à
peu près un septième de la population française. L'exode rural
vers les villes augmente toujours, aussi faut-il chercher à l'ar-
rêter par tous les moyens possibles et cet exode s'aggrave encore
du fait que les paysans, une fois partis de chez eux, sont aussi-
tôt remplacés par une légion d'étrangers à l'affût d'occupations.
C'est ainsi qu'à l'heure actuelle, dans le Puy-de-Dôme seule-
ment, 12 000 Polonais et 5 000 Suisses sont occupés aux travaux
agricoles. »
Quand on demande à des paysans désabusés, qui s'étiolent
et deviennent phtisiques dans les villes, la cause de leur déser-
tion, la plupart répondent que l'on est plus soutenu à la ville
qu'à la campagne, u Ici, disent-ils, nous pouvons avoir les se-
cours, tandis que là-bas personne ne s'occupe de nous. » Cette
réponse contient un regret et prouve suffisamment que, rému-
nérés, ils y seraient volontiers restés. C'est là qu'intervient
l'action vraiment moralisatrice du travail rural agricole ou in-
dustriel. Le machinisme moderne, les usines immenses ont ar-
raché à la terre quantité de bras qui la faisaient fructifier .jadis :
il s'agit actuellement de rendre cette main-d'œuvre à la culture
sans diminuer la production industrielle. Pour cela, il faudra
forcément recourir aux industries rurales et à la distribution
de la force motrice électrique à domicile.
Encourageons autant que possible, et développons le travail
familial pour empêcher la femme, la mère d'aller à l'usine. « Si
nous n'avons plus nos paysans et nos artisans, écrivait le doc-
teur Hitze, il y a vingt ans déjà, si toute l'humanité est menée
par la cloche de la fabrique, alors nous pourrons porter le deuil
de nos pays. » C'est là que nous en sommes, hélas! et ce n'est
plus à la travailleuse moderne, à la femme de nos jours qu'on
pourrait appliquer intégralement la formule latine dans laquelle
190 REVUE DES DEUX MONDES.
les Romains résumaient la vie et concentraient l'éloge de
l'épouse laborieuse et diligente : domum mansit, lanam fecit.
Elle aussi, l'ouvrière du xx^ siècle, file la laine ou le coton, —
le coton surtout, — et, grâce aux perfectionnemens du machi-
nisme, elle en file en un jour plus que cent matrones romaines
n'auraient su en filer, mais... elle ne garde plus la maison.
Si, actuellement, il ne suffit plus de retenir dans les cam-
pagnes ceux qui ne les ont pas désertées encore, s'il faut faire
renaître le goût de la terre, ne trouvera-t-on pas un auxiliaire
dans ces colonies de vacances qui confient leurs pupilles à
des familles de cultivateurs, autant que possible toujours les
mêmes? Jusqu'à présent, il faut l'avouer, les résultats sani-
taires ont été plus appréciables que les autres. Cependant,
quand l'enfant étiolé de l'ouvrier des villes se trouve, pour la
première fois, transporté dans la campagne, tout son être est
en proie au ravissement. Un monde nouveau se révèle à lui
dans la contemplation de la l)asse-cour, de la vacherie; le
grand air qui remplit ses pauvres petits poumons fait battre son
cœur plus vite; l'espace, la forêt, les champs en fleurs, tout
l'enchante et le grise. Il lui reste de ce contact avec la nature
une impression inefTaçable, parfois assez forte et assez profonde
pour déterminer une vocation.
Et puisque nous parlons ici d'industries rurales, disons que
ces œuvres de colonies de vacances pourraient en quelque
sorte et dans certaines régions leur être assimilées, puisqu'elles
apportent un appoint pécuniaire parfois assez considérable.
Dans le département du Loiret, où la seule industrie des
femmes consiste à coudre sur des cartes les boutons de porce-
laine fabriqués à Briare, l'OEuvre des Colonies de vacances
de la Chaussée du Maine a envoyé, en 1909, le nombre respec-
table de 2 853 enfans, placés tous chez des cultivateurs, et de
ce fait, il a été versé auxhabitans du département 107 071 fr. 53
de pensions. C'est, on le voit, une source de revenu appré-
ciable qui mérite d'être signalée.
S'inspirant des mômes idées, l'OEuvre antituberculeuse de
Dijon vient de fonder une branche analogue, la Clé des Champs,
dont le dessein plus ou moins direct est de décongestionner la
ville et de faire faire à l'enfant une sorte d'apprentissage de la
vie rurale, dont il pourra bénéficier plus tard. Depuis le commen-
cement de 1910, elle a pu placer à la campagne, pour aider
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 191
aux travaux des champs, près de soixante enfans âgés de treize
ans et demi et au-dessus. La plus grande majorité étaient d'an-
ciens pupilles de la colonie qui, leurs 51 jours de vacances
terminés, prolongèrent volontairement le temps de leur séjour.
Quelques-uns même se fixèrent définitivement à la campagne,
et ce fait mérite d'être enregistré à une époque où l'agriculture
française est en souffrance par suite de la désertion systéma-
tique et toujours croissante des campagnes.
Toutes les œuvres sont bonnes, qui convergent au même but :
enrayer le dépeuplement des campagnes. Mais, pour obtenir
les résultats désirés, elles doivent être comprises et trouver un
écho dans les campagnes elles-mêmes. C'est toute une éducation
à faire, dans laquelle la part de la femme est grande, mais com-
bien belle ! A la femme, il appartient d'orienter la mode pour
faire mieux apprécier les productions ingénieuses et même artis-
tiques de certaines industries rurales et nationales, à elle de
faire l'éducation de la femme du peuple, de lui faire connaître
la nécessité d'un apprentissage solide pour posséder à fond son
métier, de former son goût.
C'est ce que comprirent les femmes des pays voisins qui,
par leur activité, leur zèle intelligent, contribuèrent au relève-
ment de certaines industries nationales complètement aban
données, et leurs tentatives furent presque toujours couronnées
de succès.
Vers 1870, l'industrie dentellière avait complètement disparu
en Italie et, dans l'île de Palestrino, on n'aurait pas trouvé cent
femmes capables de faire la dentelle au fuseau : une seule
connaissait encore le point de Venise. L'hiver rigoureux de
1872 gela les lagunes de l'île et, comme l'unique ressource des
habitans consistait dans la pêche, la misère devint extrême ;
quelques familles faillirent mourir de faim. Des fonds furent
recueillis rapidement, des secours organisés ; une moitié de la
somme que rapportèrent les diverses souscriptions servit à
l'achat de denrées alimentaires et le reste fut réservé aux frais
d'enseignement d'un métier à la population féminine, afin de
conjurer autant que possible pareille catastrophe dans l'avenir.
Après quelques tâtonnemens, celui de la dentelle fut adopté. On
choisit une ouvrière habile à laquelle, sous une direction intel-
ligente, on fit copier des dentelles modernes françaises et belges,
puis d'autres points. Son apprentissage technique jugé suffisant,
192 REVUE DES DEUX MONDES.
une école fut ouverte, dont elle devint le professeur. Une ving-
taine de femmes et de jeunes filles y tirent leurs études, puis
retournèrent dans leurs villages respectifs pour former, à leur
tour, des élèves. On compte aujourd'hui 3 000 dentellières dans
la. contrée. La reine d'Italie s'intéressa à cette création, prit la
direction du mouvement et remit à la mode les belles dentelles
dont elle acheta une quantité considérable pour son usage per-
sonnel et aussi avec l'intention d'en faire des cadeaux. Les dames
de la Cour en firent autant. L'action de la souveraine s'étendit
aux ambassadrices étrangères qui en achetèrent pour se rendre
agréables à la souveraine et, depuis ce moment, la vente des
dentelles n'a cessé d'être active et la condition des ouvrières est
des plus enviables (1).
Il en fut de même en Angleterre pour la résurrection du
point de Honiton. La reine Victoria prit cette dentelle tout
■particulièrement sous sa protection; elle chargea sa dentellière
favorite de la création d'une école professionnelle, qu'elle
subventionna de sa cassette et plaça sous le patronage d'un
Comité, présidé par la duchesse d'York. Cette princesse seconda
la généreuse initiative dans tout le royaume et prit l'engage-
ment de donner chaque année une commande de dentelles en
guise de cotisation.
En Autriche, à la même époque, crise dentellière. Dans
l'Erz et le Riesengebirge, 20000 femmes se virent dépossédées
de leur métier par des mineurs sans travail qui l'adoptèrent. On
conçoit la baisse de salaire et de niveau artistique. Grâce à
une action énergique de la Chambre des Communes de Prague,
combinée avec celle do l'aristocratie, on parvint au relèvement
de cette industrie. Un Comité de patronage fut créé, qui, à son
tour, constitua trente autres comités régionaux, afin d'encou-
rager la vente de la dentelle et de fonder des écoles d'appren-
tissage. De leur côté, les dames de la noblesse se groupèrent
en Ligue qui, dès la première année, c'est-à-dire en 1876,
(1) Les jeunes dentellières sont, dit-on, particulièrement recherchées en
mariage par les jeunes gens de Burano, car elles apportent presque toujours en
' dot une petite maison très convenable, acquise avec les économies sur leur
salaire quotidien.
Depuis que cette industrie a été relevée, le nombre des mariages a doublé et
celui des naissances illégitimes, qui était autrefois de vingt à vingt-quatre, est
réduit, en moyenne, à quatre par an. On voit par là combien le travail à domi-
cile est moral au point de vue de la famille, de l'aisance et des mœurs.
LE RELÈVEMENT DE l'iNDUSTRIE RURALE. 193
acheta et revendit pour 33 000 florins de dentelles. L'Impéra-
trice donna le bon exemple en faisant d'importantes commandes;
la Cour et Paristocratie suivirent ce bel élan. Des écoles profes-
sionnelles s'ouvrirent un peu de tous côtés. Le gouvernement,
pour ne pas rester en arrière, institua à l'Ecole d'art industriel
{Ku/istgewerbeschiile) un cours de dessin pour la dentelle et un
atelier modèle destiné au perfectionnement de la technique de
l'aiguille et du fuseau.
En Suède, vers 1874, quelques artistes en renom, auxquels
se joignirent des femmes du monde, sous la présidence de la
femme du prince héritier, fondèrent la Société des amis du
travail manuel [Handarbetets Vanner) dont le but est d'encou-
rager et de pousser dans une voie artistique le trav^ail de la
femme. Cette société couvrit le royaume d'écoles d'apprentis-
sage et de perfectionnement ainsi que d'ateliers ruraux. Elle
organise des expositions de ses produits et de ses modèles, fait
faire à l'étranger, sur les diverses industries féminines, des
enquêtes de manière à se tenir au courant des idées nouvelles.
Cette même société possède à Stockholm un comptoir d'achat,
de ventes et de commissions où le client s'adresse. Il choisit là
son modèle que le Comité fait aussitôt exécuter dans l'un de
ses ateliers ruraux. Grâce à cette impulsion donnée à l'industrie
féminine, les dentelles de Scanie et de Dalécarlie, qui servaient
autrefois exclusivement à l'ornementation des costumes natio-
naux, se vendent et s'exportent très bien.
En Russie, l'Etat protège efficacement les petites industries
du bois, du cuir, de la laine, du fer même, organisant l'ensei-
gnement professionnel, faisant des commandes aux syndicats
villageois, surtout pour les harnachemens militaires. On conçoit
de quelle ressourcL. sont ces travaux au foyer sous d'aussi rudes
climats. C'est, non seulement la misère conjurée, mais la démo-
ralisation aussi qui résulterait de l'oisiveté forcée pendant de
longs mois de morne et rigoureux hiver.
Une société, sous le patronage de l'archiduchesse Isabelle,
fait, en Hongrie, exécuter aux paysannes les somptueuses
broderies d'or et d'argent qui ornent les costumes de gala des
magnats.
Les broderies artistiques en laine et soie que nous avons
admirées, il y a quelques années, au concours des Arts de la
femme, étaient dues à l'habileté des paysannes de la Roumanie.
TOME II. — 19H. 13
194 REVUE DES DEUX MONDES.
Malheureusement, en France, sauf en ce qui concerne le
relèvement de la dentelle à la main, nous ne pouvons pas
enregistrer d'aussi brillans résultats et il est regrettable qu'on
n'ait pas réussi encore à grouper, du moins de façon efficace,
toutes les activités et toutes les bonnes volontés qui ne deman-
dent qu'à s'employer. Cependant, nombreuses sont les industries
qui pourraient et devraient être encouragées. Tout ou presque
tout est encore à faire dans cet ordre d'idées.
Une des grandes difficultés que rencontre l'écoulement de
nos produits, nous objectera-t-on, c'est leur prix élevé, par suite
de la cherté de la main-d'œuvre. Comment lutter contre
l'envahissement de la camelote étrangère quand, par suite de
l'infériorité des salaires dans d'autres pays, elle est fabriquée
à des prix dérisoires?
Chercher les remèdes serait nous attarder à des considé-
rations économiques qui sortent de notre cadre; il en est un,
cependant, à notre portée, que nous pouvons préconiser et qui
consiste à perfectionner l'apprentissage des jeunes gens et des
jeunes filles. C'est le goût, la bonne facture, qui de tout temps
ont caractérisé les produits français et leur ont valu leur haute
réputation qu'il s'agit de faire revivre.
Les Anglaises, les Danoises et les Italiennes ont compris la
nécessité de collaborer, dans leur pays, au relèvement de cer-
taines industries nationales complètement abandonnées, et leur
tentative a été couronnée de succès. Il faut qu'en cela nos
femmes de France, toujours à l'avant-garde quand il s'agit
d'exécuter un généreux projet, suivent l'exemple donné. Et le
jour où le rural aussi aura compris ces choses, quand il saura
que son intérêt est étroitement lié à celui du commerce fran-
çais et qu'il s'agit de défendre la prospérité du pays, la question
du dépeuplement des campagnes et de nos industries réalisera
un progrès décisif.
LouisE-L. Zeys.
LA MORT
DE
GUY DE MAUPASSANT
^(<)
Juillet 1891 . — Nous voici à Divonne-les-Bains. Mon maître
désire être un peu éloigné du centre du bourg; aussi c'est dans
la campagne, chez la veuve d'un médecin, dans une sorte de
ferme, que nous prenons un pied-à-terre. Les jours suivans, je
partis faire Jes provisions au village, et je revins par des sentiers
qui traversa«à».^t des champs d'avoines et de blés dorés ; ils
étaient séparés par endroits de grandes parties de trèfle vert, sur
lequel semblait étendu un léger tapis incarnat au fond violet
très doux. Sur les bords de ce sentier, je trouve des trèfles à
quatre, six et huit feuilles, toujours en nombre pair, ce qui
porte chance, au dire des gens des champs...
M. de Mau passant, lui, va par la route prendre sa douche,
deux fois par jour. Mais ce chemin lui paraît long par sa mono-
tonie ; seuls, quelques rares noyers coupent un peu l'horizon et
jettent une note pittoresque dans le ciel d'un bleu foncé. Il y a
bien le Mont-Blanc là-bas, mais il est loin, puis on le laisse à
gauche pour aller à Divonne.
(1) Ces pages sur les derniers mois de 1 existence de Guy de Maupassant sont
extraites des Souvenirs écrits par son fidèle valet de chambre, M. François
Tassart, de 1883 à 1893. Le volume paraîtra prochainement à la librairie Pion.
196 REVUE DES DEUX MONDES.
Le quatrième jour, à sept heures du matin, mon maître est
déjà prêt; il part prendre sa douche, je sais qu'il a peu dormi
depuis quatre jours que nous sommes ici. Il me dit qu'il entend
des choses anormales la nuit, et je suis tout disposé à le croire,
puisque, tout éveillé, assis sur une mauvaise chaise qui me fait mal
à moi aussi, j'entends des bruits que je ne peuxm'expliquer. J'ai
sûrement le système nerveux un peu tendu, mais cela ne m'em-
pêche pas d'avoir tout mon esprit, et nous ignorons l'un comme
l'autre ce qu'on appelle ordinairement la peur. Que cette maison
soit hantée ou pas, cela nous laisse indifférens, mais tout de
même, nous voudrions bien prendre un peu de repos. Enfin, la
nuit dernière, puisque nous ne pouvions pas dormir et que des
souris passaient sous nos yeux en groupes, comme des patrouilles
en reconnaissance, la lumière ne les gênant nullement, nous
avons organisé un jeu d'embûches pour ces imprudentes.
Avec le filet à provisions et quelques autres engins inventés
pour la circonstance par mon maître, nous avons capturé
trente-deux de ces bestioles, qui subirent sur-le-champ le soit
du martyr saint Laurent. Seulement, au lieu du gril, elles
eurent l'honneur d'un brillant feu de joie. Mon maître n'est
qu'à moitié satisfait du résultat, car on n'a pas pu prendre un
seul rat, et ce sont les rats, paraît-il, qui font ce bruit qu'on ne
peut s'expliquer.
L'après-midi qui suivit ce sacrifice, j'allai avec mon maître
à Divonne; nous avions pris mon sentier préféré. Il accéléra le
pas, au point que j'eus peine à le suivre. Après quelques mi-
nutes de cette allure, il ralentit tout à coup son train et, de la
main, il désigna un grand Christ qui domine l'entrée du cime-
tière : « C'est sûrement l'homme le plus intelligent, le mieux
organisé qui soit venu sur la terre. Quand on pense à tout
ce qu'il a fait ! Et il n'avait que trente-trois ans quand ils
l'ont crucifié!... Napoléon P'", que j'admire, dans son génie
seulement, disait : « Dans tout ce qu'a fait cet homme, — Dieu
ou non, — il y a quelque chose de mystérieux, d'insaisissable,
aux... »
Ici, mon maître s'arrêta, nous avions dû nous garer sur le
côté de la route pour laisser passer un troupeau de belles vaches
rousses qui allaient au pâturage.
Nous sommes arrivés au bourg : mon maître y loue une
moitié de chalet avec une cuisine. Le soir même, nous y sommes
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 197
installés, la chambre de mon maître est au Midi, la salle à
manger à l'Ouest ; c'est très bien et, dès la première nuit,
Monsieur a eu un meilleur repos.
Après quinze jours d'un calme parfait dans cette proprette
demeure, mon maître paraît avoir recouvré sa belle humeur et
sa santé d'autrefois.
Un matin son médecin est venu déjeuner avec lui ; ils ont
eu une conversation très animée et très gaie. Je dois dire que
ce docteur, à ses qualités professionnelles, joignait un bel esprit
et une philosophie d'à-propos parfaite qui plaisait beaucoup à
mon maître. Il avait sur lui l'autorité de l'homme de science ;
à côté de cela, on voyait le bien que faisait son traitement. Les
bonnes douches de cette eau glacée, qui descend des monts de
France ; cette retraite sur ce coin de terre isolé, comme perdu
dans cette chaîne immense de montagnes, au bord du lac
Léman; le bon air qui arrive de tous côtés des sommets; des
alimens de premier choix, tout semble réuni à souhait pour
refaire le fameux canotier de Sartrouville.En effet, il engraisse,
son teint est superbe, il dort ses nuits presque entières ; c'est à
peine s'il m'appelle une fois ou deux.
Mon maître fait de temps à autre une promenade à tricycle.
Avant-hier, il est allé au château de Voltaire à Ferney; aujour-
d'hui, il va à Prégny chez la baronne de R..., et il me donne
ia liberté de l'après-midi en me disant que si cette dame le
retient, il restera à dîner.
Je m'en allai me promener sur la route de Gex. Mais, mal-
gré la chance qui semblait nous sourire, puisque M. de Mau-
passant regagnait sa belle santé, et tout le bonheur que m'avaient
promis les trèfles symboliques, j'avais une appréhension, je ne
m'éloignais pas trop. Je rentrai à la maison vers quatre heures
€t demie ; mon maître y arrivait en même temps que moi, la
figure toute congestionnée. La baronne était absente et il avait
fait ce trajet de Divonne aux portes de Genève sous un soleil
brûlant, torride dans cette vallée. Il avait voulu rentrer sans
s'arrêter, sans prendre de repos, et, au retour, accablé par la
chaleur, il fut pris d'un étourdissement, tomba de machine et
se luxa deux côtes. Après un repos pris sous un hangar de
ferme, il eut le courage de remonter ; et le voilà, tout désolé.
198 REVUE DES DEUX MONDES.
non du mal que lui fait son côté, mais de la secousse que cette
chute (qui semble une atteinte dïnsolalion) peut avoir d'in-
fluence sur son cerveau, si bien équilibré tous ces temps der-
niers qu'il avait pu travailler avec une extrême facilité à son
Angélus.
Le docteur est là, il reconnaît la luxation des côtes, ordonne
d'enfermer le thorax dans une série de bandes bien maintenues.
Mon maître semble tout réconforté après la visite de ce bon
docteur. La nuit est cependant mauvaise; à plusieurs reprises, il
défait ses bandes, et toujours à nouveau je dois recommencer
ce travail pas très facile. Enfin, à cinq heures du matin, il
s'endort.
Le 23 août, une détente se produit dans l'état général de
mon maître ; le docteur est venu déjeuner ce matin, il a trouvé
une amélioration sensible des côtes. C'est un point dont on n'aura
plus à s'occuper d'ici quelques jours, et fort heureusement, car
un autre ennui a surgi.
Deux personnes ont loué les chambres attenantes aux nôtres.
Elles n'y sont pas depuis trois jours, que, la nuit, elles font un
tapage insupportable. Ce sont des orgies sans fin, indescriptibles.
M. de Maupassant part de là pour me raconter qu'il lui est
arrivé souvent de sortir la nuit au grand air pour se désinfecter
des odeurs dont sont imprégnées ces chambres d'hôtel : « Ces
grandes casernes où l'on dort le plus souvent séparés par une
simple porte, dit-il, sont quelquefois très instructives; et je me
propose d'écrire bientôt une nouvelle mïxVvXét: La première nuit ^
qui sera une sorte de mémento comique, pour les mariés de l'a
matinée. J'ai recueilli des documens extraordinaires à l'hôtol
Noailles à Marseille... »
Aujourd'hui nous avons bien travaillé ; j'ai transporté le lit
de mon maître de l'autre côté de la chambre. Des couvertures,
des plaids et des tentures, que la propriétaire a bien voulu nous
donner, sont tendus le long de la cloison de séparation ; et, ma
foi, ce capitonnage un peu épais forme un assez bon isolateur.
Le même bruit continua les nuits suivantes, mais assez atténué
pour permettre de se reposer.
En exécutant ce travail de nouvelle installation dans sa
chambre, Monsieur me raconte comment il a découvert M"* X... :
LA MORT DE GUY DE MAUPASSA^'T. 199
« C'était, me dit-il, au printemps de 1883, je passais ù Andrésy,
en yole bien entendu. Après avoir contourné l'île et donné un
coup d'œil au barrage de Fin-d'Oise, je fis demi-tour et j'eus le
désir d'aller, sur cette bande de verdure entourée d'eau, prendre
un peu le frais et me reposer. J'accroclie ma yole, je marche
dans un fouillis de ronces. A cette époque, ce coin était encore
un peu sauvage, aujourd'hui c'est aussi visité que la Jatte. Je
me dirige vers un orme que je voyais garni très bas de petites
branches me promettant un peu d'ombre. En approchant, je
m'aperçois que la place est occupée. Jhésite... Est-ce un
homme, est-ce une femme? En passant à une petite distance, je
reconnais que c'est une femme qui a un chapeau de canotier et
un maillot.
« Juste à ce moment, elle relève un fichu sur ses épaules,
probablement parce qu'elle sentait la fraîcheur. Je suis fixé,
cette dame lit un livre, là, toute seule. Gela me sembla drôle.
Est-elle bien seule? Là est la question. En me rapprochant un
peu, je reconnais qu'elle lit Une vie avec une attention dévo-
rante. Alors je me dis que cette particularité va faciliter les
présentations. Je vais me promener sous la belle allée des til-
leuls d'Andrésy. Vers six heures, un quidam va, avec une
barque, prendre la liseuse de l'île. Je suis le mouvement de
près; avec ce monsieur, d'autres couples prennent place à une
table du restaurant Chantry. Je me fais servir à une table assez
rapprochée pour bien la voir.
« Le restaurateur me dit qu'elle est mariée au monsieur
brun. Sur le moment, je suis un peu dépité; puis le tavernier
revient m'apprendre qu'il croyait avoir entendu dire qu'ils
devaient se séparer.
'< L'inconnue me parut jolie, de caractère espiègle, genre
gamin de Paris. Alors je ne puis me défendre de réflexions mé-
lancoliques à son sujet. Voilà deux êtres jeunes et beaux, ils
sont déjà fatigués lun de l'autre et vont être malheureux pour le
feste de leurs jours. Quelle comédie que le mariage, tel que
nous l'ont fait les conventions! Ne serait-il pas plus simple et
plus équitable de laisser deux êtres suivre la bonne nature et
suivre la pente de l'instinct?
« Quelques semaines plus tard, j'étais lié avec cette société,
qui adorait le bord de l'eau... »
200 REVUE DES DEUX MONDES.
Les premiers jours de septembre sont passés et le soleil nous
quitte tût derrière les montagnes; pour nous dédommager un
peu, nous sommes, un matin, de très bonne heure sur les
hauteurs ; nous attendons le lever de l'astre en suivant une
mignonne rivière (la Versoix), dont Teau limpide et froide
coule vite vers la vallée, emportant parfois des pierres assez
fortes qui laissent à découvert de jolies truites aux reflets
argentés. Des pêcheurs sont dans l'eau, tout retroussés; ils
prennent à la main ces petites bêtes qui leur échappent quel-
quefois pour reprendre leur course au fil de l'eau, et vite se
cachent sous le premier caillou propice. Ce jeu amuse mon
maître, qui avait longtemps désiré voir cette pêche et aussi la
façon dont on prenait ces poissons à la chair si délicate : « Cette
pêche, me dit-il, avec ce soleil sur ces monts et sur cette plaine,
vue d'ici, me donne des inspirations dont je vais faire une
chronique pour le Gaulois. »
Nous nous disposons à quitter Divonne ; mon maître me
dit qu'il a trouvé le sonnet qu'il voulait faire pour M. Gounod.
18 septembre 1891 . — C'est avec un véritable plaisir que
nous retrouvons le confortable appartement de la rue Boccador.
M. de Maupassant exprime le regret de ne pouvoir emporter
en voyage toutes ces choses familières qu'il aime, qu'il a l'habi-
tude de voir et de toucher chaque jour, « et surtout mon lit, »
ajoute-t-il, car je ne puis trouver le pareil nulle part.
Le 19, il rentre pour dîner et paraît tout heureux. Il a,
paraît-il, rendu visite à un éminent professeur de la Faculté
de médecine qui suit ses malaises depuis plusieurs années :
«M. le docteur G..., me dit-il, m'a trouvé absolument bien ; je
lui ai confié ce que je pensais de Divonne et nous sommes
tombés d'accord pour reconnaître que c'était bien le traitement
qui me convenait. Du reste, le résultat le prouve assez. »
Ce professeur, qui est un homme de beaucoup de cœur,
avait, il y a quelques années, pris mon maître en amitié ; il le
traitait avec une affection toute paternelle et semblait toujours
le regarder comme un adolescent sans expérience. C'est ainsi
que Monsieur s'en étant allé à Cannes sans moi, il y a un an.
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 201
me dit à son retour: « Je rentrais le soir avec M. le docteur G...
à ce triste hôtel sis dans un bas-fond, entre la route de Grasse
et le boulevard du Cannet. La nuit était sombre et quelque
chose de douloureux flottait dans l'air de cette vallée, qui sent
le marais. Pourquoi nous étions-nous logés là? Je ne sais;
toujours est-il que, chemin faisant, la conversation nous amena
à parler de ma santé. J'expliquai à ce bon docteur ce qu'avait
été dans sa jeunesse l'auteur de Bel-Ami, jo lui dépeignis le
canotier intrépide que j'étais autrefois. Enfin je détaillai ce que
je ressentais maintenant. Alors, comme un père à son enfant, il
me dit les choses les plus douces qu'on puisse entendre, enve-
loppées de recommandations d'une telle fermeté, capables de
faire tressaillir le cœur le plus indifi"érent. Quand nos mains se
touchèrent pour nous séparer, je remarquai que de grosses
larmes coulaient sur les joues maigres de celui qui venait de
me remuer si profondément avec ses bonnes paroles. Sur le
moment, je fus pris d'une envie spontanée de tremper mes
lèvres à cette douce source de larmes qui m'apparurent comme
les plus nobles que mes yeux, mouillés eux aussi, eussent
jamais vues... »
Monsieur ajouta un moment après: « C'est la seule fois de
ma vie que j'ai eu le désir d'embrasser un homme. »
Le 17 octobre, à onze heures du soir, l'ami de mon maître,
l'éminent professeur, vient de lui envoyer le docteur D..., car
il est en proie à un malaise indicible. Après un temps de con-
versation cordiale, le médecin se retire et je continue mon
rôle de garde-malade jjusqu'à quatre heures du matin. Mon
maître s'endort d'un profond sommeil; alors je me retire pour
prendre un peu de repos.
Le 19 octobre, il est moins bien; je pourrais presque dire
qu'il a reperdu toute l'avance que lui avait procurée sa cure de
Divonne. Le docteur D...estvenu le voir, puis le professeur G...,
qui a provoqué une consultation pour après-demain.
En entrant dans la chambre à coucher, je vois sur le chef-
d'œuvre de Rodin qui orne la cheminée, sur cette chimère au
visage méchant, aux yeux de fauve, qui emporte un malheu-
202
REVUE DES DEUX MONDES.
reux dans une allure folle, la feuille d'analyse des urines de
mon maître, où les docteurs vont lire et résumer son état de
santé...
Il est trois heures de l'après-midi; les médecins sont là. Du
salon où je les ai introduits, ils passent dans la bibliothèque
avec mon maître. Quelques minutes après, ils reviennent au
salon; le tout n'a pas duré une demi-heure. Je scrute avec
anxiété la physionomie de M. de Maupassant; le diagnostic ne
semble pas l'avoir effrayé, mais il paraît ennuyé, il a son teint
des mauvais jours. Je me permets de lui demander ce qui s'est
passé, mais il est préoccupé et me répond à peine. Il marche
sans répit d'un bout à l'autre de l'appartement, je le laisse se
ressaisir...
Une demi-heure après, je lui apporte un lait de poule au
thé, qu'il prend avec plaisir; il me dit d'enlever une série de
flacons à parfums qu'il a retirés de son cabinet de toilette.
« Toutes ces odeurs, me dit-il, m'ont fait beaucoup de mal. »
Pendant son dîner, il m'avoue que de la réunion de ces mes-
sieurs il n'augure rien de bon pour sa santé dans l'avenir, que
Paris du reste lui est néfaste et que nous allons partir pour
Cannes. Il me fait ensuite un exposé de ses forces physiques,
me laissant bien entendre qu'il compte sur elles pour se
remonter, et il ajoute qu'il aurait besoin d'un long repos...
Voici que mon pauvre maître se livre à moi entièrement. Il
me fait une courte confession... Sur le moment, il m'inspire
tant de pitié, j'éprouve une si grande peine, que le courage
me manque pour lui faire la moindre remontrance. Je dois
cependant avouer que pendant le mois qui venait de s'écouler,
j'étais souvent sorti de mon rôle de domestique en me permet-
tant de donner des conseils, aussi souvent que l'occasion se
présentait et selon les circonstances. Il arrivait bien quelquefois
que mes allusions allaient un peu loin ; mon maître, qui en avait
très bien compris le sens, ne répondait pas.
. Ce soir-là, sans doute, son cœur était trop plein, il avait
laissé échapper des paroles, qui étaient un aveu, dans une
réponse qui semblait donner raison aux recommandations nom-
breuses que je lui faisais discrètement depuis si longtemps. La
simple sagesse me suggéra de lui rapneler que la meilleure
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT.
203
science pour vivre est de savoir écarter de sa route tout ce qui
peut faire trébucher et de veiller sur sa santé, le premier de tous
les biens.
Le 21, mon maître écrit à sa mère; le 22, il règle ses
comptes chez ses éditeurs.
Je suis occupé aux emballages. M. de Maupassant me donne
différens objets qui voyageront en petite vitesse, un ou deux
dictionnaires en double (il en a déjà à Cannes), quelques œuvres
rares d'auteurs anciens, qu'il veut relire avant de les rendre à sa
mère à qui ils appartiennent...
Un sac spécial que nous prendrons avec nous contient des
manuscrits et quelques lettres... Le 28, tout est prêt; le 29,
vers sept heures, nous descendons, la voiture nous attend à la
porte. La concierge, bonne et simple femme, s'attendrit sur
notre départ et verse des larmes sincères.
Mon maître lui a donné ses étrennes ce matin, en lui disant
qu'il serait absent au Jour de l'An...
Chalet de risère, ^ novembre. — De la fenêtre de sa chambre,
mon maître voit la pleine mer, la pointe de l'Estérel qui avance
dans la nappe bleue et aussi le phare. Il est ravi de cet horizon
et de son logis, qui répond bien à ce qu'il désirait pour se
reposer. Il est seul dans sa petite maison, pas de piano ni en
dessous, ni au-dessus, pas de proches voisins, une vue étendue et
son petit jardin au centre duquel il fait planter une corbeille
d'œillels. Du premier étage, ce bout de jardin paraît quelque
chose; il se trouve agrandi par la continuation de celui de
M""* Littré, la veuve du savant.
Nous jouissons d'une arrière-saison superbe ; aussi Monsieur
en profite pour faire des promenades en mer ; son bateau semble
lui tenir au cœur plus que jamais... Malgré la douceur du
climat, mon maître me dit que la nuit, la température de sa
chambre change très vite et tombe bas au matin. Cela tient à ce
qu'au-dessus de cette chambre il n'y a qu'un grenier. Ce même
jour, je me rends à une scierie mécanique en suivant la berge
d'une rivière qui vient du Cannet. Dès le lendemain je fais
répandre sur le plafond une couche de sciure de cinquante cen-
204
REVUE DES DEUX MONDES.
timètres. Cette précaution suffit pour maintenir dans sa chambre,
grâce à un peu de feu, une température régulière.
Des amis de Paris sont ici pour quelques jours seulement; ils
ont l'intention d'acheter ou de louer une villa pour l'hiver. Mon
maître les promène en voiture et en bateau ; il fait son possible
pour leur être utile, car ils sont âgés. Quanta lui, il a repris son
Angélus, auquel il travaille avec une lenteur obstinée.
Nous voici fin novembre. Monsieur se plaint, il dit qu'il
ressent des douleurs partout. Comme c'est étrange ! Il a main-
tenant une bonne mine, bien reposée, il a même acquis de
l'embonpoint. Souvent il prend des bains à la maison et tous
les jours sa douche à l'établissement. Son appétit est satisfaisant
et régulier. Il m'a bien dit deux ou trois fois que j'avais salé un
peu trop fort; mais il ne boudait pas le plat pour cela. Il voit
maintenant le docteur Gimbert, son médecin habituel de Cannes.
Son ami le docteur Georges Daremberg étant installé déjà ici
pour la saison, c'est à lui qu'il va conter ses misères. Dans
l'ensemble, la situation me paraît bonne, à part les nuits. Jamais
mon pauvre maître ne peut goûter un sommeil régulier avant
trois heures du matin. S'il lui arrive de s'endormir avant, je
suis toujours sûr qu'à deux heures, il m'appellera.
6 décembre. — Cet après-midi il va en mer avec le docteur
Daremberg, qui est venu aujourd'hui déjeuner chez lui. Ils ont
ri en se rappelant des épisodes de leur jeunesse. Je remarquai
que le docteur se faisait un plaisir de rappeler subitement à
M. de Maupassant certains détails, pour voir s'il y répondrait
tout de suite et directement. Mais il en fut pour ses frais, car il
ne put prendre une seule fois mon maître au dépourvu.
16 décembre. — Vers le soir, il se promène dans son bout de
jardin et revient toujours tourner autour de sa corbeille
d'oeillets. Parfois il se baisse pour les admirer de plus près; il
y en a déjà de fleuris et des milliers de boutons sont près
d'éclore... Je suis dans un coin avec Bernard, en train de net-
toyer le tricycle. Mon maître me dit que je peux en disposer,
car c'est un instrument trop dangereux dans ces pays de mon-
tagnes...
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 205
Le joiir de Noël, je vais à bord avec mon maître, pour faire
une sorlie, mais le vent est tombé ; puis c'est fête pour les
matelots. Quand je reviens à la maison, il est déjà rentré, et il
me demande s'il n'est pas trop tard pour que je lui prépare un
bain. Je me hâte, le bain est bientôt prêt. Il dîne très bien
après ce bain.
Le soir, Bernard accompagne Raymond qui venait coucher
au chalet. Mon maître les entend et vient leur dire bonsoir à la
cuisine. On en arrive à parler fête et religion. M. de Maupassant
nous dit alors que la première nouvelle qu'il écrirait serait
le Moine de Fécamp et, en quelques mots, il nous expose son
sujet. Il avait vu dans un grenier de Fécamp un moine qui
vivait retiré depuis des années, u Par la femme qui lui portait
sa nourriture, j'ai su, dit-il, bien des choses curieuses. Ce
moine, je l'ai vu à deux reprises; je suis sûr qu'il est loin de
se douter comme je vais l'assaisonner. Je veux le présenter sous
des formes inattendues, et l'Ermite de l'Estérel ne comptera
plus après ce type fameux. »
Et nous tous de rire avec lui de ces êtres étranges qui se
toquent de solitude et quittent les sentiers battus pour se jeter
au désert comme les saints de la Thébaïde. « Vous vous rap-
pelez, me dit à ce sujet M. de Maupassant, les cérémonies
nocturnes de nos voisins à Divonne ; en voilà encore qui m'ont
servi des documens qui ne seront pas perdus. »
Le 26, dans le courant de l'après-midi, mon maître me dit
qu'il va faire une promenade sur la route de Grasse. Dix mi-
nutes plus tard, il était de retour; j'étais occupé à ma toilette.
11 m'appelait très fort, voulait me voir à toute force et tout de
suite, pour me dire ce qu'il avait vu sur la route du cimetière.
Une ombre, un fantôme! En tout cas, il avait été victime d'une
hallucination quelconque. Je compris qu'il avait eu peur, mais
il ne voulut pas l'avouer, '
Le 27, en déjeunant, il tousse un peu; il me dit très sérieu
sèment que sûrement une partie du filet de sole qu'il vient de
manger est passée dans ses poumons et qu'il peut en mourir.
Ma courte science ne me permet pas de prendre au sérieux cette
affirmation. Je me borne à lui conseiller de boire du thé très
chaud. Le résultat fut bon; une heure après, il descendait le
206 REVUE DES DEUX MONDES.
chemin qui conduit au port et faisait une jolie promenade sur
son Bel-Ami. J'étais assurément bien loin de penser que ce
serait sa dernière ! Il rentra vers cinq heures assez content, mais
las. Une bonne friction le remit; il se reposa en attendant le
dîner et prit son repas comme d'habitude.
Le soir, Raymond me dit que Monsieur avait eu de la peine
à monter dans le canot et à débarquer; que visiblement ses
jambes ne lui obéissaient plus. Par moment, il les levait trop
haut ou les posait trop vite. 11 s'était plaint à moi déjà de cette
difficulté à se mouvoir.
5P décembre, cinq heures du soir. — Mon maître se met
dans son bain. Au même moment arrive son ami le docteur
Daremberg. Je l'avertis que M. de Maupassant vient d'entrer
dans sa baignoire ; il me répond sur un ton très gai : « Gela
me laisse froid, j'ai autant de plaisir à voir Maupassant dans
l'eau que dans son salon. » En entrant dans la salle de bain, il
lui crie : « Ne sors pas tes mains de l'eau, mon vieux; le
cœur y est, pas de protocole entre nous ! Comment vas-tu? »
Deux rires sonores se croisent dans le vide de cette salle sans
meubles.
Quand ce joyeux compagnon partit, je l'accompagnai jusqu'à
la porte du jardin et voici à peu de chose près le langage qu'il
me tint : « Votre maître est d'une complexion très forte, mais il
est atteint d'une maladie qui ne ménage pas le cerveau. Eh bien !
il vient de me faire le récit de son voyage en Tunisie avec une
facilité incroyable, citant les dates, les noms des personnes vues
sans chercher, sans une hésitation. Tout cela lui vient sponta-
nément, sans peine ; il ma parlé comme quelqu'un qui n"a rien
à craindre d'ici longtemps. Donc, patience et courage, mon bon
François. »
Le 30 décembre, nous avons au-dessus des montagnes de
l'Estérel et sur toute la partie Ouest du ciel une aurore boréale
des plus imposantes. Mon maître m'emmène par le chemin qui
contourne le jardin de M"'* Littré. De là, on voit le phénomène
dans toute son étendue, rien ne gène le regard. M. de Maupas-
sant semble heureux de vivre. « Jamais, dit-il, je n'ai vu pa-
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 207
reille féerie dans le ciel, cela ne ressemble en rien aux aurores
boréales d'an rose orangé que j'ai contemplées ailleurs. Voyez
donc, c'est rouge sang! » Et c'était vrai, le ciel était si rouge
qu'on avait peine à le fixer pendant quelques minutes. Monsieur
essaya de me faire comprendre comment se produisent ces mé-
téores lumineux composés d'une forte partie d'électricité et de
tluide magnétique qui se trouve aux environs des pôles.
Le dernier jour de décembre, il me dit avoir mieux dormi
que d'habitude. Quand il eut pris ses œufs et son thé, il me pré-
vint qu'il avait un ami, M. Muterse, à déjeuner, et qu'il ferait
sa toilette de bonne heure, pour aller prendre sa douche et être
revenu avant Tarrivée de son invité. A midi et demi, on
se met à table, mais Monsieur a mal à la tête et demande bientôt
la permission de se retirer dans sa chambre, la conversation
lui étant pénible.
Vers trois heures, mon maître se trouve mieux; nous allons
ensemble du côté de la villa Bellevue. Nous passons chez Rose,
la femme qui vient en journée à la maison, puis à la villa Conti-
nentale. Nous faisons une enquête sur un sujet qui touche à
notre repos, nous recherchons quelle raison éloigne ou attire
les moustiques. Ainsi, à la villa Continentale, nous étions lit-
téralement dévorés par ces cousins peu aimables, et, ici, dans
ce petit chalet que nous habitons, et qui fait partie du même
quartier, pas un moustique.
Pourtant, nous avons un fossé avec des cailloux dans le fond
comme à la villa, nous avons même, en plus, un lavoir et une
citerne non couverte dans le jardin, et jamais nous n'avons vu
un de ces insectes redoutables.
/" janvier 189^. — Dès sept heures, mon maître est levé, je
lui monte son eau chaude pour sa toilette, car nous devons
prendre le train de neuf heures pour aller chez Madame, mère
de M. de Maupassant, mais il éprouve de la difficulté pour se
raser. Il me dit qu'il a un brouillard devant les yeux, et que
pour le moment il ne se sent pas en état pour se rendre chez sa
mère. Je lui viens en aide du mieux que je peux. Il prend deux
œufs et son thé; cela le remet, il se sent mieux. J'ouvre alors
208 REVUE DES DEUX MONDES.
la fenêtre toute grande, l'air et le soleil pénètrent à flots dans
la chambre.
Le courrier arrive; il lit quelques lettres, de bous souhaits,
toujours les mêmes, me dit-il. Puis les matelots arrivent et
Monsieur descend pour les recevoir. J'entends ces hommes pro-
noncer les formules banales qu'on répète chaque année. Mais
ici au moins, s'il y a redite, les souhaits de ces braves gens
avaient un accent d'inimitable sincérité, on sentait qu'ils
s'adressaient à l'homme, au bon maître, qu'ils aimaient, sans
arrière-pensée d'intérêt. Je vins à mon tour serrer la main à
mes compagnons de terre et de mer.
Il est dix heures, Monsieur me demande si je suis prêt à
partir, « car, ajoute-t-il, si nous n'y allons pas, ma mère va
croire que je suis malade. » Nous prenons le train. Pendant le
parcours, M. de Mau passant regarde la mer par la fenêtre; elle
est belle et bleue sous un ciel très pur, avec un bon vent d'Est.
11 me fait remarquer que ce temps ensoleillé serait admirable
pour tirer une bordée. Puis, tout au spectacle, il me demande
de parcourir les journaux et de lui dire si je vois quelque chose
qui puisse l'intéresser.
Une fois chez Madame, je fais et je sers le déjeuner; mon
maître a paru manger de bon appétit. Il y avait à table sa mère,
sa belle-sœur, sa nièce et sa tante, M™* d'Harnois, qu'il aimait
beaucoup. Il lui est arrivé plus d'une fois, quand son cœur était
trop plein, d'aller le vider près d'elle; elle avait des dons na-
turels et particuliers pour compatir à ses peines et le soulager.
A quatre heures, la voiture vient nous prendre ; en allant à
la gare, nous achetons une grande caisse de raisin blanc pour
continuer la cure habituelle. Au chalet, M. de Maupassaut
change de vôtemens, met une chemise de soie pour être plus à
l'aise, puis il dîne, comme à l'ordinaire, d'une aile de poulet,
de chicorée à la crème et d'un soufflé crème de riz vanillé, le
tout arrosé d'un verre et demi d'eau minérale. Jusqu'à près de
dix heures, il marche d'un bout à lautre du salon et de la salle
à manger; de temps à autre, il pousse jusqu'à la cuisine, dont
la porte de communication est restée ouverte. Il nous jette à
peine une parole, à Raymond et à moi.
Quand je lui montai une tasse de camomille dans sa chambre.
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 209
il me suivit aussitôt et se plaignit de douleurs dans le dos.
« Cela le tenait jusque dans la région lombaire, » disait-il ; je
lui posai une série de ventouses et, au bout d'une heure, la
soufï'rance se calma. A onze heures et demie, il se mit au lit.
Assis sur ma chaise basse, dans la chambre voisine, j'attendais
qu'il s'endormît. Après avoir pris sa tasse de tisane, il mangea
du raisin et ferma les yeux; il était minuit et demi.
Je me retirai dans ma chambre en laissant ma porte ouverte.
Un moment après, la sonnette de la porte du jardin tinta :
c'était un porteur de dépêches. Je rentrai et donnai un coup
d'oeil dans la chambre de mon maître pour voir s'il dormait, et
s'il était possible de lui remettre ce pli, qui venait d'un pays
d'Orient, m'avait dit le facteur. Mais Monsieur reposait profon-
dément, la bouche légèrement entr'ouverte ; je retournai me
coucher.
Il était environ deux heures moins un quart quand j'entendis
du bruit ; je cours dans la petite chambre qui touche l'escalier,
je trouve M. de Maupassant debout, la gorge ouverte. Tout de
suite il me dit : « Voyez, François, ce que j'ai fait. Je me suis
coupé la gorge, c'est un cas absolu de folie [sic)... »
J'appelle aussitôt Raymond. Nous plaçons mon maître sur
le litde la chambre voisine, je fais un pansement sommaire de
la plaie. Le docteur Valcourt mandé d'urgence veut bien venir
à notre aide en cette triste circonstance. Il était déjà un peu
âgé; même avec plusieurs lampes, il ne voyait pas assez clair
pour faire les sutures nécessaires. Alors le courageux Raymond
entreprend de les faire lui-même, au point de voile, comme il
disait, et, ma foi, il s'en tire à son honneur.
Mon pauvre maître était absolument calme, il ne prononça
pas une parole en présence du docteur. Quand le médecin fut
parti, il nous dit tous ses regrets d'avoir fait une « pareille
chose » et de nous causer tant d'ennui. Il nous donna la main,
à Raymond et à moi ; il voulait nous demander pardon de ce
qu'il avait fait, il mesurait toute l'étendue de son malheur ; ses
yeux grands ouverts se fixaient sur nous comme pour nous
demander quelques paroles de consolation, d'espoir, si c'était
possible.
D'où nous vient, en de pareils momens (momens si pénibles
qu'il semble que nous ne pourrions les revivre à nouveau sans
que notre raison y sombre), la force inconnue qui nous commande
TOME II. — 1911. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
de lutter contre l'évidence même? Je continuai de mon mieux
à consoler le blessé avec tout ce que je pouvais trouver de pa-
roles apaisantes. Vingt fois je les répétais et elles faisaient quand
même du bien à mon pauvre maître qui se raccrochait éper-
dument à un espoir insensé. Enfin sa tète s'inclina, ses paupières
se fermèrent, il s'endormit...
Raymond, appuyé sur le pied du lit, était anéanti, à bout
de force : il avait donné tout ce dont il était capable ; il était
d'une pâleur effrayante. Je lui conseillai de prendre un peu de
rhum, ce qu'il fit, et alors de sa poitrine de colosse sortent des
sanglots à croire qu'elle allait éclater; ses yeux restaient secs.
Tous deux, nous avons veillé notre bon maître ; je ne bougeais
pas, car il avait une main posée sur un de mes bras; je crai-
gnais tant de le réveiller que nous ne parlions même plus, La
lumière des lampes avait été baissée et, dans l'obscurité, nous
pensions à l'irréparable malheur.
Que de choses me sont passées par la tête dans cette fin de
nuit ! Parfois, je souhaitais que tout s'arrêtât et que ma vie fût
suspendue, tant elle était pénible à supporter. Puis, je voulais
reprendre espoir, je me disais que puisque mon maître raison-
nait, quil reconnaissait l'absurdité de ce qu'il avait fait, c'est
que son esprit n'était pas mort; donc, je pouvais encore espérer,
A force de raisonnement, j'arrivais à me persuader que je sau-
rais bien le guérir et que cet accident disparaîtrait avec le
temps. Je me représentai qu'il était impossible qu'il nous quittât
ainsi, quand, la veille encore, il nous parlait en termes si lucides
de ses travaux, de son Moine de Fécamp et de son Angélus. En
tout cas, je me promettais de faire tout ce qui dépendrait de
moi pour combattre le mal, qui n'était pas, me disais-je, invin-
cible, en considérant surtout la robuste constitution de M. de
Maupassant.
Quand il se réveilla, à huit heures, j'étais convaincu que
cela irait mieux,,. Bernard arriva : il fut saisi à la vue de notre
malade; c'est que maintenant il avait pâli d'une manière
effrayante. Je tàtai sa main pour voir s'il avait de la fièvre ;
iTiais non, elle était fraîche. Je lui demandai s'il voulait prendre
du thé, puisqu'il était l'heure. Il me répondit à peine ; je lui
présentai un lait de poule qu'il accepta.., A midi, il était tou-
jours dans un état de prostration complète, indifférent à tout;
son calme me faisait peur...
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 211
Toute cette journée et aussi celle qui suivit, mon maître
resta accablé.
A huit heures du soir, il se souleva pour me dire subitement,
avec une animation fiévreuse : « François, vous êtes prêt? Nous
partons, la guerre est déclarée. » Je lui répondis que nous ne
devrions partir que le lendemain matin. « Comment! s'écria-t-il,
stupéfait de ma résistance, c'est vous qui voulez retarder notre
départ, quand il est de la plus grande urgence d'agir au plus
vite? Enfin, il a toujours été convenu entre nous que, pour la
revanche, nous marcherions ensemble. Vous savez bien qu'il
nous la faut, à tout prix, et nous l'aurons. »
En effet, il m'avait fait jurer de le suivre en cas de guerre
avec l'Allemagne ; nous devions aller ensemble défendre la fron-
tière de l'Est. Pendant nos déplacemens, il me confiait son
livret militaire, de crainte qu'il ne s'égarât dans la grande quan-
tité de papiers qu'il possédait.
La soirée s'avançait, mon pauvre maître persistait dans ses
idées et s'irritait de ma lenteur. La situation devenait critique,
car il ne pouvait comprendre que ce fût moi qui mît obstacle
à notre départ... Heureusement, Rose, la femme de journée, se
montra. Elle avait sur lui une autorité, une influence vraiment
surprenantes ; c'était une grande femme aux traits accusés comme
ceux d'une Napolitaine, aux cheveux bouclés poivre et sel. Tout
ce qu'elle disait l'impressionnait, il était docile à ses conseils
et ne les discutait pas.
Le jour suivant, l'infirmier envoyé par la maison de santé
du docteur Blanche arriva, et je pus aller jusqu'à Cannes. Je
passai chez notre boucher pour lui annoncer mon prochain
départ, et la triste nouvelle... Il était en train de dépecer un
mouton, il prit la note que je devais régler, la posa sur l'étal
et resta absolument interdit pendant quelques minutes. Sa femme
essaya de le rappeler à la réalité en lui demandant ce qu'il
avait. Il répondit : « Rien, rien, mais je ne puis croire ce que
l'on vient de m'apprendre. Comment! ce monsieur que je voyais
passer plusieurs fois par jour par ici et aller au port, serait
devenu?... Pourtant, sa démarche gaillarde était d'un homme
plein de vie et de santé, il faisait plaisir à voir. J'avais lu
quelques-uns de ses contes, et je l'aimais beaucoup ; c'était un
grand écrivain. Ah! quel malheur!... » Le cœur de ce brave
homme éclata, il porta à ses yeux un mouchoir et ne put
212 REVUE DES DEUX MONDES.
retenir ses larmes. Sa femme me dit alors : « Il y a quinze ans
que nous sommes mariés, c'est la première fois que je le vois
pleurer! »
Je crois que nous sommes le G janvier. Rose et le gardien
sont près de mon maître qui est calme. Pour moi, j'en arrive à
être inconscient, je me meus comme une machine, mais, aussi-
tôt que mes regards tombent sur le malade, je reviens à la
réalité. Je crains toujours qu'il ne revienne sur notre différend
à propos du départ pour la guerre... Étrange hallucination !
Nous sommes maintenant dans un wagon-lit, attelé au rapide
de Paris; nous allons à la maison du docteur Blanche, à Passy,
où mon maître va être interné, guérir peut-être. Il est là, cou-
ché sur le lit du milieu, il ne manifeste aucune agitation, il est
doux comme un enfant... Le train file à toute vapeur, nous tra-
versons les montagnes de l'Estérel. Je suis debout, j'appuie ma
main sur la portière ; elle s'ouvre toute grande. Encore un peu,
j'étais lancé dans le vide. Comment je me suis maintenu? je
ne saurais le dire. Quand j'eus refermé la portière et repris pos-
session de moi-même, le gardien me dit : « Vous l'avez échappé
belle ! Il était écrit que vous ne deviez pas mourir, sans doute
parce que votre maître a besoin de vous pour se remettre. »
Cette parole me frappa, je sentis mon courage me revenir...
Passy, 7 janvier. — Toute cette première journée, mon
maître se repose ; il me paraît bien fatigué, il a cependant dormi
pendant la plus grande partie du voyage...
Trois jours après notre arrivée dans cette maison de santé,
M. le docteur Blanche se présenta à onze heures du matin. M. de
Maupassant commençait à déjeuner. Après lui avoir dit bonjour
et serré la main, le célèbre aliéniste s'assit et assista au repas.
11 parla de ditïérentes choses, lui posa des questions à l'impro-
viste. Mon maître répondit à tout avec à-propos. Il faut dire
qu'il connaissait déjà M. Blanche et qu'il l'estimait beaucoup.
En sortant, le docteur me dit: « Votre maître fait tout ce que
vous lui demandez, c'est une bonne chose. Il a répondu juste à
mes questions, tout espoir n'est pas perdu!... Attendons... »
Ces paroles d'espoir me mirent du baume au cœur et je bénis
ce brave homme, aux cheveux blancs, à la figure digne, qui
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 213
inspirait à première vue confiance. Mon maître pouvait guérir!
L'illustre spécialiste l'avait dit et je crus en lui.
Jusque vers le 20 avril, je soignai donc M. de Maupassant,
secondé par les infirmiers, avec la ferme pensée d'arriver à un
bon résultat. Sa santé physique était bonne, son moral me
paraissait aussi très amélioré. A peine quelques hallucinations
venaient-elles traverser son repos d'esprit. Parfois il se plaisait
à nous raconter des plaisanteries très drôles, avec cette verve
inimitable que je lui connaissais et il était heureux de nous voir
rire, son gardien et moi.
Un soir d'avril, j'étais occupé à écrire à M"* de Maupassant.
Tout à coup il me reprocha de m'être substitué à lui, au journal
le Figaro, et d'avoir médit de lui dans le ciel [sic). Il ajouta:
« Je vous prie de vous retirer, je ne veux plus vous voir. » Je
restai stupéfait, mon cœur se contracta, mais, sur les conseils
de Baron, le gardien, qui savait mieux que moi qu'il ne fallait
pas contrarier ce genre de malades, je me retirai.
Le lendemain, mon pauvre maître me reçut aussi bien que
d'habitude et me demanda si nous irions bientôt chez lui, rue
Boccador.
Dans la journée, je signalai au docteur Blanche la scène
inquiétante qui avait eu lieu en lui répétant textuellement ce
qu'il m'avait dit. A ce récit, les traits de l'aliéniste se contrac-
tèrent, devinrent durs ; les sourcils froncés, il prononça: « Tant
pis! c'est ce que je craignais. » Il descendit très vite l'escalier,
et il me sembla qu'il serrait bien plus fort que d'habitude la
rampe en bois sur laquelle il s'appuyait toujours. Je restai per-
plexe. Quand je pus rassembler mes impressions, je conclus
que le savant désespérait décidément de la santé morale de son
illustre client. Alors je pensai : S'il va moins bien, s'il n'y a
plus espoir de guérison, pourquoi le laisser ici? Nous serions
bien mieux à la campagne, un homme et moi suffirions à gar-
der le malade, puisqu'il est halluciné, et qu'il n'a jamais la
moindre velléité de révolte. L'autre jour, il m'a bien dit de me
retirer, mais le lendemain il n'y pensait plus.
16 juin 1892. — M"^ de Maupassant est absolument de mon
avis ; elle désirerait une autre organisation d'existence pour son
fils...
214
REVUE DES DEUX MONDES.
io juUlel. — Tout a été fait dans ce sens de la part de la
mère de Monsieur et de celle de sa tante, M""* d'Harnois, qui a
toujours été pleine de sollicitude pour lui. Mais, à notre grand
regret, l'on s'est heurté à l'impossible; le malheureux doit rester
enfermé, réduit à I "état de mort vivant !
Le jour où j'appris cette décision, mon maître me reçut par
ces paroles : « François, quand irons-nous enfin rue Boccador,
où j'ai tout ce qu'il me faut pour ma toilette? Puis enfin, mes
manuscrits sont là, ainsi que mes livres. La nourriture que vous
savez si bien me préparer me remonterait, tandis qu'ici je ne
guérirai jamais ! » J'étais obligé d'entendre cela, sans trouver
un mot à répondre. Était-ce assez déchirant? Gomme d'habitude,
je lui promis que notre retour rue Boccador ne tarderait pas. Je
dois dire que les médecins me traitèrent toujours avec la même
amabilité. Un jour, l'un d'eux me questionna sur le temps que
j'avais passé au service de M. de Maupassant. Après un moment
de conversation, il me dit : « Oui, je vous comprends, mon
pauvre garçon, mais que voulez- vous?... »
Sepkniôre. — Mon maître ne parle plus maintenant de
retourner chez lui... Un jour, il me demande son ivoire ancien
qu'il avait donné en grand mystère et il sourit; malgré cela, il
m'affirme ne pas savoir ce que le triptyque est devenu. Puis il
se tourne vers Baron pour le prendre à témoin que ce qu'il
avançait était vrai. Ce gardien, aimable, souple et parfait dans
son métier, avait conquis les bonnes grâces du malade ; il répond :
« Mais certainement, François, M. de Maupassant a bonne mé-
moire, il se rappelle exactement ce détail et bien d'autres choses,
comme vous avez pu le constater. »
Octobre. — Nous allons dans le jardin toutes les fois que le
temps le permet. Les jours deviennent courts et sombres; il y a
déjà des brouillards sur les bords de la Seine. Aujourd'hui, il
fait mauvais, M. de Maupassant passe son temps au salon et
joue au billard.
Rentré à la maison, seul, le soir, je prends à l'improviste
un volume dans l'œuvre du maître. 11 m'arrive de m'arréter dans
la lecture, il me semble le senlir près de moi... Ses ouvrages
LA MORT DE GUY DE MAUPASSANT. 215
sont tellement lui-même, que je crois l'entendre, je me figure
qu'il est là et qu'il va prononcer mon nom, je vois ses gestes
souligner ses récits, je le retrouve tout entier, avec le rire si
franc qu'il avait quand il me parlait de ses lecteurs.
Hélas ! oui, je revis les jours anciens ; distinctement j'entendis
mon maître me donner un ordre connu : « François, cet après-
midi, vous porterez ma chronique au Gil Blas. J'espère qu'ils
seront contens, puisqu'ils en veulent de bonnes ! »
Son rire sonnait alors, éclatant et plein, pareil à celui d'un
enfant satisfait d'avoir achevé sa tâche.
Le lundi de Pâques 3 avril 1893, je suis dans le jardin avec
mon maître et son infirmier. Il a beaucoup maigri pendant ce
long hiver, et sa marche est moins sûre. Nous nous asseyons
sur un banc, sous un marronnier, dont les jeunes feuilles laissent
filtrer des ravons de soleil.
Malgré tout, le malade éprouve encore de la satisfaction à
voir la renaissance de la nature; il admire cette jolie pelouse
au vert tendre qui s'étend devant nous et repose nos yeux. Je
lui fais remarquer la beauté d'un petit arbuste qui a déjà sa
couronne de feuilles panachées, presque blanches. Il me répond :
« Oui, ce petit arbre fait bien, mais ce n'est pas comparable ù
mes peupliers blancs d'Etretat, surtout sous un coup de vent
d'Ouest. »
Dans ce jardin, clos de murs sévères, je pense aux nom-
breuses promenades que nous avons faites ensemble sur les
montagnes, au grand air libre et pur, je nous revois sur le
haut du mont Revard, quand mon maître, du bout de sa canne,
me montrait les montagnes de Suisse, m'indiquait où se trou-
vaient Chamonix, Zermatt et le Mont-Rose.
Je me souviens aussi que c'est là qu'il me dit, avec un
accent embarrassé qui trahissait un regret inavoué, que ce
voyage de Suisse avait contribué à rompre un mariage projeté.
Tout de même, s'il s'était marié, il aurait eu une tout autre
destinée!... Un jour je faisais part de cette impression à M. le
docteur Rlanche. Il 'me répondit : « Guy de Maupassant était
trop artiste pour se marier! » Sur le moment, je pensai: Le
docteur a peut-être raison. Mais après avoir réfléchi, quand je
me rappelai combien mon maître était bon, sensible aux sugges-
216 REVUE DES DEUX MONDES.
lions du cœur, je conclus que la femme qui l'aurait pris par la
délicalesse, par la noblesse des sentimens, aurait fait de lui ce
qu'elle aurait voulu...
A quoi bon ce retour en arrière? On n'échappe pas à sa
destinée. Celle de M. de Maupassant fut fixée par une simple
rencontre où se décida son avenir au moment où il allait suivre
la voie commune.
En rentrant de notre promenade, nous passons devant les
volières, qui renferment toutes sortes d'oiseaux. Ici, c'est Baron
qui s'entretient avec mon maître de tous ces animaux qui l'in-
téressent. Il s'entend très bien à ces choses de basse-cour ; M. de
Maupassant le reconnaît et écoute avec plaisir ses explications.
Le soir, quand je quittai mon maître, il me donna la main,
et il me sembla encore plus triste. Comme il m'était arrivé tant
de fois déjà, je m'éloignai de cette demeure le cœur serré ; jamais
l'horreur du tombeau vivant où le grand romancier était em-
muré ne m'apparut plus sinistre...
... C'est la fm.
Le 3 juillet 1893, M. de Maupassant s'éteignait dans ce
sombre asile, loin de moi, hélas !...
REVUE DRAMATIQUE
Comédie-Française : Après moi, pièce en trois actes par M. Henry Bern-
stein. — Gymnase : Papa, comédie en trois actes par MM. R. de Fiers
et G. A. de Caillavet.
Si nous pouvions douter que le théâtre \iolent fût le contraire du
théâtre vigoureux, et le théâtre brutal le contraire du théâtre vrai, la
démonstration vient de nous en être fournie de façon magistrale par
M. Henry Bernstein. Non que sa nouvelle pièce soit sensiblement in-
férieure aux précédentes. Tout juste pourrait-on dire que les ficelles
y sont un peu plus grosses et manœuvrées avec moins de sûreté. Mais
le cadre est différent. La Comédie-Française n'appartient pas à un
genre exclusivement ; drame ou comédie y peuvent être également à
leur place, à condition toutefois de contenir un minimum de littéra-
ture. C'est ce minimum de littérature que je regrette de ne pas
trouver dans les pièces de l'école du coup de poing. Ce que j'entends
par littérature, ce ne sont pas d'aUleurs de vains agrémens de style ou
le luxe facile des mots d'auteur. Non, mais c'est un peu d'observation,
quelque étude des âmes, un certain souci du réel. Les pièces de
M. Bernstein en sont fâcheusement dépourvues, et celle-ci comme
les autres. C'est, au jugement de la critique littéraire, la tare essen-
tielle de ce théâtre. Tout le monde en a signalé la grossièreté, et je
serai bien obligé de l'indiquer à mon tour. Tout le monde a noté
l'odieux des personnages, et il me sera bien impossible d'avoir l'air
de ne pas m'en être aperçu. Mais ces traits ne sont pas particuliers
au théâtre de M, Bernstein, et on pourrait presque dire qu'à des degrés
divers. Us sont caractéristiques du théâtre d'aujourd'hui. La marque
des productions de M. Bernstein, c'est que tout y soit sacrifié à la situa-
tion. Il faut que cette situation soit non seulement frappante, saisis-
âl8 REVUE DES DEUX MONDES.
santé, angoissante, mais rare, exceptionnelle, inouïe. Il l'aut et il
suffit... Pour établir cette situation, il n'y a ni invraisemblances qui
coûtent à l'auteur, ni impossibilités dont il ne fasse bon marché. Il ne
tient nul compte ni de la nature, ni de la logique, ni de l'expérience.
Ce sont les figures grimaçantes créées par le cauchemar et qu'un cri,
le son d'une voix humaine ferait évanouir. On n'imagine rien de
plus conventionnel, de plus factice, de plus parfaitement en dehors
de l'humanité et de la vie. Par là même ce théâtre manque son effet.
Nous n'arrivons à prendre ni au tragique, ni même au sérieux cette
gesticulation et ces rodomontades. De loin, nous admirons les lutteurs
forains et l'énormité des poids qu'ils enlèvent dans l'effort puissant
de leurs « doubles muscles; » de près, nous apercevons le truquage,
nous devinons que ces poids sonnent le creux et qu'ils sont ^ides;
nous laissons ce spectacle aux badauds et nous passons.
Les trois actes de Ajjrès moi s'encadrent dans la somptueuse villa
qu'un opulent financier, M. Bourgade, s'est fait bâtir à quelques kilo-
mètres de Dieppe. C'est l'époque des villégiatures. Il y a dans la mai-
son des tas d'invités, dix-neuf exactement, parmi lesquels plusieurs
invitées, ce qui permet de varier le plaisir du bridge par d'autres dis-
tractions. On se fait d'une chambre à l'autre de petites visites, qui ne
tirent pas à conséquence. Société brilla,nte, mais un peu mêlée. Nous
surprenons entre une duchesse et un compositeur de musique un
bout de dialogue qui nous donne une haute idée de la moralité des
duchesses qui couchent sous le toit des financiers. La soirée tire à sa
fin : on échange, avant d'aller dormir, quelques propos ailés. Ce genre
de conversation mondaine, spirituelle, perverse et légère n'est pas
celui où excelle M. Bernstein. Mais il n'attache à ces premières scènes
que peu d'importance. Elles servent uniquement à occuper le tapis,
je veux dii'e à permettre aux spectateurs retardataires de gagner leur
place. Voici le drame qui va commencer.
Il débute par une grande conversation entre M. Bourgade, M""" Aloy
et James. A mesure que se poursuit l'entretien qui réunit ces trois
persoimages, nous voyons leur figure se dessiner devant nos yeux, ou
du moins, d'après les indications qui nous sont fournies, nous nous
en formons une certaine image. M. Bourgade est un grand honnête
homme. Il jouit d'une réputation solidement étabhe : il| est de ceux à
qui va l'estime universelle, dont le nom est synonyme d'honorabihté
Iiroverbialo. De sa probité en affaires, ne parlons même pas : cela est
superflu et tout éloge que nous en ferions paraîtrait injurieux. Il manie
d'énormes capitaux; il est un des rois du marché; jamais un soup-
•
REVUE DRAMATIQUE. 219
çon ne l'a effleuré. Dans la lutte quotidienne, il a pris l'habitude de
la décision prompte, du commandement sans réplique. Nous le devi-
nons à son geste, au son de sa voix, autoritaire, impérieux. Gett*
rudesse est celle du bourru bienfaisant. Bienfaiteur, il l'est de ces
Aloy avec lesquels nous l'entendons causer. M. Aloy était son ami; il
est mort laissant des affaires embarrassées; M. Bourgade les a prise?
en mains, rétablies, amplifiées; il est venu au secours de la veuve
et de l'orpheUn, de la façon la plus noble, la plus désintéressée.
M""^ Aloy, qui est maintenant une dame à cheveux gris, James, qui est
un grand gaillard d'une trentaine d'années, ont pour lui une recon-
naissance et un respect sans bornes. Cela permet à M. Bourgade
d'élever la voix, de parler, sinon en maître, du moins en chef de
famille. Et nous nous apercevons en effet qu'il y a de l'irritation,
je ne sais quoi de fébrile dans le ton dont il s'adresse à James.
Il somme celui-ci de se décider sur-le-champ à épouser Henriette
Fleurion. Henriette est une jeune fille charmante, cela va sans dire, et
en outre très riche, qui habite en ce moment dans la villa. 11 n'y
aurait qu'un étage à monter pour lui porter la bonne nouvelle qu'elle
souhaite et qu'elle attend. Bourgade voudrait que James montât cet
étage. Pourquoi ces hésitations et ces retards ? Il y a des mois et des
mois déjà que le jeune homme a été fiancé à Henriette. Brusquement
il est parti, prétextant la nécessité d'un voyage, prolongeant au delà
de toutes hmites la durée de ce voyage. Et maintenant qu'il est de
retour, H s'obstine à une attitude bizarre, incompréhensible. Qu'il
s'exécute enfin ou qu'il s'expUque! Avec autant de violence que
Bourgade ordonne, James refuse. C'est le diapason, adopté une fois
pour toutes, par les personnages de M. Bernstein. Ici personne ne
parle, et tout le monde crie. James ne veut pas se marier et il ne
veut pas s'expliquer. Il exige qu'on le laisse tranquille et finalement
quitte la partie. Sur le cas de James, nous n'avons aucun doute,
aucune incertitude. Pour que ce garçon refuse catégoriquement, avec
tant d'obstination et tant d'âpreté, la main d'une jeune fille si char-
mante et si riche, il y a une raison, et il ne peut y en avoir qu'une :
il aime ailleurs. Cela crève les yeux. Nous nous étonnons seule-
ment qu'une mère et un intime ami de la famille puissent s'y trom-
per. Comment se peut-il que ni l'une ni l'autre ne connaisse ou ne
soupçonne le secret de James? Ce secret, nous le pénétrerons, avant
qu'il soit longtemps ; nous sommes là-dessus bien tranquilles. Nous
attendrons sans fièvre. Mais pourquoi M. Bourgade tient-il si fort
à la conclusion immédiate d'un mariage avec Henriette? Cela reste
220 REVUE DES DEUX MONDES.
plus obscur. Il ne dit pas un mot qui puisse nous mettre sur la
voie. C'est une énigme. Peut-être la clef nous sera-t-elle livrée à
l'acte suivant, où il est convenu que M. Bourgade et M™* Aloy
auront, dans une pièce du premier étage, une importante conversa-
tion d'affaires.
Cependant, la scène étant restée vide, nous y voyons revenir
James. Il a feint d'aller rejoindre son yacht où il est domicilié ; en
réalité, il s'est caché dans le parc, et le voici de retour dans le hall de
la villa où U a un rendez- vous avec qui? avec la femme de M. Bour-
gade, Irène. Cette Irène n'a fait encore que passer; nous ne serons
pas fâchés d'apprendre un peu à la connaître. Elle est mariée depuis^
dix-sept ans ; elle est, depuis dix-sept ans, une épouse irréprochable.
Aime-t-elle son mari? elle a du moins pour lui un profond attachement
fait d'admiration, de respect et de gratitude pour cet homme si
exceptionnellement honnête et si parfaitement bon. Le tromper, .
commettre ce crime et cette \41enie, elle ne s'y résoudra jamais. Voilà
ce qu'elle est venue dire à James, et pourquoi elle a donné un rendez- '
vous, cette nuit, à ce jeune homme ardent dans cette salle sohtaire.
Car nous savons maintenant quel est le secret de James : il s'appelle
Irène. Cela date d'un soir où il a vu Irène au bal, très décolletée,
ainsi que le veut la mode. C'a été comme un paquet de cailloux qu'il
aurait reçu dans la poitrine. Ainsi s'exprime ce jeune homme en un
langage ligure qui est apparemment le langage bien moderne et
« dernier cri » de la passion. Les poètes de jadis, ceux de la tragédie
comme ceux du madrigal, ont fait la consommation que l'on sait des
feux et des chaînes, des flammes et des fleurs. Le paquet de cailloux
est la dernière nouveauté et notre plus galante invention. De ce choc
James ne s'est pas remis. Il s'est sauvé; U a fui jusque dans l'Orient,
qui, de nos jours, n'est plus désert; il a emporté dans son cœur meurtri
le tourment plus fort que l'absence. Le voici maintenant revenu tout
exprès pour faire de la femme de son bienfaiteur sa maîtresse. C'est
très mal. Et nous qui, n'ayant ni contemplé le décolleté d'Irène, ni
reçu le fameux coup, avons gardé toute notre Uberté d'appréciation,
nous en jugeons sans indulgence. S'il y avait ime femme au monde
qui dût être sacrée à James, c'était Irène, de beaucoup plus âgée que
lui et mariée à un homme qui est pour lui un second père. Avoir reçu
d'un homme conseils, appui, assistance, soins quasi paternels, et bii
prendre sa femme, c'est une abomination que toute la phraséologie
et la passion n'excusent pas. Ce James est un drôle. Nous savons infi-
niment de gré à Irène de le renvoyer à son romantisme de héros fatal.
REVUE DRAMATIQUE. 221
Honnête femme, incapable de faillir, elle ne connaît que son devoir...
Soudain elle tombe dans les bras du jeune homme. C'est brusque,
inattendu, inexpliqué, comme tout sera brusque, inattendu, inexpliqué
dans cette pièce où la malice semble être de dérouter le spectateur et
de l'égarer pour ensuite tomber sur lui à l'improviste et le prendre à
la gorge. C'est l'art des préparations remplacé par le théâtre guet-
apens.
Un premier acte doit être un acte d'exposition et contenir tous les
élémens d'où le drame par la suite va se dégager. Nous devons sup-
poser qu'il se jouera entre les personnages qui nous ont été pré-
sentés et tels qu'ils nous ont été présentés, que les développemens
découleront de la situation initiale telle qu'elle a été posée. Qu'avons-
nous vu jusqu'ici ? Un honnête vieillard indignement outragé par un
méchant gamin. Cet ingrat de James apporte le déshonneur et la déso-
lation dans l'intérieur du pauvre homme. É\ddemment, la pièce est
là. Comment sera-t-elle conduite, et quels incidens imaginera [l'au-
teur? Quel rôle donnera-t-il à Henriette, la fiancée trahie? Quel rôle à
M"® Aloy, la mère, qui va sans doute se tenir pour en partie respon-
sable de l'ingratitude de son fils? Nous n'en préjugeons rien ; mais ce
dont nous ne pouvons douter, c'est que le sujet même de la pièce ne
soit la souffrance d'un homme de devoir et d'honneur trahi par deux
misérables... Or en suivant cette piste, sur laquelle nous a engagés
l'auteur, nous tournons le dos aux événemens qui vont se dérouler au
second acte. Un élément nouveau de l'action va nous y être découvert,
qiii sera l'élément essentiel, et qpie rien ne pouvait nous faire soup-
çonner.
Car Après moi est le drame du spéculateur. Cet honnête homme de
M. Bourgade est un escroc. Tel est le changement à vue auquel nous
assistons dès les premières minutes du second acte. Cette stupéfiante
nouvelle nous est apportée par M. Bourgade lui-même, dans la conver-
sation qu'il a voulu avoir tout de siùte avec W^" Aloy, conversation
d'affaires, qui se poursuit dans le salon du premier étage pendant
que se continue dans le hall du rez-de-chaussée la conversation amou-
reuse d'Irène et de James. Bourgade a spéculé sur les huiles. En quoi
consiste l'opération, on nous l'explique longuement, minutieusement;
mais je craindrais de me noyer dans tous ces chiffres et dans toute
cette huile. Ce qui est certain, c'est qu'il a joué avec les fonds qui lui
étaient confiés, et englouti dans cette désastreuse affaire toute la for-
tune de M""' Aloy et de James. Il a tout perdu jusqu'au dernier sou.
Il les a ruinés jusqu'au dernier centime. Et voilà bien pourquoi il
222 REVUE DES DEUX MONDES.
voulait faire épouser à James les millions d'Henriette. Ce conseil de
père de famille était une canaillerie de plus. Il y a des années et des
années que Bourgade mène cette vie de fourberie et de brigandage,
au milieu de l'estime générale. Que personne n'en ait rien su, ni Irène,
ni M"'* Aloy, ni James, que rien n'en ait transpiré, ni dans le monde
des affaires, ni dans le monde, c'est une des anomalies qui abondent
dans ce théâtre. Depuis des années, Bourgade accumule les abus de
confiance, manœuvres frauduleuses et tout ce qui concerne son état
de financier véreux. Vraisemblablement, il continuerait avec la même
assurance imperturbable et la même intrépidité de bonne conscience.
Mais l'heure a sonné de l'iné^dtable culbute. C'est ce qui le décide à
parler. M""^ Aloy, la première minute de stupeur passée, dissimule mal
un vif mécontentement. Il nous est impossible de ne pas trouver
qu'elle y a tous les droits.
Bourgade a pris le parti de se tuer. Le suicide n'arrange rien ; il
n'est pas une réparation, mais il est une fin ; c'est quelque chose.
Avant de disparaître, il tient à régler ce qui arrivera « après lui. » Il
fait venir son vieux camarade Friediger et le charge d'un certain
nombre de commissions. Il a mis de côté un peu d'argent, pour
assurer quelques petites rentes à Irène : ce n'est pas d'un homme
d'affaires très correct, mais c'est d'un bon mari. Friediger se lamente
et pleurniche. Ce qui permet à l'escroc de prendre des attitudes et de
faire des mots. <* Je suis peut-être un vilain monsieur, mais je suis
un monsieur. » Il est, comme vous voyez, assez content de lui. C'est
un phraseur : il ne lui manquait que cela ! Il se plaît à étonner cette
bonne bête de Friediger. Il est emphatique, il est verbeux, et un
soupçon nous Aient. Les gens qui sont bien déterminés à se tuer,
n'en disent rien. C'est même à cela qu'on reconnaît l'homme qui va
se suicider : son silence le trahit. Ce verbiage nous inquiète. Bour-
gade se tuera, puisqu'il le dit; mais il le dit trop; éAidemment il
n'en a pas du tout d'envie; il préférerait attendre. Resté seul, il
procède aux derniers préparatifs; il y procède lentement. Un tel
spectacle est toujours pénible, et le plus court, en ce cas. est le
meilleur. Celui-ci se prolonge. Bourgade se tuera-t-il ou ne se tuera-
t-il pas? Notez que cela nous est bien indifférent. Qu'il se supprime,
nous ne le pleurerons pas et nous ne nous en réjouirons pas davan-
tage. Car cela fera une canaille de moins par le monde, mais il en
restera tant d'autres ! Enfin il appuie sur sa tempe le canon de son
revolver...
A ce moment, la porte s'ouvre. Une femme paraît. C'est Irène, mais
REVUE DRAMATIQUE. 223
Irène, les cheveux en désordre, le peignoir en déroute, dans le simple
appareil d'une beauté qui s'arrache aux bras d'un amant. Ce dépoi-
traillement, le trouble d'Irène, l'embarras de ses explications valent
tous les aveux : le mari ne s'y trompe pas : sa femme le trompe. Nous
voilà enfin au centre même du drame. Nous tenons la situation pour
laquelle toute la pièce a été faite. Tout ce quia précédé ne tendait qu'à
l'amener; tout ce qui suivra n'en sera que le développement et la con-
séquence. Un homme, acculé au suicide par des pertes d'argent, au
moment où il va presser la gâchette de son pistolet, découvre que sa
femme le trompe. Telle est la situation. Elle est violente, mais surtout
violemment artificielle. Faites le compte des coïncidences qu'elle
suppose. Il faut admettre qu'une épouse, jusque-là fidèle, renonce à
ses dix-sept années de fidéhté juste à la minute oh son mari, jusque-là
réputé honnête homme, est mis par l'imminence de la banqueroute
dans la nécessité de se supprimer. Entre ces deux drames, le drame
d"amour et le drame d'argent, complètement indépendans l'un de
l'autre, il faut admettre que la rencontre s'est produite précisément à
la minute où l'un allait pouvoir influer sur l'autre. Il est trop clair
qu'il en est ainsi parce que l'auteur l'a voulu ainsi. C'est la ficelle, et
elle a l'épaisseur d'un câble.
Vous me direz: « Cette rencontre est toute fortuite, je l'accorde. Il
y avait des milhers et des milliers de chances pour qu'elle ne se pro-
duisît pas, et une seule chance pour qu'elle se produisît. Cette chance
unique, le calcul des probabihtés la détermine, et le langage courant
l'appelle le hasard. Nierez-vous l'existence du hasard? et, puisqu'il
inter\àent dans la vie, de quel droit prétendez-vous l'éhminer du
théâtre? » Je ne nie pas le hasard. Partant en voyage, vous prenez
justement le train et vous montez justement dans le wagon qu'une
collision va mettre en miettes. Vous promenant à. petits pas dans
votre rue, vous passez précisément sous la cheminée que toutes les
forces combinées de la nature devaient faire tomber à cette minute et
tomber sur votre tête. Vous rentrez chez vous à l'instant où vous
dérangez des cambrioleurs, à qui vous ne laissez d'autre ressource que
de vous assassiner. Autant de hasards que les journaux s'empressent
d'enregistrer et dont la curiosité pubhque se régale sous la rubrique
des faits divers. Certes, le théâtre admet le fait divers; il y a même un
genre, et des plus \ivans, qui ne vit pas d'autre chose : c'est le mélo-
drame. Si la situation d'Ap7'ês moi m'était contée à l'Ambigu, je me
garderais bien d'élever aucune objection. Je la trouverais johment
bien inventée et tout à fait amusante. Mais nous sommes à la Comé-
224 REVUE DES DEUX MONDES.
die-Française ; nous ne pouvons accepter que ce qui se passe sur notre
première scène littéraire se passe en dehors de la littérature; et
puisque l'œuvre nous est présentée dans ce cadre, nous sommes bien
forcés de la discuter comme nous ferions une œuvre littéraire.
Il y a une manière, et, à vrai dire, il n'y en a qu'une seule, de
donner au hasard un rôle en httérature : c'est de le montrer secondant
ou contrariant le travail de la passion. Il y aurait eu pour M. Bernstein
une manière, au heu de nous Uvrer le fait divers tout cru, de le chan-
ger en élément d'une action dramatique. Et il n'est pas très difficile de
l'imaginer. Prenons les personnages de la pièce et esquissons leur
physionomie en la modifiant dans le sens qui eût convenu. Supposons
que Bourgade est le mari éperdviment épris de sa femme, d'ailleurs
beaucoup plus âgé qu'elle, de race et d'éducation inférieures, Othello
d'une autre Desdémone. Pour se faire aimer de cette femme plus
jeune, plus affinée, dont il se sent méprisé, il ne conçoit dans sa cer-
velle de rustre et de manieur d'argent qu'un moyen : c'est de la faire
follement riche, d'acheter son amour au prix de tout cet argent qu'il
va lui gagner. C'est pour elle qu'il s'est lancé dans de dangereuses
entreprises ; l'amour de cette femme était l'enjeu de la partie insensée
qu'il a engagée et où il va succomber; c'est sa passion exagérée qui
l'a rendu criminel : bandit, mais bandit par amour. Et au moment
où. il va sombrer dans la tempête financière qu'il n'u afï'rontée que
pour gagner le cœur d'une femme, il apprend que cette femme le
trompe ! . . . Autant qu'il m'en souvient, le dernier forban que nous avait
présenté M. Bernstein appartenait à cette catégorie des forbans amou-
reux... Mais pour ce qui est de Bourgade, rien ne nous donne à
croire que le souci de sa femme soit jamais entré dans ses combinai-
sons de joueur et ses audaces de spéculateur. Lui-même n'essaie pas
sur ce point de nous donner le change. Il prétend qu'il a agi dans
l'intérêt de M""^ Aloy et de James. En réaUté, il n'a eu d'autre but que
son propre intérêt. Il a souhaité par amour-propre, vanité, foUe des
grandeurs, une de ces royautés que confèrent les milhons dans l'ère
des trusts. Comme il y a le roi du fer, celui du cuivre, et celui des
blés, U aurait été le roi des huiles. Il n'y a aucun rapport entre cette
ambition toute personnelle et l'amour qu'il pourrait avoir pour sa
femme. Cet amour, il n'en a pas même été question. Et nous sommes
plutôt portés à croire que Bourgade n'a pour sa femme qu'une affec-
tion tiède et distraite d'homme très occupé et à qui il reste peu de
temps pour rêver aux étoiles.
Tout à coup, et sur le bord de la tombe, Bourgade se découvre un
REVUE DRAMATIQUE. 225
tempérament d'amoureux. L'idée quaprès sa mort Irène sera à un
autre et à un autre qui est déjà son amant, lui apparaît brusquement
et opère en lui une révolution. Du coup, il renonce à ses projets de
suicide. Il resserre le pistolet dans sa boîte, bien sagement. Le joueur
malheureux, le financier à bout d'expédiens n'existe plus : il ne reste
que le mari jaloux. Ah ! que cela est extraordinaire, et imprévu, et je
dirais invraisemblable, si nous n'étions ici en pleine fantaisie et dans
ce domaine de l'hypothèse où les opinions sont hbres. L'auteur aurait
pu se plaire à nous conter l'aventure d'un financier en détresse qui,
n'étant plus retenu à la vie que par son attachement pour sa femme,
découvre que celle-ci le trompe, et, de désespoir, se tue. Il a préféré
que Bourgade ayant résolu de se tuer, change d'avis, en apprenant
le surcroît de son infortune. L'une ou l'autre alternative est défen-
dable; la seconde pourtant un peu moins que la première. Ce Bour-
gade s'en allait mourir ; la nouvelle qu'il est ce que vous savez et que
Molière eût appelé comme vous savez, le rattache à la vie. Allons!
allons ! on ne nous ôtera pas de l'esprit que ses préparatifs de sui-
cide étaient une frime et qu'il a sauté sur le premier prétexte.
Maintenant, nous allons assister à un joli déballage. Ces deux
êtres se font horreur et ils ne se l'envoient pas dire. Dans le dialogue
qu'ils échangent à travers les demi-ténèbres de cette nuit moins noire
que leurs âmes, l'escroquerie et l'adultère se donnent la réplique.
Oubliant sur l'heure l'infamie dont il est saturé. Bourgade se dresse
en justicier. Irène n'a qu'un regret, celui de sa longue honnêteté.
Quoi! pour rester fidèle à ce voleur, elle s'est privée des joies d'une
mauvaise conduite ! Dix-sept années de privations ! On demandait
tout à l'heure ce que c'est que l'irréparable. Le voilà, l'irréparable :
ce sont toutes ces jouissances perdues. Par ce cri du cœur, nous
pouvons juger de ce que vaut le cœur de celle qui le pousse. Ainsi
s'entre-croisent les invectives, et s'entre-choquent les paquets de
sottises remplaçant les paquets de caOloux... •
Tout du long de cet acte nous n'avons entendu que plaintes, re-
proches, gémissemens, injures, sanglots de colère et de rage, halè-
tement de bêtes traquées. Nous avons notre compte. Quant à Bour-
gade, il lui reste à découvrir qui est le larron de son honneur.
Vainement a-t-il, pareil aux maris croquemitaines du bon Dumas père,
tordu les poignets d'Irène : Son nom, madame ! Une lui a pas arraché
ce nom. Tout de suite, au début du troisième acte, James, par
quelques paroles imprudentes, se dénonce lui-même. Que va-t-il se
passer? Bourgade va-t-il tirer sur James ou sur Irène ce coup de pis •
TOME II. — 1911. l;j
226 REVUE DES DEUX MONDES.
tolet qu'il §'est épargné à lui-même, il y a quelques heures? Irène
va-t-elle se sauver avec son amant? Ou va-t-elle accompagner dans sa
retraite le financier en fuite ? L'auteur peut choisir entre ces diverses
solutions celle qui lui fera le plus de plaisir, ou le plus de peur. Elles
nous sont à nous tout à fait indifférentes. Peu nous importe ce qui
adviendj'ti de ces personnages dont aucun ne nous intéresse. Nous
n'avons qu'un désir, c'est que l'énervant déliât ne se prolonge pas.
Nous n'avons qu'un avis, celui qu'exprime James avec un à-propos
que le public a souligné : « 11 faut en finir. » Avoir choisi une situa-
tion si baroque, et pour n'en rien tirer qui provoquât l'émotion
du spectateur, c'est une duperie, et c'est la formule de cet art.
J'ai essayé de'montrer combien ce théâtre dont le principe consiste
à combiner les élémens d'une situation mélodramatique et agencer
un jeu de circonstances extraordinaires, est dépourvu d'humanité.
Aucune psychologie. Des bonshommes à peine dessinés d'un trait
sommaire. Il me faut pourtant dire quelques mots de l'atmosphère
morale qu'on respire dans cette pièce, La vieille M""" Aloy qui ne dit
rien, et la jeune Henriette qui reste à la cantonade sont les deux
seuls personnages qui échappent à l'universelle abjection. Les autres
sont, chacun à sa manière, pareillement méprisables. Bourgade qui
dans sa débâcle ne trouve qu'un reproche à se faire, celui de n'avoir
pas réussi, et qui finalement se sauve et se cache pour échapper à la
.prison, est un pleutre sinistre. Irène, la femme mûre, qui s'offre les
caresses d'un jeune homme et regrette seulement de n'avoir pas
commencé plus tôt; James, qui, sous le toit de celui qu'il croit son
bienfaiteur, séduit la femme de celui-ci, tous ces gens se valent.
Notez qu'ils ont tous fait jusqu'ici figure d'honnêtes ge-ns. Mais fiez-
Aous donc aux honnêtes gens! Rien d'ailleurs n'excuse ou ne relève
ici leurs défaillances. On n'aperçoit pas chez Bourgade cet esprit
d'aventure et ce goût du risque qui prêtent à certains désastres de
joueurs, restés beaux joueurs, une sorte de grandeur. Le sentiment
n'a aucune part à l'attrait qui porte l'un vers l'autre Irène et James
et qui se résout dans l'échange de deux fantaisies et le contact de
deux épidermes. Rien dans tout cela que l'appât de l'argent, la séduc-
tion de la chair, les deux mobiles les plus bas auxquels l'humanité
puisse céder. Nous sommes fort loin de ces spectacles qui, suivant le
mot de La Bruyère, élèvent l'esprit.
Les artistes de la Comédie-Française avaient une lâche difficile. Ils
s'en sont tirés tant bien que mal. M. Le Bargy était chargé du rôle
écrasant de Bourgade. Ce n'est pas sa faute si ce rôle est dur, sans
REVUE DRAMATIQUE. 227
nuances, monotone et monocorde, et à peu près aussi fatigant pour
le public que pour l'acteur. M'"" Bartet, qui sait mettre partout de la
mesure, du tact, de la distinction, n'était pas la femme qu'il fallait
pour les explosions enragées du second acte. M. Grand a été quel-
conque, et M'"" Pierson aussi ; et ils n'avaient pas mieux à faire.
MM. de Fiers et de Caillavet sont dans le plein épanouissement d'un
talent fertile, facile, merveilleusement adapté aux conditions actuelles
du succès : le public ne se lasse pas de les entendre conter les his-
toires qu'ils content si agréablement. Il y a, semble-t-il, dans leur
répertoire deux veines principales : une veine de comédie légèrement
satirique, celle du Roi et du Bois Sacré; une veine de comédie aimable
et sentimentale, à la manière de l'ancien « théâtre de Madame, » et
d'où procédait l'Amour veille. C'est à cette seconde catégorie qu'ap-
partient la comédie qu'ils viennent de donner au Gymnase : Papa.
Le sujet est de ceux qui ont été maintes fois remis au théâtre, où
tout l'art de l'écrivain ne consiste qu'à renouveler des situations an-
ciennes. Il y a longtemps qu'Alexandre Dumas fils a donné le Père
prodigue; U. n'y a pas longtemps que M. F.'Duquesnel faisait repré-
senter Patachen; et il est probable qu'entre les deux un érudit du
théâtre trouverait à citer plus d'un « Patachon » et plus d'un « Père
prodigue. » Il nous suffit qu'au vieux thème les ingénieux auteurs
aient mis des habits neufs, coupés à la dernière mode et d'un chic
bien parisien.
Dans un village de Languedoc vit en gentilhomme campagnard le
jeune Jean Bernard, qui, ne se connaissant pas de parens, mais d'ail-
leurs jouissant de suffisans revenus, s'accommode aisément de sa
situation d'enfant naturel. Il fréquente peu de monde, hors le curé
son voisin, son fermier Aubrun, et Jeanne, la fille de son fermier. Et
comme il est à l'âge où l'on devient amoureux, son isolement ne peut
faire qu'il n'ait découvert dans le voisinage une jeune Valaque, Geor-
gina Coursan, dont il rêve et qu'il est prêt à épouser. Cette Georgina
n'est pas une méchante personne, oh ! non, et même elle n'est pas
une fille déshonnête, quoiqu'il y ait à dire ; niais elle a en elle un
instinct bohème, un goût du plaisir et du luxe, tout ce que ce bon
rustre de Jean ne saura jamais satisfaire.
Tout à coup il tombe du ciel, à ce grand garçon, un père. Le comte
de Larzac, averti par certains signes (jue le moment est venu de faire
une fin, s'est souvenu à propos qu'il avait un fils, tout poussé, dans un
coin de province, ce qui est une excellente condition pour un viveur
228 REVUE DES DEUX MOINDES.
sur le retour qui veut s'installer dans un nouveau rôle et jouer les
pères. 11 fait exprès le voyage du Languedoc, en automobile, arrive
tout essoufflé et poussiéreux, jette mi regard sur le domaine, cause
un quart d'heure avec le curé, repari, et fait venir Jean à Paris.
Le second acte nous montre Jean chez son père, le campagnard
chez le Parisien : et les ahurissemens de ce jeune Huron fournissent
une abondante source de comique. Le comte de Larzac a complète-
ment renoncé aux femmes ; mais la destinée s'amuse à en mettre en-
core et quand même toute une théorie sur son chemin; pour lui aussi,
c'est la Fatalité. La dernière arrivée est Georgina Coursan qu'il trouve
charmante et tout à fait digne de devenir sa belle-fille. Et c'est pour-
quoi il repart pour le Languedoc à l'effet de marier les deux jeunes
gens.
Mais ici un phénomène se produit auquel nous étions très pré-
parés, que nous attendions et qui par conséquent nous cause une
satisfaction vive. Placé entre ce père boute-en-train et ce fils rabat-
joie, c'est avec le vieux gentilhomme que la jeune aventurière se sent
en sympathie. Jean s'en aperçoit à temps, assez à temps pour épargner
un grave malentendu, et il marie son père et sa fiancée, ces çleux
bohémiens de la vie. Cela fera un ménage tel quel. Pour lui, il vient
de s'apercevoir que la fille de son fermier l'adore. Sa destinée est là;
il ne s'y soustraira pas : Perdican épouse Rosette. Tout cela est plein
de jolis détails et de rôles épisodiques de la plus heureuse invention,
celui par exemple du bon curé innocent et malicieux qui vient en
droite ligne de l'Amour veille et que MM. de fiers et de Caillavel se
sont donc emprunté à eux-mêmes. 11 y a de la verve, de l'attendris-
sement et beaucoup de mots drôles qui partent en fusées.
Papa est joué à ravir par M. Iluguenet qui est, dans le rôle du
comte de Larzac, la belle humeur, l'inconscience et la bonhomie elles-
mêmes, — par M. Gaston Dubosc, un excellent abbé Jocasso, — i)ar
M. Louis Gauthier très naturel, et un peu sombre, comme U convient,
en Jean Bernard, — et par M"^ Yvonne de Bray, une Georgina très
séduisante.
René Doumic.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
Une inexorable fatalité s'aeliarne contre les lignes de chemin de
fer exploitées par l'État. Les accidens succèdent aux accidens avec
une cruelle monotonie, etl'Ouest-État figure dans l'imagination popu-
laire comme une vaste nécropole qui rappelle le monument funèbre
dont M. Bartholomé a orné le Père-Lachaise. Sans doute, dans une
exploitation de voies ferrées, il faut faire la part des mauvaises
chances inévitables; mais pourquoi, entre les lignes exploitées, y en
a-t-il une, une seule, où les accidens sont plus nombreux que dans
toutes les autres réunies? Un pareil effet a une cause. Nous n'avons
pas cessé de croire et de dire que l'État était un très médiocre, et
même un très mauvais industriel ; mais, en vérité, nous ne savions
pas en l'affirmant à quel point nous avions raison. A peine le réseau
de r(3uest a-t-il été entre les mains de l'État que les désastres ont
commencé, ont continué, se sont multipliés, et M. le ministre des
Travaux publics en a qualifié lui-même la répétition de déconcertante.
Elle l'est, certes. L'État était tout prêt à s'admirer et à se faire admi-
rer; il avait annoncé qu'il allait faire un chemin de fer modèle, sur
lequel les Compagnies n'auraient plus qu'à se régler, et aussitôt, sur
tout le réseau qu'il administre, on a relevé des morts et des blessés,
au milieu d'une grande clameur de pitié.
L'opinion pubUque s'en est naturellement émue. On a questionné
le gouvernement à la Chambre et au Sénat; on l'a interpellé; mais
il n'y a eu à ces débats aucune sanction effective, et il ne pouvait
guère y en avoir. Les Chambres avaient en face d'elles un minis-
tère tout neuf qu'il aurait été injuste de rendre responsable de ce
qui arrivait. Elles sentaient môme chez M. le ministre des Travaux
publics des intentions excellentes; elles étaient frappées de l'accent
2^ REVUE DES DEUX MONDES,
de sincérité qu'il mettait dans ses paroles; elles ne pouvaient le juger
qu'au bout de quelque temps. M. Puecli, de son côté, était animé
d'un esprit de justice que nous nous plaisons à reconnaître. Il lui
est arrivé un jour, à la Chambre, de repousser quelques-unes des
attaques que des orateurs à l'esprit simple dirigeaient contre l'an-
cienne Compagnie de l'Ouest. C'est devenu un refrain, dans la
bouche des orateurs radicaux socialistes, d'attaquer la Compagnie
de l'Ouest et de lui imputer tous les accidens que nous avons à
déplorer. Si ces accusations étaient fondées, on aurait quelque peine
à comprendre que les accidens aient attendu pour se produire la
minute précise où la dépossession de la Compagnie a été pro-
noncée.
Mais enfin il y a des responsabilités : où sont-elles? Il a fallu les
chercher, les trouver, ou du moins en trouver. L'accident de Cour-
ville a été la goutte d'eau, ou plutôt la goutte de sang qui a fait
déborder le vase ; l'indignation a été générale ; on s'est préoccupé de
lui donner certaines satisfactions. Elles ont été de deux sortes : satis-
factions de personnes, satisfactions de choses. Ces dernières sont
les plus importantes à nos yeux, mais elles sont très insuffisantes.
Pour ce qui est des premières, que faut-il en dire? Le directeur des
chemins de fer de l'État a été remplacé ; on l'a comparé à un général
constamment malheureux ; que ce soit lui qui ait tort ou que ce soit
la fortune, il ne saurait plus inspirer confiance. Ce serait toutefois
une illusion de croire que le mal tenait à un seul homme et qu'il
disparaîtra avec lui, La réorganisation des ser^dces est chose plus
sérieuse. M. le directeur des chemins de fer de l'État, étant tenu
d'honneur de faire mieux que les Compagnies privées, avait cru qu'il
devait faire autre chose. Les services des Compagnies sont di^àsés
en trois directions, celles de l'exploitation, de la voie et de la
traction, division logique, rationnelle, qui s'inspire de la nature des
choses et qu'une longue expérience a consacrée. N'importe : ce ne
serait pas la peine d'être l'État pour faire comme tout le monde.
M. le directeur des chemins de fer de l'État avait donc brisé ces
vieux cadres et créé une douzaine de directions différentes dans
l'espoir que, plus une action serait divisée et éparpillée, plus elle
serait attentive et efficace. Il a dû faire un beau rapport pour jus-
tifier cette conception; on peut tout prouver sur le papier, mais
l'épreuve a été terrible pour le nouveau système. On l'a qualifié sans
indulgence d'« incohérence scientifique organisée. » Il a donc été
abandonné ; un nouveau directeur a été nommé et son premier acte
REVUE. CHRONIQUE. 231
a été de rétablir l'ancienne classification en trois directions. Après
avoir voulu faire mieux que les Compagnies, l'État s'est remis à faire
comme elles, et il faut le féliciter de ne s'être pas entêté dans son
erreur. Seulement, il est triste de penser que les écoles qu'il fait
coûtent tant de ruines et de deuils.
On a changé quelques hommes, on est revenu à une organisation
ancienne et éprouvée ; c'est fort bien, mais cela suffit-il, et les chemins
de fer de l'État vont-ils désormais présenter la même sécurité que
les autres? Nous n'en sommes pas sûr. Dans les dernières explications
qu'il a données à la Commission des chemins de fer, M. le ministre
des Travaux publics a reconnu loyalement que la grande majorité
des accidens n'ont pas eu pour cause le mauvais état de la voie, mais
bien des négligences du personnel. Des signaux n'ont pas été faits,
ou, s'ils ont été faits, ils n'ont pas été observés, compris, obéis. De
là vient que des trains se sont rencontrés et heurtés, souvent en
pleine gare, et que des cris de douleur et d'épouvante se sont élevés
au milieu des décombres. Où est donc ici la cause du mal, sinon
dans l'indiscipline qui s'est répandue chez les employés? Quand nous
parlons d'indiscipline, nous ne voulons pas dire qu'il y ait, parmi les
employés, une mauvaise volonté déterminée et consciente; mais 0
y a un laisser aller général, une humeur distraite, d'autres préoccu-
pations que celles du service, enfin un relâchement des liens qui
établissaient autrefois et qui maintiennent ailleurs, d'une part l'au-
torité et de l'autre la subordination. L'autorité est un mot qui a sin-
gulièrement perdu de sa signification première : il évoque un sou-
venir plutôt qu'une réalité. Le nom même d'Ouest-État ne va pas
sans soulever quelque ironie, car qu'est-ce que l'État aujourd'hui ?
Où est-il? Où en retrouve-t-on des traces? C'est une grande idée que
celle de l'État; elle s'élève au-dessus des intérêts particuliers pour verr.
présenter avec la force des traditions et faire prévaloir l'intérêt gé-
néral; mais, c'est une chose bien faible que l'État, tel que nous le
voyons se comporter autour de nous. Il n'est plus le maître de rien-,
il est devenu le domestique de tous, et voilà pourquoi tant de choses
vont mal, même en dehors des chemins de fer. Mais nous n'avons
pour le moment à nous occuper que d'eux.
Le syndicalisme, dont nous sommes partisan, dont nous approu-
vons le principe, mais qu'on a si déplorablement faussé dans la pra-
tique, a produit là ses pires conséquences. Les bons ouvriers, qui
sont l'immense majorité, ont été souvent les victimes d'un petit
nombre d'agitateurs, organisateurs de grèves, fomentateurs de
232 REVUE DES DEUX MONDES.
troubles, dont l'action, néfaste dans le passé, menace de l'être encore
plus dans l'avenir. La dernière grève, qui a été comme l'esquisse et
un premier essai de grève générale, a été suivie d'un certain nombre
de révocations que tout le monde a approuvées au premier moment
et qu'on a déclarées alors définitives. On sait malheureusement ce
que veut dire définitif en pareille matière. Dès le lendemain de la
grève, une campagne ardente a été entamée pour amener l'État et les
Compagnies à réintégrer les révoqués. L'État a capitulé tout de suite,
et c'est en cela sans doute qu'il a prétendu fournir un modèle aux
Compagnies; mais celles-ci ont résisté, elles ont refusé de se confor-
mer au modèle. A la vérité, elles n'ont pas maintenu toutes les révo-
cations; pendant la lutte, l'obligation de frapper Adte ne permet pas
toujours de frapper tout à fait juste ; les situations particulières
devaient être revisées et l'ont été avec bienveOlance ; beaucoup de
révocations ont été rapportées ; un certain nombre d'autres ont été
maintenues. C'est contre cela que les radicaux-socialistes et sur-
tout les socialistes protestent. Ils somment le gouvernement d'im-
poser aux Compagnies la réintégration complète des grévistes
révoqués. 11 faut espérer, et nous l'espérons, que, fortes de leur droit
et surtout conscientes de leur devoir, les Compagnies ne céderont
pas comme l'a fait le gouvernement. Entre elles et lui on voit tout
de suite la différence : c'est dans cette différence qu'il faut chercher
celle des deux administrations. Dans les Compagnies, le principe
d'autorité subsiste encore ; il est ébranlé sans doute car on n'échappe
jamais absolument aux influences ambiantes, surtout lorsqu'elles
viennent de haut; néanmoins il ifest pas supprimé, il continue de se
faire sentir. S'il se fait encore sentir dans le réseau de l'État, c'est avec
une faiblesse croissante : de là ce relâchement de la discipline que
nous y avons constaté. Ce que nous disons, tout le monde le dit, tout
le monde le sait ; mais l'État est impuissant à y remédier. Nous
l'avons vu changer des personnes et même modifier des organisa-
tions vicieuses : ce ne sont là que des palhatifs, s'il ne se réforme pas
lui-même tout le premier. Le peut-il? Non, ou du moins il lui faudra
longtemps i)Our le faire. Alors, qu'il ne se charge pas d'une tâche qu'il
n'est pas en mesure de bien remplir !
Une nouvelle défaillance , plus grave que les précédentes , l'a
montré encore plus désarmé devant les sommations révolutionnaires :
nous voulons parler de la mise en liberté de Durand. Durand est
cet ouvrier qui a été condamné à mort par la Cour d'assises de la
Seine-Inférieure pour avoir provoqué l'assassinat du malheureux
REVUE. CHRONIQUE. 233
Dongé : la chasse aux « renards » qui est passée dans les habitudes
des ouvriers n'a pas eu de plus triste épisode. Le jury, tribunal im-
pressionnable, en a été vivement, violemment ému, et il a prononcé
contre Durand un verdict dénué de toute circonstance atténuante.
C'était excessif, et les conséquences en ont été regrettables. Les
radicaux-sociahstes, les sociahstes, les révolutionnaires ont aussitôt
présenté Durand comme victime d'une erreur judiciaire et ils ont
réclamé pour lui d'abord la grâce, puis la revision de son procès et
sa réhabilitation complète. L'opinion la plus modérée, la plus conser-
A'atrice même, n'a fait aucune objection contre la grâce, c'est-à-dire
contre une commutation de peine, ni même contre la revision du
procès, si quelque fait nouveau permettait de mettre sérieusement en
doute la culpabihté du condamné. Mais, en toutes choses, il y a une
mesure qui ne doit pas être dépassée, et elle l'a été ici singulière-
ment. Elle l'a été par la commutation accordée à Durand : il avait été
condamné à mort, sa peine a été réduite à quelques années de réclu-
sion. Ses défenseurs en ont conclu que le gouvernement le croyait
innocent et les apparences leur donnaient raison ; ils ont naturelle-
ment tiré grand parti de cet avantage; ils en ont aussitôt poursuivi
d'autres. Il ne leur suffisait pas que la Gourde cassation eût été saisie
d'une demande de revision de son procès; sans attendre davantage,
ils ont réclamé sa mise en hberté. Une question à ce sujet a été
posée au gouvernement; la réponse de M. le garde des Sceaux a
été très correcte; l'affaire, a-t-il dit, devait rester sur le terrain pure-
ment judiciaire ; l'intrusion du Parlement y serait inadmissible ;
elle constituerait une confusion des pouvoirs. Jusque-là tout était
bien, mais le gouvernement annonçait qu'il soumettrait la question
à une commission de la chancellerie à laquelle ces sortes d'affaires
sont soumises, et dès lors, il a été facile de prévoir ce qui arri-
verait, car le gouvernement .n'est pas sans action sur une commis-
sion de ce genre. La Commission a été, en effet, d'a^ds que Durand
devait être mis en Liberté ; il y a été mis et les révolutionnaires se
sont aussitôt emparés de lui pour lui faire présider des meetings.
On ne saurait trop hautement protester contre un pareil acte. Il n'y
avait aucun motif de hbérer Durand. Sa complète innocence, pré-
sumée par ses défenseurs, n'est nullement démontrée. Elle le sera
peut-être un jour et, si elle l'est, nous nous en réjouirons pour lui,
mais nous n'en sommes pas encore là, et c'est aller trop vite en
besogne que de traiter Durand comme s'il était déjà réhabihté. Pour
le moment, il n'est autre chose qu'un condamné à mort dont la
234 REVUE DES DEUX MONDES,
peine a été commuée. Comment la pensée ne viendrait-elle pas aux
esprits que, par cette libération anticipée, on a voulu exercer une
influence très pressante sur la Cour suprême et lui indiquer l'arrêt
qu'on attend d'elle? Comment ne pas sentir que, par cela même,
l'arrêt perdra quelque chose de son autorité? Gomment ne pas pré-
voir que si cet arrêt n'est pas celui qu'il attend, le gouvernement
se sera mis dans un grand embarras? Mais les socialistes et les révo-
lutionnaires ne s'arrêtent pas à des considérations de ce genre. Ils
veulent faire sentir qu'ils sont nos maîtres et ils y réussissent mer-
veilleusement. Lorsqu'ils ont décidé qu'un condamné est innocent,
tout doit plier devant eux. Il n'y a d'autre justice que la leur : quand
elle a prononcé, la cause est entendue, il ne reste plus qu'à donner
docilement la forme légale à leur verdict. C'est pour faire cette
démonstration à tous les yeux qu'ils ont voulu la liberté de Durand
et il leur a suffi de la vouloir pour l'obtenir. Nous avons vu et nous
avons signalé plus d'une défaillance de la part du gouvernement :
celle-ci dépasse toutes les autres en importance. Durand n'avait pas
commencé l'exécution de sa peine; il était en prison préventive; il
devait y rester jusqu'à ce que la Cour de cassation eût prononcé;*
il y serait encore si les forces politiques qui travaillaient en sa faveur
ne s'étaient pas exercées sur le gouvernement avec cette insistance
et au besoin cette vigueur auxquelles il ne sait pas résister.
Cette affaire ne se rapporte pas directement à la question des che-
mins de fer, mais elle jette des lumières nouvelles sur la faiblesse
de notre gouvernement et par là elle s'y rattache indirectement, car
tout se tient dans l'usine pohtique, et quand l'arbre de couche fonc-
tionne mal, le reste s'en ressent. Pour revenir aux chemins de fer et
pour conclure, ceux qui ont pris la responsabihté de faire voter le
rachat de l'Ouest par l'État peuvent voir aujourd'hui la beauté de
leur œuvre. On se rappelle les difficultés qu'ils ont rencontrées au
Sénat. La haute assemblée avait le sentiment très net que le rachat
était une faute, mais cette faute, elle l'a commise parce que le gouver-
nement a posé la question de confiance et qu'elle n'a pas osé le ren-
verser. Il s'est renversé lui-même quelque temps après, et les choses
n'en ont pas été plus mal, au contraire, — excepté bien entendu
dans les chemins de fer. Là, le mal était définitif. L'incapacité du
gouvernement en matière industrielle est apparue enfin à tous les
yeux. Aujourd'hui l'épreuve est faite, mais elle a coûté cher.
La discussion du budget se poursuit, se prolonge à la Chambre
REVUE. CHRONIQUE. 235
avec une lenteur sans précédent. Beaucoup de députés nouveaux se
croient pleins d'idées nouvelles et tiennent à en faire part à leure col-
lègues. Nous n'en sommes encore qu'aux dépenses ; après les avoir
votées, il faudra en venir aux recettes, c'est-à-dire aux questions d'im-
pôts ; ce sont celles qui passionnent le plus le pays. Lorsqu'il ne s'agit
que des dépenses, on est volontiers généreux; mais quand il faut les
payer, on l'est moins, ou chacun ne l'est que de l'argent des autres.
La discussion de la loi de finance pourrait donc bien être intermi-
nable, d'autant plus qu'on propose d'y annexer toutes sortes de choses
qui n'ont aucun rapport avec le budget. Aussi le bruit commence-
t-il à courir, et plusieurs journaux l'ont recueilli, ou accueilli, qu'après
avoir fait un aussi grand effort, la Chambre renoncerait à le recom-
mencer l'année prochaine : elle déciderait que le budget des dépenses
serait voté pour deux ans. On a déjà parlé quelquefois de cette ré^
forme, sans s'y arrêter : elle présenterait des avantages. En Angle-
terre, certaines dépenses ne sont pas l'objet d'une discussion annuelle :
on les considère comme permanentes. Il est évident que si, chez nous,
la Chambre prend l'habitude de consacrer six mois au budget, elle
n'aura plus de temps pour d'autres discussions : peut-être pourrions-
nous nous en consoler, mais la Chambre le ferait-elle aussi facile-
ment que nous?
Cette sempiternelle discussion du budget est-elle du moins inté-
ressante ? Elle l'est médiocrement, et si la Chambre s'y applique avec
une grande ardeur de bavardage, le pays, en revanche, ne la suit que
d'une oreille distraite. L'opinion a quelque peu l'air de s'en désinté-
resser ; elle s'étonne pourtant de ne pas encore avoir de budget à la
fin de février, avec la perspective de n'en avoir pas davantage à la
fin de mars : demain elle s'en irritera. Seule jusqu'ici, la discussion du
budget de l'Instruction publique a, par momens, réveillé l'attention,
parce qu'elle a soulevé quelques-unes des questions les plus impor-
tantes pour l'avenir du pays ; il se demande quelles sortes de géné-
rations on lui prépare ; il ne peut pas y rester indifférent. Mais les
questions posées ont été traitées d'une manière très superficielle,
sans rien faire jaillir d'original. La Chambre a entendu un instituteur
primaire, devenu député, M. Raffin-Dugens, qui a parlé à ses col-
lègues comme il parlait autrefois à ses élèves, avec plus de longueur
cependant qu'on n'en donne, depuis les dernières réformes, aux
heures de classe. M. Raffin-Dugens a dit parfois d'assez bonnes
choses, mais il en a laissé échapper quelques autres qui l'étaient moins.
M. Raffin-Dugens croit au Beau, au Bien et au Vrai, etil considère que
236 REVUE DES DEUX MONDES.
ce sont là des étoiles terrestres et laïques qui peuvent suffire à guider
un honnête homme à travers la vie. Soit, mais il aurait bien fait des'en
tenir là sans se croire obligé à parler de la religion ou des religions.
C'est ainsi que, grand partisan de la tolérance, ce dont on ne peut que
l'approuver, il a expliqué qu'il enseignait à ses élèves à ne pas se
moquer des croyances des autres pays en leur montrant que celles
du nôtre « n'étaient pas plus respectables. » Voilà sans doute
une merveilleuse leçon à donner à des enfans ! M. Raffin-Dugens a
parlé de Dieu, et comment? « S'il est tout-puissant, a-t-il dit, il est
responsable du choléra et de la peste, et s'il n'est pas tout-puissant,
il n'est pas Dieu... » La Chambre a éprouvé quelque malaise en
présence des affirmations et des dilemmes de l'orateur : M. Buisson
l'a même interrompu un moment pour lui dire qu'il n'avait à parler
de Dieu dans sa classe, ni pour prouver, ni pour nier son existence^
« Il ne doit pas en être question, a-t-il soutenu : vous n'avez pas à
faire de métaphysique, de philosophie, de politique. » A quoi
M. Raffin-Dugens a répondu que M. Buisson avait sans doute un peu
oublié le programme qui porte : « Les preuves de l'existence de Dieu,.
ses bienfaits. » — «Non, a répliqué M. Buisson; le programme porte :
Dieu, devoirs envers Dieu. Votre enseignement doit se borner au
respect du mot Dieu et des idées qu'il éveille, sans le supprimer ni le
définir ex professa et se restreindre à cette maxime, qu'il y a une
manière au moins de l'honorer qui est l'obéissance à ses lois, telles
que nous les révèlent la conscience et la raison. » Les intentions de
M. Buisson sont sans doute fort bonnes, mais il nous est difficile de
saisir la différence que présente le programme pour lui et pour
M. Raffin-Dugens. Comment parler aux enfans des bienfaits de Dieu
et de leurs devoirs envers lui sans leur parler de son existence?
M. Buisson veut peut-être dire qu'il faut supposer cette existence sans
la démontrer; mais si le maître a affaire à des élèves d'un esprit
curieux et éveillé, il aura beaucoup de peine à s'enfermer et à les
enfermer dans des limites aussi étroites. La vérité est que le problème
qu'on pose à l'instituteur est insoluble ou du moins qu'il ne peut être
résolu qu'avec infiniment de tact : mieux vaut ne pas parler du
tout de Dieu que de le faire avec des réticences effarouchées qui en
disent plus long à l'enfant que les demi-énonciations auxquelles elleS'
succèdent. Oui, certes, il vaut mieux se taire sur Dieu et sur les
croyances religieuses que d'en parler comme M. Raflin-Dugens. 11
vaut mieux admettre que l'instruction religieuse est donnée ailleurs
qu'à l'école conuuunale, et se contenter d'y renvoyer les enfans. La
REVUE. CHRONIQUE. 237
morale, qui est la même dans toutes les religions, doit peut-être suf-
fire à l'instituteur laïque; mais il faut bien avouer qu'il y a là une
lacune et une faiblesse dans l'enseignement qu'il donne et qui est le
seul qu'il puisse donner. C'est d'ailleurs pour ce motif que nous
sommes partisans de la liberté de l'enseignement : les parens doivent
pouvoir faire donner à leurs enfans celui qu'ils préfèrent et qu'ils ont
le droit de préférer.
On a beaucoup parlé de l'enseignement laïque dans cette discus-
sion. Le ministre de l'Instruction publique, M. Maurice Faure, y a
mis beaucoup de chaleur oratoire, en quoi il était dans son rôle : mais
il a de beaucoup dépassé la mesure dont nous invoquions plus haut
la nécessité, lorsqu'il a appuyé et fait voter une motion dont l'objet
était d'encourager les instituteurs, s'ils voulaient rester de bons répu-
blicains, à maintenir dans leur classe les livres condamnés par les
évèques. 11 l'a dépassée aussi lorsqu'il a parlé de la défense de l'en-
seignement laïque, comme si cet enseignement était vraiment en
danger et s'il fallait se porter à son secovirs. Jamais il n'a été moins
menacé qu'aujourd'hui; jamais H n'a été donné à un plus grand
nombre d'enfans; jamais son avenir n'a été mieux assuré. Néanmoins,
on s'est alarmé pour lui et l'initiative gouvernementale d'une part,
l'initiative parlementaire de l'autre, se sont ingéniées à qui mieux
mieux pour trouver des textes en vue de le protéger. La dernière
proposition est due à M. Bouffandeau, qui l'a présentée à la Com-
mission de l'enseignement et fait accepter par elle : l'objet en est
de substituer des commissions cantonales aux commissions comnni-
nales pour veiller à l'exécution des lois sur l'enseignement obliga-
toire, et de faire entrer des représentans des familles dans ces
commissions. A cela rien à reprendre; au contraire, la représenta-
tion des pères de famille est chose excellente ; mais il faudrait trou-
ver pour le choix des délégués un mode d'élection qui ne serait
pas, conmie dans la proposition de M. Bouffandeau, une simple
nomination par l'autorité universitaire. La Commission serait pré-
sidée par le juge de paix, ce qui est assez naturel, puisqu'elle pro-
noncerait des peines de simple poUce pour des contraventions qui
restent à définir exactement. La principale serait la non-fréquen-
tation de l'école par l'enfant : elle serait imputable au père, c'est
lui qui serait puni. Évidemment tout cela appelle des réserves; un
pareil projet a besoin d'être examiné de très près. Nous ne l'atta-
(juons cependant pas dans son principe; mais il devient sujet à cau-
tion, lorsqu'il vise les personnes qui, sans être investies elles-mêmes
238 REVUE DES DEUX MONDES.
d'aucune autorité, sur les enfans, usent de dons, de promesses, de
menaces, de violences ou de voies de fait sur ceux qui sont inscrits à
l'école publique, ou sur leurs parens ou tuteurs, pour empêcher les
jeunes élèves de prendre part aux exercices réglementaires de l'école
ou de se servir des livres dont l'usage est régulièrement autorisé. Qui
ne voit qu'il s'agit là d'une réponse à la lettré des évèques sur cer-
tains livres scolaires? On veut empêcher, soit l'évêque lui-même, soit
le curé, soit même le premier venu de détourner les enfans de cer-
tains livres ou de les leur interdire. Tout cela entraînera beaucoup de
complications dans la pratique, des tracasseries, des taquineries.
Reconnaissons toutefois qu'U vaut mieux pour un délinquant, ou un
prétendu délinquant, être traduit devant une commission cantonale,
qui ne peut prononcer que des peines de simple police, que devant les
tribunaux. La proposition Bouffandeau, si elle est votée, ne sera peut-
être qu'un instrument de petites vexations : on pourrait avoir pis.
Mais M. Bouffandeau, — et cela est inadmissible, — veut que sa
proposition soit incorporée, on ne devinerait jamais où : dans la loi
de finance. C'est à cela que nous songions plus haut lorsque nous
disions qu'on veut encombrer le budget de toutes sortes d'objets qui
lui sont étrangers. Faire figurer la proposition Bouffandeau dans la
loi de finance est, qu'on nous passe le mot, une des drùleries de nos
mœurs parlementaires. Elle correspond à l'idée particulière que beau-
coup de députés se font du budget : ils le considèrent comme un puis-
sant remorqueur auquel Us attachent toutes sortes de choses qu'ils
désespèrent de conduire autrement au port. Tôt ou tard il faut bien
que le budget soit voté : est voté avec lui tout ce qu'on a eu l'habileté
d'y enfourner et le tour est joué, le pays jouit d'une loi de plus. Un
premier inconvénient est que cette loi n'a pas été suffisamment étudiée
et qu'elle sent l'improvisation, mais on ne s'en aperçoit que par la
suite. Un second est que, si la discussion de la loi est écourtée,
celle du budget est allongée.: ce n'est vraiment pas aujourd'hui
([u'il convient de s'y exposer. Si la Chambre a quelques propositions
Bouffandeau à introduire dans la loi de finance, il faudra décidément
renoncer à ce que le budget soit voté à Pâques, et ce sera la première
fois qu'un pareil retard se sera produit. On a beaucoup médit autre-
fois du défaut de méthode de nos assemblées parlementaires : il était
réservé à la Chambre actuelle de surenchérir encore dans le môme
ordre d'idées, ou plutôt dans le môme désordre.
Nous avons parlé, il y a quinze jours, avec quelque détail des
REVUE. — CHRONIQUE. 239
projets de constitution à donner à l'Alsace-Lorraine. Bien que la ques-
tion ait pour nous un intérêt très vif, nous continuerons d'en parler
en termes discrets. Il semble que les choses tournent pour l'Alsace-
Lorraine mieux qu'on ne pouvait l'espérer : cependant rien n'est
fini et tout, au contraire, est remis en question.
On se rappelle la discussion qui a eu lieu au Reichstag : elle s'est
terminée par la constitution d'une commission parlementaire à la-
quelle le projet du gouA^ernement a été renvoyé. On a reconnu tout
de suite que les élémens favorables aux revendications de l'Alsace-
Lorraine dominaient dans cette commission : les représentans du
Centre et des nationaux-libéraux y ont pris une attitude plus résolue
encore quils ne l'avaient fait au Parlement impérial. Ils avaient bien
appuyé, au Reichstag, les demandes des Alsaciens-Lorrains, mais
devant l'opposition du gouvernement, opposition qui semblait alors
très résolue, on pouvait redouter que la crainte de tout perdre ne
les empêchât de demander davantage. Le gouvernement avait dit,
en effet, que le projet qu'il présentait, d'accord avec le Bundesrath
ou Conseil fédéral, était le maximum des concessions qu'il pouvait
consentir, qu'il n'irait pas plus loin, qu'il refusait de faire un pas de
plus : il assurait d'ailleurs que, s'il voulait le faire, le Conseil fédéral
ne le suivrait pas. On sait que le Conseil fédéral, composé des re-
présentans des divers Étals, est la pièce maîtresse dans l'élabora-
tion des lois qui intéressent l'Empire. C'est dans ce Conseil que
l'Alsace-Lorraine demande à entrer et à disposer de trois voix ; c'est
de ce Conseil que le projet du gouvernement lui fermait brutalement
la porte en lui disant qu'elle était et qu'elle resterait une terre
d'Empire, propriété commune de tous les autres États au niveau des-
quels elle ne devait pas avoir la prétention d'être admise, du moins
avant longtemps. L'Alsace-Lorraine demandait aussi un Statthalter
nommé à vie; on ne consentait à lui en donner qu'un qui serait
nommé et révoqué par l'Empereur. Dans la Commission du Reichstag,
les Alsaciens-Lorrains ont obtenu immédiatement gain de cause. Une
majorité considérable s'est prononcée dans le sens de leurs vœux, et
les représentans du Centre, en particulier, ont déclaré fermement
qu'ils n'admettraient aucune transaction; ils préféraient n'obtenir rien
que de ne pas obtenir tout ; c'était aussi la résolution et le langage
des Alsaciens-Lorrains. En ce qui concerne le Statthalter, ils vou-
laient qu'il fût nommé par l'Empereur sur la proposition du Conseil
fédéral, et qu'il ne pût être révoqué qu'avec le consentement de ce
dernier. M. Delbriick, ministre de l'Intérieur, s'attendait sans doute à
"2i0 REVUE DES DEUX MONDES.
des négociations; la Commission ne s'y est pas prêtée. Nous nous
demandions avec inquiétude ce que déciderait le gouvernement. Il
avait fait entendre, devant le Reichstag, qu'il retirerait le projet plutôt
que de le laisser amender. Son attitude devant la Commission a été
différente : il a demandé qu'on lui donnât le temps de soumettre de
nouveau la question au Conseil fédéral et tout est demeuré en sus-
pens. Que fera le Conseil fédéral? Il est difficile de le prévoir. On
lui demande, ainsi qu'au gouvernement impérial, de franchir en une
seule étape et comme d'un seul bond un chemin qu'ils se propo-
saient de parcourir lentement, prudemment, de manière à n'en
atteindre le terme qu'au bout d'un nombre d'années indéterminé.
Consentira-t-il à supprimer tous les délais ?
Pourtant les probabihtés sont en faveur des Alsaciens-Lorrains.
Ils ont su prendre une importance parlementaire avec laquelle il faut
compter. Les cathoUques ont besoin d'eux et le gouvernement,
depuis la chute de M. de Biilow, a besoin des catholiques. Les ques-
tions posées ne sont pas de celles qui se résolvent par un élan de
générosité, et au surplus un sentiment de ce genre a rarement sa
place dans les résolutions du gouvernement allemand : nous avons
constaté un souci méritoire de l'iuimanité, des ménagemens habiles
pour les vaincus, un désir sincère d'apaisement dans les discours
de M. de Bethmann-Hollweg et de M. Delbrûck, mais de la généro-
sité, non. Tout ici est calcul de forces parlementaires; mais précisé-
ment pour ce motif, et parce que les Alsaciens-Lorrains, habiles,
énergiques, éloquens, ont su trouver des alliés au Reichstag, tôt ou
tard ils auront gain de cause. Il paraît difficile, impossible même,
qu'on ait fait, ou même laissé luire à leurs yeux tant d'espérances
pour les acculer à une < déception qui, en tout cas, ne saurait être
définitive. Qu'aurait fait le gouvernement impérial s'il avait prévu
ce qui se passe? Aurait-il présenté son projet? Le Conseil fédéral y
aurait-il consenti? Nous n'en savons rien, mais aujourd'hui la ques-
tion n'est plus intacte, et il y a des courans qu'on n'arrête pas.
Francis Charmes.
Le Directeur-Gérant,
Francis Cbarmes.
LEILA
TROISIEME PARTIE (1)
IV
CISEAUX
II
Après le pénible entretien qu'elle avait eu avec Donna Fedele,
Lelia s'était réfugiée clans sa chambre. Elle n'était pas contente
d'elle-même. A l'irritation de naguère se mêlait peu à peu un
sentiment de malaise et d'énervement. Il lui déplaisait de rester
en place, de se remuer, de lire, de faire de la musique. Tout à
rheure encore, elle s'était complu à se regarder en esprit comme
dans un miroir où elle se voyait repoussant l'amour par orgueil,
de même que, par orgueil, elle avait repoussé la richesse. Mais, à
présent, un doute cruel la mordait. « S'il n'y avait pas eu de com-
plot? Si M. Alberti était réellement venu par hasard à la Mon-
tanina? » De toute façon, elle voulut le mépriser, parce qu'il ne
s'était pas expliqué directement avec elle. Dans son for intérieur,
elle le traita d imbécile; et ensuite, réfléchissant à cette muette
insulte, il lui sembla qu'elle avait ainsi souffleté et chassé la
passion même dont elle avait honte.
L'idée lui vint d'aller à Lago pour se distraire, pour apprendre
ce qu'on y disait de la fuite de Dom Aurelio. Et elle pensa :
(1) Voyez la Revue du 15 février et du l" mars 1911.
TOME ir. — 1911. IG
242 REVUE DES DEUX MONDES.
" Gomment l'autre va-t-il justifier sou séjour, maintenant que
Dom Aurelio est parti? » Mais, à cette pensée, un douloureux
frisson lui courut dans les veines : la passion chassée revenait
comme revient le flot. Avant d'être arrivée à la grille, elle
s'avisa qu'elle rencontrerait peut-être M. Alberti, changea de
dessein, s'engagea dans le sentier qui mène à la châtaigneraie,
s'assit sur le premier banc qui s'offrit, essaya de ne plus penser à
rien, d'endormir ses cruelles angoisses en écoutant le murmure
de la brise, en considérant les inquiétudes de l'herbe fleurie.
Bientôt, en effet, la pensée fit silence et le rêve lui succéda.
// la surprenait, la nuit, dans le parc de Vélo, à la clarté incer-
taine de la lune, sous une pluie odorante de fleurs d'acacia;
il lui passait le bras autour de la ceinture, l'attirait sur sa
poitrine, lui imprimait ses lèvres sur les lèvres; et le parc, la
lune, le vent, la pluie de fleurs, tout cessait d'exister...
La cloche du déjeuner la rappela à l'ennuyeuse réalité.
Déjà M. Marcello était à table, et son visage ne promettait rien
de bon. Ce fut à peine s'il salua Lelia. Alors elle s'enferma à
son tour dans un silence obstiné. Ce fut M. Marcello qui le pre-
mier s'adoucit. 11 lui fît observer amicalement qu'elle n'avait
presque rien mangé. Elle ne fut pas moins agacée de cette man-
suétude qu'elle ne l'avait été tout à l'heure de la mine revêche,
et, aussitôt après le café, elle sortit silencieusement, un peu par
dépit, un peu aussi pour cacher des larmes qui allaient jaillir,
des larmes dont elle n'aurait pas su dire si elles venaient de la
colère, ou de l'angoisse d'un conflit intérieur, ou d'une amère
pitié pour elle-même : car, en fait, elles brûlaient de tous ces
feux.
M. Marcello se leva quelques instans après elle, et, le dos
courbé, les bras en anse et les mains appuyées sur les hanches,
il s'en alla au salon, espérant l'y retrouver. Mais elle n'y était
pas. Alors il s'assit tristement devant le piano et se mit à jouer.
Lelia, qui était dans la galerie, reconnut le thème de Pergolèse
sur lequel le vieillard s'était abandonné à ses rêveries, dans la
nuit qui avait suivi l'étourdissement. Cette fois encore, les
mains, frémissantes d'inspiration, touchaient le piano d'une
façon inimitable, faisaient passer dans les notes toutes les amer-
tumes secrètes du musicien. La plainte du poète d'autrefois, la
plainte de l'artiste d'autrefois devint pour elle la plainte propre
de ce vieillard solitaire, qui avait tout perdu en ce monde et
LEILA.
243
qui se heurtait de toutes parts à la glace de volontés en antago-
nisme avec la sienne. Elle lui pardonna ses froncemens de sour-
cils, et, à pas de loup, descendit au salon, vint s'asseoir sans
bruit à côté du piano, dans un endroit où M. Marcello pouvait
la voir.
Il la vit, en efTet, et il cessa de jouer. Elle aurait voulu le
prier de continuer ; mais les mots s'arrêtaient malgré elle sur
ses lèvres, scellées par un sceau d'orgueil. Ils sentaient l'un et
l'autre que, si l'un avait commencé de parler, l'autre aussi eût
parlé volontiers ; mais ils se taisaient, ne trouvant pas les paroles
qu'il aurait fallu. Enfin M. Marcello se leva et, en soupirant,
il dit avec une douceur triste :
— Adieu, ma chérie.
Puis il s'achemina vers son cabinet.
Lelia, absorbée dans l'agitation confuse de ses propres sen-
timens, n'avait pas répondu tout de suite à cet adieu d'une
douceur imprévue. Elle reprit conscience d'elle-même, eut un
sursaut, suivit lentement le vieillard jusqu'à la porte, murmura :
— Père !
Et, lorsqu'il se retourna, surpris, elle lui présenta son front
pour un baiser. Il donna ce baiser légèrement, avec une expres-
sion de bonheur, lui prit la main, lui dit :
— Viens, ma chérie.
Et il l'emmena dans son cabinet. Elle crut qu'il avait inter-
prété son acte comme un commencement de condescendance à
ses propres désirs, eut une seconde dhésitalion, sentit son
cœur battre. Quand il fut dans le cabinet, il en ferma la porte
derrière elle, posa les deux mains sur la tête de la jeune fille et
dit, avec des larmes dans les yeux :
— Tu as pensé à Andréa?
Sur le moment, elle ne saisit pas le véritable sens de cette
question, et, à tout hasard, elle répondit :
— Oui, père.
Mais clic tremblait d'avoir donné lieu à une équivoque,
tremblait aussi d'avoir entendu le vieillard prononcer le nom
d'Andréa.
— Sois bénie, ma chérie! reprit-il.
Elle frissonna. Pourquoi la bénissait-il? En réalité, si le
vieillard l'avait bénie, ce n'était pas en conséquence d'une équi-
voque ; c'était seulement pour la remercier de l'affection qu'elle
:
244 REVUE DES DEUX MONDES.
lui avait. témoignée tout à l'heure. Puis, par un élan de cette
tendresse impulsive qui, dans ses condescendances, lui faisait
parfois dépasser le but, il prit les deux mains de Lelia et il lui
dit en souriant :
— J'ai vu Donna Fedele, après votre conversation. Je dois
te dire, en conscience, que j'ai bien songé à cette chose-là,
lorsque la personne en question est venue ici. Je ne voulais pas
te sacrifier à mon égoïsme. 11 me semblait qu'Andréa lui-même
aurait été content. Mais, d'ailleurs, si ce n'est pas un sacrifice
pour toi de rester dans l'état où tu es, eh bien! j'en suis heureux.
Lelia se tut, affecta de ne pas comprendre. En face de ce
silence, M. Marcello regretta d'être allé si loin; mais il n'y avait
pas moyen de retirer ce qui était dit.
— Va donc prendre un peu l'air, conclut-il. Va voir ce qui
s'est passé à Lago, depuis le départ de Dom Aurelio.
Elle aurait préféré ne pas sortir ; elle aurait voulu s'enfermer
dans sa chambre pour y analyser, en un creuset idéal, les der-
nières paroles du vieillard. Mais elle eut peur de le faire, et elle
partit pour Lago. En traversant le jardin, elle s'efforçait de
penser à la fuite du prêtre, à ce que devaient dire et faire les
habitans du village. Mais les arbres près desquels elle passait,
les sapins qui se dressaient devant l'écurie, les bouleaux qui
gardaient la grille semblaient lui chuchoter, dans leur silence
rigide : « Ce n'est pas cela qui te tient au cœur; c'est une autre
chose, que nous savons, mais que nous ne disons pas. » Arrivée
sur la colline, au milieu des grands châtaigniers, elle ralentit
sa marche. Et alors ce furent les grands châtaigniers qui mur-
murèrent : « Pauvre fille ! Tu disais non à son amour, quand
les autres disaient oui; et, maintenant que M. Marcello dit non,
comme toi, c'est toi, hélas 1 qui ne sais plus le dire, qui n'as
plus la force de le dire. Tu voudrais dire oui; mais jamais
plus personne ne te le demandera. »
A quelques pas de l'endroit où la traverse de Sant'Ubaldo
rencontre la route carrossable qui descend à Vélo, elle croisa
deux paysannes et un cultivateur qui cheminaient en causant
paisiblement.
— Tous, disait l'homme, ils ont tort : le curé, qui s'est sauvé
comme un larron, l'archiprètre qui a fait chasser le curé parce
que celui-ci s'est montré charitable, les femmes qui refusent
• LEILA. 215
de mettre les pieds dans la maison du bon Dieu depuis que le
jeune curé n'y est plus...
— C'est tout à fait ça! répondit une des paysannes, approu-
vant.
Au passage, cette paysanne salua Lelia, qui la retint pour
lui demander ce qui était advenu.
Ce qui était advenu? Le curé de Lago s'était enfui. Les
femmes du pays, furieuses contre l'archiprêtre et contre
l'évêque, s'étaient réunies, quelques hommes aussi présens, et
elles avaient juré de ne plus entrer à l'église, ni pour la messe
du dimanche, ni pour les baptêmes, ni pour les mariages, tant
que Dom Aurelio ne serait pas revenu. Sur quoi, un monsieur,
un beau jeune homme, les avait haranguées fort bien, en bon
chrétien, mais sans rien obtenir d'elles. Les femmes avaient
même écrit quelque chose, avec du charbon, sur les vantaux du
portail. Puis elles s'étaient dispersées, mais en disant qu'elles se
réuniraient de nouveau le soir. Quant au jeune monsieur, il
était parti.
Les trois passans se remirent en route, et Lelia continua son
chemin. Sur le parvis de l'église, il n'y avait personne. La
jeune fille s'approcha de la porte et lut :
Fermé jusqu'au retour de Dom Aurelio.
Tout à coup, elle entendit un bruit de pas derrière elle.
C'était M. Alberti, en compagnie de Luzia, laquelle portait un
seau d'eau et une éponge.
Lorsque la jeune fille aperçut Massimo, celui-ci s'était déjà
composé un maintien d'indifférence sereine et polie. Il avait fait
tout son possible pour apaiser les mutins ; il avait tâché de dis-
culper l'archiprêtre, de disculper l'évêque, certainement trompés
par les faux rapports de personnes malveillantes ; il avait répété
sur tous les tons aux habitans que, en complotant de ne plus
aller à l'église, non seulement ils causeraient à Dom Aurelio un
chagrin mortel, mais ils lui nuiraient aussi auprès de ses supé-
rieurs, car les supérieurs penseraient : « Quelle espèce de reli-
gion leur enseignait donc ce curé-là? » Puis il leur avait parlé
du Saint-Sacrement, auquel était dû plus d'amour et plus de
respect qu'à un prêtre quelconque. Il n'avait pas réussi à les
persuader; mais pourtant il était satisfait, dans sa conscience,
de s'être élevé au-dessus des aigreurs et des rancunes, comme
246 REVUE DES DEUX MONDES.
s'y serait élevé Dom x4.urelio, et cette noble satisfaction lui
rendait la sérénité facile, même vis-à-vis de Lelia. Il se sentait
supérieur à elle et à ses jugemens injurieux; il se sentait plus
ferme dans la résolution de considérer cette période d'amour
comme une période de faiblesse, dans la résolution d'étouffer
un amour qui ne s'accordait pas avec sa dignité, dans la réso-
lution de se réserver pour une autre femme qui aurait avec lui
plus d'affmités d'esprit et de cœur.
— Bonjour, mademoiselle, lui dit-il avec un sourire. Je n'ai
pas obtenu par la parole ce que je voulais; je vais tâcher de
mieux réussir avec une éponge.
Et il se mit à lav^er gaillardement l'inscription. Lelia, très
pâle, feignit de ne savoir rien encore et lui demanda qui avait
écrit cela. Il posa l'éponge dans le seau et raconta le fait, tran-
quillement. Quand le récit fut terminé, Massimo dit à Lelia,
toujours sur le même ton d'indifférence :
— Vous continuez votre promenade, ou vous redescendez?.
Elle le regarda, surprise; et il lut dans ce regard l'appré-.
hension qu'elle avait de l'entendre lui offrir sa compagnie.
— Quant à moi, reprit-il, je suis obligé de rester encore
un peu.
En ce moment, les nuées qui chargeaient la bleuâtre Priaforà
firent entendre un coup de tonnerre. Il n'y avait pas à craindre
de pluie prochaine : au bas de la montagne, le soleil resplendis-
sait sur les maisons et sur les prairies; les crêtes dorées du Sum-
mano flamboyaient dans l'azur. Mais ce coup de tonnerre n'en
vint pas moins fort à propos pour tirer la jeune fille d'embarras.
— Je redescends, dit-elle.
— Alors, mademoiselle, ajouta Massimo, je vous prie de vou-
loir bien avertir M. Marcello que je partirai ce soir, par le train
de six heures. J'ai une commission à faire ici pour Dom Aurelio.
Dès que je serai libre, j'irai prendre congé à la Montanina.
Et il la salua. Lelia répondit à ce salut par une brève incli-
nation de la tête, et elle s'en alla par le raccourci qui part de
l'église. Elle était si troublée que, sans trop savoir pourquoi,
elle aurait pleuré de rage et de chagrin.
A Lago, elle trouva Teresina, qui venait au-dovant d'elle
par ordre du maître, et qui lui apportait la clef du parc de
Vélo, où elle pourrait, s'il lui plaisait, cueillir des fleurs pour
la table. Mais la jeune fille préféra retourner directement à la
LEILA.
247
maison. D'abord elle ne souilla mot du départ d'Alberti, qu'elle
était chargée d'annoncer. Ce fut la femme de chambre qui y fit
une prudente allusion, insinuant que, puisque Dom Aurelio
n'était plus là, M. Massinio abrégerait sans doute son séjour.
Sur ce, Lelia dit que M. Alberti partirait dans la soirée. A cette
nouvelle, Teresina poussa une exclamation de soulagement.
— Comme j'en suis contente! déclara-t-elle.
Cette exclamation parut étrange à Lelia, parce que, d'habi-
tude, la femme de chambre parlait d'Alberti avec un enthou-
siasme lyrique. Mais la jeune fille ne demanda pas d'expli^
ration,, et Teresina attendit vainement d'être interrogée. Enfin,
comme Mademoiselle ne semblait pas disposée à rompre le
silence, l'autre se décida à prendre la parole. Elle dit qu'elle en
avait entendu de belles, dans la matinée, sur le compte de ce
M. Alberti. Tandis qu'elle descendait à la gare, en compagnie
de la cuisinière, celle-ci lui avait rapporté certains propos tenus
par la servante de M""" Beltina Pagan, belle-sœur de l'ar-
chiprêtre. Ah! on le connaissait bien, M. Alberti, à la maison
canoniale. On savait que, quoiqu'il allât à l'église, il était pire,-
en matière de religion, que Carnesecca lui-même. Et on savait
aussi qu'il menait une vie dissolue ; qu'à Milan, il avait des
liaisons avec des femmes mariées.
— Vraiment? fit Lelia, indifférente.
La femme de chambre s'étonna un peu de ce laconisme,
s'excusa d'avoir parlé de choses qui ne la regardaient pas. Pour
toute réponse, Lelia haussa les épaules; et Teresina n'ouvrit
plus la bouche.
Revenue à la Montanina, la jeune fille s'accouda sur le pont
de la Riderella et se pencha pour regarder l'eau. Elle avait le
cœur torturé à la fois par une douleur acre et par un acre
plaisir qui s'y agitaient en même temps, qui disaient en même
temps : « Donc, il était indigne! Donc, il était indigne! » En
vain les rosiers, à droite et à gauche, allongeaient vers elle
les grappes écartâtes de leurs roses; en vain la brise, embaumée
de l'odeur des foins, balançait mollement ces grappes, comme
pour l'avertir de prêter l'oreille à l'avertissement des fleurs
voluptueuses : <( Il y a encore de l'amour! Il y a encore de la
vie! » elle ne voyait rien, n'écoutait rien, se raidissait dans sa
souffrance. Non, non! Pour elle, il n'y avait plus d'amour, il
n'y avait plus de vie !
248
REVUE DES DEUX MONDES.
M. Marcello apprit le prochain départ de Massimo avec une
apparente satisfaction. Lelia se figura qu'il serait encore plus
satisfait, s'il savait ce que savaient les prêtres de Vélo, et il
lui sembla qu'en redisant cela, elle en deviendrait elle-même
plus certaine. Au moment de parler, une voix de protestation
s'éleva dans le fond de son âme ; mais elle parla tout de même.
Tandis qu'elle parlait, elle comprit qu'elle faisait mal, très
mal, et qu'elle aurait dû s'interrompre; mais elle ne s'inter-
rompit pas. Elle dit tout, la face empourprée. x\I. Marcello écou-
tait, fronçant les sourcils. Ensuite il remarqua que les prêtres
de Vélo auraient beaucoup mieux fait de ne pas divulguer des
bruits semblables; que, pour son propre compte, il n'en croyait
rien ; qu'au surplus, les prêtres eux-mêmes ne pouvaient avoir
aucune certitude; mais que, d'ailleurs, étant donné la situation
actuelle, il était inutile de s'occuper de cette affaire.
Sortie du cabinet, Lelia se souvint du mot de Donna Fedele :
« Ne t'a-t-on pas rapporté quelque chose ? » Et de nouveau la
voix profonde chuchota dans son cœur : « Donna Fedele connaît
l'accusation, et elle n'y croit pas. »
Massimo rentra à la Montanina vers quatre heures et demie.
Après avoir préparé ses valises, il descendit au salon, n'y trouva
personne, alla dans le cabinet de M. Marcello.
— Ainsi vous partez? lui dit le vieillard, avec un embarras
dont Massimo ne saisit pas entièrement la cause.
— Oui, répondit le jeune homme. Mon devoir est d'assister
Dom Aurelio, dans les pénibles circonstances où il se trouve, et
de lui apporter le réconfort de mon amitié.
Puis il adressa à son hôte les remerciemens d'usage, l'assura
de sa profonde gratitude, et non pour la seule hospitalité.
Après quoi, il demeura silencieux, vaincu qu'il était par l'émotion.
M. Marcello, ému aussi, aurait bien juré que les prêtres de
Vélo s'étaient trompés ou qu'ils avaient menti. Il aurait voulu
dire à Massimo : « Revenez vite ! » Mais il se contint. Au lieu de
lui faire l'invitation, il le pria d'écrire, de donner souvent de
ses nouvelles, d'en donner aussi de Dom Aurelio. Lorsque le
jeune homme se leva pour partir, le vieillard se leva aussi,
l'accompagna jusque sur le perron, commanda de porter les
valises à la gare, embrassa deux fois l'ami d'Andréa en disant :
— Une fois pour lui et une fois pour moi !
LEILA.
249
— Soyez sûr que j'en suis digne, murmura le jeune homme.
— Je n'en doute pas! s'écria le vieillard avec une énergie
cfui fit tressaillir Massimo, tant elle semblait pleine de signifi-
cations cachées.
— Voulez-vous dire adieu à Lelia? demanda ensuite M. Mar-
cello.
— Oui, si c'est possible, répondit Massimo en s'inclinant
légèrement.
On alla chercher Lelia ; mais elle était sortie, et elle avait
emporté la clef de la chapelle.
— Vous pourrez l'y voir en passant, dit M. Marcello.
Quand Massimo fut seul, il se demanda s'il devait entrer
dans la chapelle ou passer outre; car, apparemment. M"* Lelia
n'avait aucun désir de le voir. Devant le portail il s'arrêta,
incertain. Elle, de son côté, avait reconnu le pas du jeune
homme, et, entendant qu'il s'arrêtait, elle avait deviné son
incertitude. Elle se leva de son prie-Dieu, se demanda à son tour
si elle devait sortir ou non. L'un et l'autre, ils eurent eu même
temps cette môme pensée : « Le mieux est de faire ce que ferait
un indifférent. » Et ils se rencontrèrent sur le seuil.
— Vous partez? dit-elle, sans lui tendre sa main. Bon
voyage. Au revoir.
— Il sera difficile que nous nous revoyions, répondit Mas-
simo avec un sourire. Mais je n'oublierai pas les jours que j'ai
passés chez vous.
— Chez moi? Non, interrompit Lelia.
— Et je vous souhaite, poursuivit Massimo, sans tenir
compte de l'interruption, tout le bonheur possible, pour Je
longues années. Je vous le souhaite de tout cœur, mademoiselle.
— Merci.
Le jeune homme la salua, franchit la grille, prit à pas
rapides le chemin de la gare. Il était content de lui-même,
content d'avoir montré plus d'aisance et plus d'orgueil qu'elle,
de lui avoir parlé comme si, en effet, il ne devait jamais la
revoir et que cela lui fût parfaitement indifférent.
La jeune fille s'en alla par le sentier qui longe la Kiderelia,
et, mortellement lasse, elle se laissa choir sur nn banc rus-
tique, à l'ombre des noyers.
250 REVUE DES DEUX MONDES.
III
Il fut très dur pour Lelia, deux heures après, de descendre
de sa chambre dans la salle à manger. Elle sentait qu'elle ne
pourrait prendre aucune nourriture, prévoyait les questions de
M. JVIarcello, qui observait tout, qui s'inquiétait de tout, qui
voulait tout savoir, spécialement lorsqu'il se trouvait dans des
dispositions affectueuses. Donc, si elle n'était pas descendue,
c'était lui qui serait monté, lui qui. Dieu sait par quelles
demandes, aurait scruté l'âme douloureuse. Le plus prudent
était encore de descendre.
Pour se dispenser de manger, elle prétexta un violent mal
de tête; et M. Marcello, par une série de questions, lui fit dire
une série de mensonges. Elle était humiliée de mentir et agacée
par les questions. Finalement M. Marcello se tut, s'absorba dans
ses tristes pensées. Puis, quand Giovanni, après avoir servi le
dîner, les eut laissés seuls, il demanda à Lelia si elle avait vu
M. Alberti, qui désirait lui dire adieu. Elle répondit oui, d'un
air à demi apathique, à demi grognon, et elle se leva, sollicita
la permission de remonter dans sa chambre.
— Va, ma chérie, lui dit M. Marcello.
Mais, au moment où elle allait sortir, il la rappela.
— Ecoute, reprit-il. Je te bénis, dès maintenant et de toute
manière, soit que tu te maries, soit que tu préfères vivre seule.
Mais, si tu vis seule, j'espère que tu ne m'accuseras pas d'é-
goïsme, parce que j'avais pensé...
Et il sourit de son rire touchant, plein de tristesse et de
tendresse.
— Merci, père, murniura-t-elle.
Puis, songeant toujours à l'équivoque possible, elle ne put
s'empêcher d'ajouter :
— Je ne sais si je mérite votre bénédiction.
, Ces froides paroles déplurent au pauvre vieillard. Elle sentit
qu'elle lui avait fait mal, elle en eut du regret, mais elle ne put
se repentir d'avoir prononcé des paroles qui tendaient à lui
épargner de dangereuses illusions. Elle se glissa hors du salon,
sans rien dire, et elle ferma doucement la porte derrière
elle.
M. Marcello ne bougea pas. 11 y avait longtemps que la
LEILA. 251
maison ne lui avait paru si triste, si vide. Il rapprocha de lui
Jeux vases qui, placés sur la table, contenaient des pieds de
ryclamens non fleuris : un caprice de Lelia, qu'il désapprou-
vait. Il en considéra avec une pitié affectueuse les feuilles d'un
vert sombre, marbrées de vert clair, le bouton à la tige aérienne,
cette petite vie innocente qui, arrachée du nid de mousse où
elle avait pris naissance, au pied d'un châtaignier, puis trans-
portée dans cette habitation qui répugnait à sa nature, allait
pourtant donner une fleur à ses bourreaux. M. Marcello avait
beaucoup aimé et cultivé les fleurs, et, lorsqu'il essuyait leurs
feuilles poudreuses ou qu'il les désaltérait avec l'eau de la Ride-
rella, tiédie au soleil, il avait cru sentir qu'elles l'aimaient
aussi. La petite plante martyrisée, qui le récréait maintenant de
son beau feuillage vert sombre, était plus affectueuse pour lui
que Lelia, qui tenait close une si grande partie de son âme,
qui défendait avec un soin si jaloux sa propre indépendance
morale. Il aurait volontiers baisé cette mignonne vie, s'il n'avait
pas eu honte de son attendrissement comme d'un sentimenta-
lisme ridicule.
Un sourd grondement de tonnerre, venu de la Priaforà qui
avait été menaçante toute la journée, coupa court à ces rêve-
ries. Le vieillard crut se souvenir que la grande croisée du salon
était ouverte. Pour ne pas déranger Giovanni, qui soupait, il alla
lui-même fermer la croisée. La nuit tombait rapidement. Un
éclair flamboya, et le tonnerre fit de nouveau trembler les vitres.
M. Marcello s'approcha de la fenêtre, pour contempler les té-
nèbres que déchiraient les lueurs de la foudre. Les énormes
crêtes rocheuses du Barco s'illuminaient une seconde, livides,
tragiques, et disparaissaient. Les peupliers s'illuminaient et dis-
paraissaient, le long de la Riderella, droits dans l'air immobile,
telle la grand'garde dun corps de réserve qui attendrait, sans
mouvement et sans bruit, l'approche de la bataille engagée sur
le front. Soudain la pluie crépita, les éclairs s'éteignirent, on
ne vit plus rien. Alors M. Marcello se fit apporter sa lampe
florentine, mit ses lunettes, commença la lecture du journal.
Contrairement à son habitude, il s'en fatigua tout de suite. Il
n'avait pas non plus envie de jouer du piano. D'ailleurs il
n'éprouvait aucun malaise. Le clapotage de la pluie s'était
changé en un bruissement monotone et triste. Le vieillard avait
le cœur lourd. 11 pensa à Dom Aurelio, qu'il ne reverrait plus.
252 REVUE DES DEUX MONDES.
Des paroles amères lui montèrent aux lèvres contre les prêtres
de Vélo et contractèrent silencieusement tous les muscles de
son visage.
Enfin il prit sa lampe pour s'en aller au lit. A la vue de la
Bible et de Vlmitation, qu'il gardait toujours sur sa table, il
s'effraya d'avoir cédé aux impulsions de sa nature fougueuse,
d'avoir manqué de charité, lui qui reprochait aux autres un
pareil manquement. Il s'en confessa à Dieu avec une vive con-
trition, saisit la petite Bible, la serra à deux mains, sans l'ouvrir,
comme le naufragé s'accroche à un cordage, jusqu'au moment
où il sentit la paix affluer dans son cœur. Après avoir remis la
Bible sur la table, il forma le projet d'aller se confesser, le
lendemain, à Tarchiprêtre lui-même. Tranquillisé par cette
intention, il enregistra, ainsi qu'il faisait chaque soir, les dé-
penses de la journée. Comme c'était le dernier jour du mois et
qu'il avait oublié de payer le salaire des domestiques, il fit pour
chacun d'eux, avec soin, le compte des sommes dues, divisa
l'argent en autant de parts, bien rangées sur son bureau. Il dis-
posa aussi en petits tas la monnaie des secours mensuels qu'il
distribuait à certains pauvres.
Le plaintif murmure de la pluie lui rappela les vases de
cristal oii languissaient les cyclamens. Il alla chercher dans une
armoire les deux petits pots de terre d'où ces plantes avaient
été enlevées, cruellement, à ce qu'il lui semblait, pour être mises
dans le cristal; il les replaça dans les pots, satisfait de cette
action charitable, et il leur dit à haute voix, comme si elles
avaient entendu pleuvoir et qu'elles souffrissent d'être privées
de l'eau vitale, qu'il allait les reporter dehors. En effet, il les
reporta dehors, sans se soucier de la pluie, les déposa l'une à
côté de l'autre, derrière la villa, sur le bord de la pente herbeuse.
Quand il se redressa, il fut pris d'étourdissement. Il n'y fit pas
attention. Maintes fois déjà, même au temps de sa jeunesse, il
lui était arrivé de se sentir étourdi, lorsqu'il se relevait, après
avoir ameubli la terre autour de ses chères plantes.
Quand l'étourdissement fut passé, il regagna sa chambre, se
mita genoux, récita les prières du soir. Puis il se déshabilla,
monta sur son lit, entra ses jambes sous les couvertures. Alors
l'étourdissement le reprit. Il appuya sa tête au chevet. Et, sou-
dain, ce fut comme un coup de foudre qui aurait couru de sa
nuque à ses pieds. Il voulut crier, mais il ne cria pas. Il sentit
LEILA.
2S3
ses bras se glacer, comprit que c'était la mort, remua inutile-
ment les lèvres pour dire : « In maniis tuas^ Domine! >>
Tout était fmi. Il n'y avait plus de vivant, dans la chambre,
que la lampe florentine, dont la flamme indiff'érente éclairait un
visage de marbre jaunâtre, gravement incliné contre le chevet,
sous une forêt de cheveux d'un gris fauve, et la montre d'or
dont le petit cœur indifférent continuait à battre sur la table
de nuit.
ICI POINTE L'OMBRE DU SIEUR MOMI
I
A dix heures. Donna Fedele arriva en voiture. Elle avait
appris vers neuf heures la triste nouvelle, par un billet désolé
de Lelia. La jeune fille vint au-devant de la visiteuse dans la
véranda. Elles s'embrassèrent, sans prononcer un mot. Lelia
avait les yeux baignés de larmes; Donna Fedele avait la face
terreuse, mais ne pleurait pas. Elles entrèrent au salon. Tere-
sina, qui y entrait au même instant, éclata en sanglots, se
couvrit le visage avec son mouchoir. Dès qu'elle put se dominer,
elle présenta un télégramme à sa maîtresse.
Pendant que Lelia lisait ce télégramme, Donna Fedele inter-
rogea Teresina. On ne s'était aperçu de rien, hier, ni dans
laprès-midi, ni le soir? Non, on ne s'était aperçu de rien.
A vrai dire, monsieur n'avait pas été de bonne humeur ; mais cela
s'expliquait par le chagrin que lui avaient causé la fuite de
Dom Aurelio et le départ de M. Alberti.
Et comment avait-on découvert la catastrophe? Ce fut Lelia
qui fit la réponse. A sept heures, Giovanni était allé porter le
café à M. Marcello, et il n'avait plus trouvé qu'un cadavre.
M. Marcello était assis dans son lit, le buste hors des couver-
tures, la tête appuyée contre le chevet. La mort, au dire du mé-
decin, avait dû être subite : car le corps était dans l'attitude
2Mi REVUE DES DEUX MONDES.
du repos, le visage tranquille, et rien ne déiioLait aucun elîort
pour descendre du lit ou pour tirer la sonnette. La lampe brûlait
encore.
Teresina ajouta d'autres détails. Giovanni, qui couchait au
rez-de-chaussée, avait entendu le maître aller et venir, ouvrir
la porte, sortir de la maison. Et le lendemain matin, de bonne
heure, en faisant la salle à manger, Giovanni n'y avait plus
trouvé les cyclamens ; mais il les avait aperçus dehors, sans que
personne sût qui les avait portés là. Sûrement, c'était M. Mar-
cello, qui avait voulu les faire jouir de la pluie.
— Tu auras besoin qu'on taide, dit à Lelia Donna Fedele,
après un moment de lutte contre sa propre émotion.
Pour toute réponse, celle-ci lui présenta le télégramme par
lequel Thomme d'affaires de M. Marcello annonçait qu'il arrive-
rait le jour même de Vicence, avec un notaire.
Donna Fedele demanda encore s'il y avait des parens à
prévenir. Alors Teresina dit que M. Marcello avait des cousins
au troisième ou au quatrième degré; mais son maître lui avait
répété plusieurs fois que, lorsqu'il mourrait, il était inutile de
les déranger à cette occasion.
Giovanni vint annoncer que l'archiprêtre et le chapelain
demandaient si Mademoiselle pouvait les recevoir. Lelia, mé-
contente, interrogea des yeux Donna Fedele, qui lui conseilla
de les faire entrer.
— Pendant ce temps-là, si tu permets,... fit-elle.
Lelia, comprenant, répondit à voix basse :
— Je vous en prie.
Donna Fedele se dirigea religieusement vers la chambre de
la Mort. En traversant le cabinet, son admirable force de carac-
tère fut sur le point de faiblir. Là, quelques heures auparavant,
elle s'était encore entretenue avec lui. Elle revoyait ce visage ridé,
qui toutefois conservait une expression de jeunesse, ces yeux
qu'animaient si vivement les impulsions d'une âme chaleureuse;
tille réentendait celte voix sincère. Et il lui semblait qu'elle
n'était sortie de là que depuis quelques minutes. Le fauteuil a
bras était placé de biais près du bureau; sur le bureau, devant
le fauteuil, il y avait un registre ouvert.
La porte de la chambre à coucher était entre-bâillée. Donna
Fedele la poussa doucement, avec révérence, et elle entra. Sur le
lit, entre deux cierges qui brûlaient, elle vit son vieil ami, vêtu
LEILA.
255
de noir, tenant le crucifix entre ses mains de cire. La femme du
concierge, assise en face du lit, près de la fenêtre, se leva.
L'arrivante lui proposa doucement, à voix basse, de sortir une
demi-heure, et lui dit que, jusqu'à son retour, ce serait elle
qui veillerait.
Quand cette femme fut sortie. Donna Fedele s'approcha du
lit, et, debout, contempla la face blême du défunt, du seul
homme que, dans sa jeunesse, elle eût réellement aimé. Elle la
contempla avec une tristesse tendre et sereine. Il avait terminé
le soir douloureux de sa longue journée, il était réuni à son
cher fils. Ensuite elle ferma les yeux, le revit jeune, repensa au
secret amour qu'elle avait eu pour lui, à cet amour si délicieux,
même dans ses coupables et amères inquiétudes. Ah ! si alors il
avait voulu, elle lui aurait tout sacrifié avec joie. Et c'était lui
qui avait compris le péril, c'était lui qui avait préservé d'une si
funeste erreur l'amoureuse affolée par la passion !
Elle se pencha pour baiser les mains de cire, s'agenouilla,
pria, fit au mort la promesse d'être maternelle pour la femme
que son fils avait ardemment aimée. Et, puisque, à la veille de
mourir, il avait souhaité cette union qui lui semblait bonne
pour la jeune fille, bonne aussi pour sa propre maison, elle lui
promit tacitement que cette union se ferait.
Elle se releva, consolée. Elle entendait distinctement le tic
tac de la montre, sur la table de nuit. C'était comme s'il survi-
vait quelque chose de lui, comme s'il pouvait encore avoir
entendu. Il y avait des fleurs semées sur le drap. Elle pensa que
toute autre aurait pris une de ces fleurs en souvenir. Mais elle,
sans savoir ce qui la retenait, n'osa pas en prendre. Et elle
baisa de nouveau les mains de cire, baisa ic crucifix, comme
pour sceller sa promesse.
Il
En sortant de la chambre de la Mort, elle fut très surprise
de trouver Lelia dans le cabinet. Celle-ci était frémissante,
courroucée contre l'archiprêtre et surtout contre le chapelain,
tellement exaspérée qu'elle ne voulut point parler d'eux près de
la dépouille mortelle et qu'elle emmena Donna Fedele au salon.
L'archiprêtre et le chapelain avaient grandement déploré, au
point de vue religieux, la fin subite de M. Marcello; et, comme
256 REVUE DES DEUX MONDES.
Lelia leur rappelait la vie irréprochable et charitable du défunt,
sa grande pitié, les sacremens qu'il avait reçus peu de jours
avant la catastrophe, l'archiprêtre n'avait répondu que par de
froids « Espérons, » et le chapelain n'avait rien dit du tout. En-
suite l'archiprêtre, supposant évidemment qu'il parlait à l'héri-
tière, s'était permis de faire allusion aux besoins de son église;
et le chapelain, avec un air de componction, avait demandé si
ce jeune homme était encore à la Montanina.
— J'ai répondu oui, de rage, ajouta-t-elle, et aussi parce
que ce sont des indiscrets qui fourrent leur nez partout. Ils
savaient parfaitement que M. Alberti n'est plus ici : car l'archi-
prêtre est devenu tout rouge et le chapelain est devenu tout
jaune.
Et elle exprima le regret de n'avoir pas fait tout de suite ce
qu'elle se proposait de faire tout à l'heure : s'enfermer dans la
chambre de M. Marcello et n'en plus sortir que pour sortir
aussi de la Montanina. Son devoir l'obligeait à demeurer près de
M. Marcello jusqu'à la dernière minute ; mais, quand il ne serait
plus là, il n'y aurait plus de place pour elle dans la maison.
Donna Fedele essaya d'amener sa jeune amie à d'autres idées;
mais, comme Lelia s'irritait, elle jugea prudent de ne pas insister
davantage, et elle prit congé en annonçant qu'elle reviendrait
dans l'après-midi. Lelia, sans dire si cette seconde visite lui
serait agréable ou non, la quitta après un baiser silencieux et
se dirigea vers la chambre mortuaire.
Donna Fedele ne voulait pas s'en aller avant d'avoir parlé à
ïcresina; mais elle était à bout de force, et elle n'eut pas le
courage d'aller la chercher. Elle se laissa tomber sur un fau-
teuil du salon, en attendant que quelqu'un y entrât. Bientôt elle
entendit Giovanni et la cuisinière qui s'entretenaient dans la
salle à manger. Giovanni passa la tête à la porte du salon, pour
s'assurer que l'on pouvait causer sans crainte; et alors Donna
Fedele lui demanda de faire venir la femme de chambre.
Teresina venue. Donna Fedele lui dit que Lelia s'était en-
fermée dans la chambre mortuaire et que la jeune lille parlait
de s'en aller aussitôt après les funérailles.
— J'espère qu'en ce cas votre maîtresse me demanderait
l'hospitalité, au moins pour quelque temps, ajouta-t-elle. Mais
d'ailleurs j'ignore quels sont les projets qu'elle a réellement
dans la tète.
LEiLA. 257
La femme de chambre parut bien tranquille. S'en aller? Et
pourquoi s'en aller? L'héritière, c'était Mademoiselle. Monsieur
l'avait fait entendre très clairement à Teresina.
Donna Fedele exprima un doute. Si Lelia n'acceptait pas la
succession?.,.
Teresina resta bouche béante. « Ne pas accepter la succes-
sion? Mais pourquoi? Mademoiselle accepterait, ne fût-ce que
pour venir en aide à son père. » Et elle raconta comment Lelia
envoyait souvent de l'argent à M. de Camin. Au surplus, si
Mademoiselle refusait l'héritage, comment ferait-elle pour
vivre?
— Ma chère, dit Donna Fedele, quand l'orgueil s'en mêle...
La femme de chambre ne pouvait comprendre un orgueil
de cette sorte, et Donna Fedele renonça à le lui expliquer.
Elle pria donc Teresina d'avertir le cocher qu'elle s'en retour-
nait au cottage. Teresina la supplia de rester jusqu'à larrivéc
du notaire et de lliomme d'affaires, pour savoir quelque chose
du testament. Donna Fedele répondit qu'elle ne se souciait
pas de paraître une intruse et qu'elle reviendrait, si on la
rappelait.
On ne la rappela point. Mais, dans la soirée, elle reçut de
l'homme d'affaires le billet suivant:
« Madame,
(( Sur le désir que m'en a exprimé la femme de chambre
Teresina Scotz, j'ai l'honneur de vous faire savoir que, ce ma-
tin, je me suis rendu avec le notaire, M'' Gamilli, docteur en
droit, à la justice de paix de Schio, où a été ouvert le testament
olographe de feu M. Marcello, testament régulièrement déposé
en Fétude du susdit notaire. J'ai aussi l'honneur de vous faire
savoir que M"*" Lelia Camin est légataire universelle et que la
femme de chambre Teresina Scotz a une pension viagère de
mille huit cents francs, tous frais payés. Je vous fais savoir en
outre, toujours à la prière de ladite femme Scotz, qu'il est arrivé
ici, à mon adresse, un télégramme de Padoue, signé Girolamo
de Camin, par lequel l'expéditeur présente ses condoléances,
déclare être le père de M'"' Lelia, mineure, et annonce qu'il
partira aujourd'hui même et qu'il compte arriver ce soir à la
Montanina. La demoiselle héritière reconnaît qu'elle est fille de
TOUE 1. — 1911. , il
258 REVUE DES DEUX MONDES.
M. Girolamo de Gamin, et qu'elle n'a que vingt ans et quelques
mois. Mais, d'autre part, il est à ma connaissance que le regretté
M. Marcello la croyait plus âgée.
« J'ai l'honneur d'être, avec le plus profond respect, madame,
votre très humble et très obéissant serviteur.
« Velo d'Astico (Vicenza), l«r juillet.
« Rag. Matteo Carozzi. »
VI
VERS LES HAUTEURS ET VERS LES PROFONDEURS
1 .
Massimo avait appris à Milan, par un télégramme de Donna
Fedele, la nouvelle du décès de M. Marcello. Cette nouvelle
l'avait consterné ; il ne se savait pas si tendrement attaché à ce
vieillard. La première idée qui lui vint fut de retourner à la
Montanina pour l'enterrement; mais la crainte de revoir Lelia
en larmes et de se montrer lâche vis-à-vis d'elle fit qu'il se
contenta d'écrire à la jeune fille ce billet de condoléances :
« Mademoiselle,
« Vous pleurez, j'imagine, un homme qui a été bon pour
vous comme un père. Moi aussi, je le pleure, plus peut-être que
vous : car je lui dois un bienfait supérieur à tout autre, un
inappréciable bienfait d'affection et d'estime. Bénie soit, comme
la mémoire du fils, la mémoire du père.
« Votre respectueux serviteur,
« Massimo Alberti. »
Puis il adressa à Donna Fedele une dépêche, pour l'avertir
qu'il ne pouvait assister aux obsèques, mais que, quelques
jours plus tard, il viendrait faire une pieuse visite à la tombe.
Le 4 juillet, à midi et demi, Donna Fedele alla au-devant
LEILA. 259
de lui, à la gare de Seghe, dans l'iiabiluel cabriolet tiré par l'e
bidet babituel. En attendant l'arrivée du train, elle lia conver-
sation avec un vieux berger, qui sentait le suint, et dont la
cabaretière du village s'était éloignée avec une grimace de ré-
pugnance. Lorsque la machine siffla, du côté venant de San
Giorgio, elle sortit de la salle d'attente sur le quai, aperçut
Massimo qui, à la portière du dernier wagon, la cherchait des
yeux, s'avança vers lui, souriante. Ni l'un ni l'autre, au premier
moment, ne tâcha d'exprimer par des paroles l'émotion com-
mune que leur donnait le deuil récent. Au sortir de la gare,
elle lui demanda quand il avait l'intention de repartir. Il ré-
pondit qu'il repartirait par le premier train et retournerait
directement à Milan. Ils avaient donc deux heures pour la visite
funèbre.
Dans le cabriolet qui devait les mener en quelques minutes
au cimetière, elle lui parla de la catastrophe, lui en raconta les
particularités ; mais elle ne prononça pas le nom de Lelia, parce
que le cocher aurait pu entendre.
Au cimetière, le gardien leur indiqua une place noire, où la
terre était fraîchement remuée; puis il se retira. Donna Fedele,
qui avait apporté deux roses, en donna une à Massimo. Ils s'age-
nouillèrent dans l'herbe, posèrent les roses sur la terre, sans les
effeuiller, et prièrent silencieusement.
Quand ils furent sortis du cimetière, elle lui dit qu'elle avait
à l'entretenir de choses délicates, que la présence du cocher les
gênerait, et que, au lieu de remonter en voiture, il serait préfé-
rable d'aller à pied, par le sentier ombreux qui descend à gauche
de l'Astico.
— C'est de Lelia que je dois vous parler, dit-elle, après qu'ils
eurent franchi le petit pont de bois qui met Seghe en commil-
nication avec le hameau de Schiri.
Il pensa : « Pourquoi dit-elle qu'elle doit me parler? S'ac-
quitte-t-elle d'une mission? » Et il se tut, sur la défensive.
— Il faut, reprit Donna Fedele, que je vous demande un
conseil, moins pour Lelia que pour moi-même, à propos de
choses qui la concernent.
— Me demander un conseil, à moi? fit Massimo.
— Oui, vous demander un conseil. Vous savez que mainte-
nant Lelia est au cottage?
Et elle regarda sa montre, vit qu'ils avaient encore une
260
REVUE DES DEUX MONDES.
heure et quart, proposa au jeune homme de s'asseoir avec elle
sur un petit mur, dans l'ombre mobile et ajourée des charmes
qui balançaient leurs frondaisons sur le courant moiré de soleil,
en face des masures noires qui, de l'autre côté de l'eau, se dres-
saient dans la verdure.
Elle parla d'abord au jeune homme du testament, de l'er-
reur où avait été M. Marcello touchant l'âge de Lelia, et de
l'intervention de M. de Gamin qui, averti on ne savait comment,
était venu aussitôt rejoindre sa fille mineure. Lelia avait eu une
crise terrible. Elle avait refusé de voir son père, s'était adressée
à Donna Fedele pour que celle-ci la prît chez elle. Et, en effet.
Donna Fedele l'avait reçue au cottage. La jeune fille n'avait pas
assisté aux obsèques, n'en aurait pas eu la force. Donna Fedele
avait vu le père à l'enterrement.
— Quel homme est-ce? demanda Massimo.
Elle eut une exclamation de dégoût.
— Oh ! un homme dont l'aspect écœure ! Figurez-vous une
tête de cire comme celles qu'on voit chez les perruquiers, mais
vieille, mal peinte et sale. Il parle comme un imbécile, d'une
voix pâteuse. On dirait qu'il est paralysé par la timidité. Au
moins s'est-il montré très timide devant moi. Il répond tou-
jours « oui » à tout, paraît incapable de dire « non. « Si l'on ne
savait pas que c'est un vieux renard, on le prendrait pour un
crétin. Après l'enterrement, il est venu me rendre visite et il a
demandé s'il pouvait voir Lelia, du ton d'un laquais plutôt que
d'un père. Mais elle a refusé obstinément de le recevoir, et il est
parti en marmottant : « La pauvrette! la pauvrette ! » Il n'a pas
vSon pareil. Ce matin, il m'a envoyé un billet pour m'annoncer
qu'il partait avec l'homme d'affaires, qu'il serait absent trois ou
quatre jours, et que, à son retour, il espérait trouver Lelia à la
Montanina. Mais Lelia...
Après avoir prononcé les deux derniers mots, d'une voix
plus basse, Donna Fedele s'interrompit, tandis que la pointe de
son ombrelle traçait dans le sable des hiéroglyphes. Elle atten-
dait du jeune homme une question, qui ne vint pas.
— Lelia m'inquiète beaucoup, reprit-elle, toujours à voix
basse ; et, comme je vous l'ai dit tout à l'heure, je désirerais
un conseil. Si Dom Aiirelio était ici...
• Massimo saisit l'occasion pour parler de Dom Aurelio, de sa
situation présente, de ses espérances. En toute autre circon-
I
LEILA.
261
stance, Donna Fedele l'aurait écouté avec l'intérêt le plus vif.
Mais, en ce moment-là, elle ne l'écoutaqu'à regret, parce qu'elle
le voyait peu disposé à parler de Lelia.
— Vous devriez demander ce conseil à Dom Aurelio, de ma
part, continua-t-elle.
Massimo répondit froidement que, si elle le souhaitait, il
se chargerait volontiers de la commission.
— Mais il faudrait que vous pussiez voir Lelia.
Le jeune homme tressaillit. Comment cela aurait-il été
possible, puisque le train partait dans une demi-heure?
— Restez, murmura Donna Fedele.
— Oh ! non.
Cette réponse catégorique, articulée avec une émotion vio-
lente, sonna comme une protestation, presque comme un re-
proche. Donna Fedele n'en poursuivit pas moins, avec une
tranquillité imperturbable :
— Cela lui ferait plaisir.
Mais Massimo était aussi intrépide qu'elle à ne pas entendre
ce qu'il ne voulait pas entendre, à ne pas comprendre ce qu'il
ne voulait pas comprendre.
— Pardonnez-moi de vous quitter; sinon je manquerais le
train, reprit-il, faisant la sourde oreille, .le n'ai plus que vingt
minutes.
— Eh bien! manquez-le! Vous le manqueriez volontiers,
si vous saviez la confession que Lelia m'a faite ce matin.
— Quelle confession?
— Restez, et vous le saurez.
Massimo pâlit, dans l'angoisse de la tentation; mais il
résista.
— C'est impossible! Et, veuillez m'excuser de vous dire cela,
c'est une chose que vous ne devriez pas me demander. Ce
serait trop lâche, après une telle insulte. Adieu!
— Partez donc, répliqua Donna Fedele, sans se lever. Mais
vous n'êtes qu'un enfant.
— Un enfant? Pourquoi?
— Oui, un enfant ! Vous ne connaissez pas encore l'amour.
Vous ne savez pas que, quand on aime, on aime ! Il n'y a plus
alors ni lâcheté ni insulte. Quand on aime, on aime, c'est moi
qui vous le dis !
Le train siffla dans la gare d'Arsiero. Massimo partit en cou-
262 REVUE DES DEUX MONDES.
rant. Donna Fedele, qui savait que toujOurs,pour les manœuvres,
le train sifflait plusieurs minutes avant de démarrer, se leva
péniblement, se dirigea vers la gare, y rejoignit Massimo sur
le quai, lui dit aA^ec douceur :
— Ne partez pas. Elle vous aime. Elle m'en a presque fait
l'aveu.
« Elle vous aime. » Ces mots le traversèrent comme une
flèche de glace et de flamme. Il ne put faire un mouvement ni
parler. Donna Fedele crut qu'il resterait. Mais, soudain, il
s'écarta d'elle et sauta dans un wagon, sans savoir ce qu'il faisait.
Elle s'approcha du wagon, eut encore le temps de lui dire
quelques mots, de lui demander s'il passerait le mois de juillet
à Milan, et à quelle adresse elle devrait lui écrire. Il répondit
qu'il serait obligé de quitter Milan tout de suite, qu'il se ren-
drait sur le lac de Lugano, pour s'y acquitter d'une mission
pieuse et chère. Au même instant, la machine siffla. Donna
Fedele se pencha vers la portière, lui chuchota de nouveau :
— Elle vous aime!
Et le train se mit en marche. Massimo, pris de vertige, ferma
les yeux. Mais, les yeux clos, il vit mentalement Lelia qui lui
offrait ses lèvres ; et, pour ne plus la voir, il se hâta de rouvrir
les yeux, de regarder la verdure fuyante. Puis il referma les
yeux, pour la voir encore. Et ce qu'il vit, cette fois, ce fut l'ovale
blond de la tète qui s'inclinait sur la poitrine, comme pour
dissimuler le visage, ce furent les deux petites mains blanches
qui se levaient lentement, se posaient lentement sur ses propres
épaules. Alors il rouvrit les yeux, et il lui sembla que les mains
se retiraient; mais, au lieu de revoir la verdure, il continua de
voir l'ovale blond. Lorsque le train entra dans le tunnel de Mea,
il crut sentir que les deux bras se nouaient autour de son cou,
que le doux visage s'approchait de son visage, que les lèvres le
couvraient de baisers et de larmes, en lui répétant : « Je taime !
je t'aime ! je t'aime ! »
Hors du tunnel, il revint à lui, se mit à la portière, rafraîchit
son front dans le vent de la course. Ensuite il réfléchit. Donna
Fedele lui avait dit d'abord : « Lelia m'en a presque fait l'aveu. »
Par conséquent, c'était Donna Fedele qui voulait arranger les
choses. Et lui, il n'était qu'un sot!
Il dut attendre deux heures à Vicence. Comme il n'y con-
naissait personne, il entra au café de la station, prit le Carrière
LEILA.
263
délia Sera, lut la feuille jusqu'aux annonces; et, parmi les
annonces, il trouva celle que voici :
« Un concours sera ouvert pendant toute la durée du mois
d'août pour une place de médecin -chirurgien communal du
canton de Valsolda. Traitement: 3 500 francs. Adresser les
demandes et les pièces justificatives au maire de Drano, pro-
vince de Côme. »
Une demi-heure plus tard, lorsqu'on cria : « Les voyageurs
pour Vérone, Brescia, Mantoue, en voiture! » il tenait encore
à la main le numéro du journal; et, lorsqu'il se fut installé dans
le coin d'un compartiment, il s'absorba en de longues médi-
tations.
II
Par le fait, Lelia n'avait pas dit à Donna Fedele qu'elle aimait
Massimo. Elle lui avait seulement offert de quitter le cottage,
si sa présence, étant donné que M. Alberti était fort irrité
contre elle, devait être un obstacle à la visite désirée par Donna
Fedele. Mais la voix, l'accent, la physionomie, avaient dit plus
que les paroles. Si le jeune homme avait cédé, s'il était resté,
peut-être que...
Malheureusement, le jeune homme était parti, et, dans le
cœur de Donna Fedele, les espérances baissaient, tandis que les
inquiétudes montaient. Elle avait le pressentiment d'un malheur.
Ce n'était pas que la jeune fille lui eût tenu des propos alarmans.
Mais, autrefois, celle-ci avait souvent répété à Teresina que, si
elle se voyait dans l'obligation de vivre avec son père, elle se
tuerait; et, comme Teresina, sincèrement religieuse, lui repro-
chait ce langage, elle avait répondu qu'elle ne pourrait vivre
avec son père sans le haïr mortellement, c'est-à-dire sans perdre
le sens moral; de sorte que, si elle se tuait, ce serait, non par
mépris de la loi divine, mais au contraire pour obéir à cette loi
qui, sans permettre le suicide en général, avait certainement le
pouvoir de le commander. La pauvre Teresina, très effrayée,
crut la jeune fille folle; mais Donna Fedele en jugea autre-
ment. Elle estima qu'à vrai dire cette fille était étrange, mais
qu'elle était surtout victime d'une fausse idée de la religion,
fausse idée qui résultait en partie de l'ignorance, en partie
d'anomalies innées de l'intelligence, en partie d'une instruction
■264 REVUE DES DEUX MONDES.
mauvaise et de détestables exemples. Elle espérait que les dis-
cours tenus à la femme de chambre n'avaient rien de sérieux ;
mais pourtant elle s'inquiétait des longs et sombres silences
où la jeune fille s'enfermait trop volontiers.
Lorsque Donna Fedele rentra au cottage, elle apprit du
concierge que Lelia était sortie en annonçant qu'elle allait à la
Montanina chercher quelque chose et qu'elle reviendrait à six
heures.
En effet, à six heures, elle revint en compagnie de Teresina,
salua rapidement Donna Fedele, ne l'interrogea ni sur M. Albert],
ni sur la visite faite au cimetière, et alla s'enfermer dans sa
chambre. Alors Teresina prit à part Donna Fedele, lui dit que,
si elle était venue au cottage, c'était, non seulement pour
accompagner sa jeune maîtresse, mais aussi pour avoir un
entretien avec l'amie de Lelia.
— Je ne m'attendais pas, expliqua la femme de chambre,
à voir Mademoiselle. J'étais au lavoir, derrière la cuisine. En
passant, elle me fait un aimable salut, me dit qu'elle vient
chercher les photographies de feu M. Andréa. Il n'y avait alors
personne à la maison : M. de Gamin était parti dès le matin
avec le fermier; la cuisinière était aux provisions, et le domes-
tique jouissait de son heure de liberté. Je lui offre d'aller avec
elle; mais elle refuse. Puis, comme elle tardait beaucoup à
revenir, je vais voir. Je la trouve en train de descendre l'esca-
lier. Aussitôt qu'elle m'aperçoit, elle rougit, fait un geste d'im-
patience, me dit qu'elle va dans la chambre de ce pauvre
M. Marcello, où je croyais qu'elle était allée tout d'abord. Elle
y demeure quelques minutes, en sort avec les photographies, se
jette sur un fauteuil du salon, sans rien dire. Ne sachant que
faire, je me dispose à m'en aller; mais elle me rappelle pour
me dire : « Savez- vous si M. Alberti a eu la permission d'em-
porter la photographie qui était dans sa chambre? » Me voilà
stupéfaite. « Non, » dis-je. A cette réponse, elle fronce le sourcil,
et je l'entends qui marmotte : « Quelle honte! quelle honte! »
Je me hâte d'ajouter: « Excusez-moi, mademoiselle. La photo-
graphie est ici. C'est moi qui lai rangée dans le tiroir du
bureau. J'avais oublié de vous en avertir. » Et je cours prendre
la photographie, que je lui apporte. Puis, — que voulez- vous?
j'ai su bien des choses! — je me permets de lui dire un mot en
faveur de M. Alberti. Mais elle se met en rage. « Que viens-tu
LEILA.
263
me chanter là? Ne te rappelles-tu pas ce que tu m'as dit l'autre
jour de ton M. Alberti? »
Ensuite Teresina, confuse et navrée, rapporta encore à
Donna Fedele les propos qu'elle-même avait tenus sur les pré-
tendues amours milanaises du jeune homme, et lui fit part aussi
de ses dernières découvertes. Le jour des obsèques, la belle-sœur
de l'archiprêtre, parlant d'Alberti avec Angela, la couturière, lui
avait conté que ce jeune homme, ami du curé de Lago et de
M. Marcello, était un être diabolique, un ermemi mortel de
l'Eglise; que le mérite de l'avoir fait déguerpir revenait à Dom
Tita; que le chapelain avait reçu d'un ecclésiastique milanais,
en relations avec une dame qui s'intéressait beaucoup à M"" Lelia,
une lettre où l'ecclésiastique disait que la dame était en grand
souci à cause de la présence de ce jeune homme pervers, soup-
çonné d'avoir commerce avec une femme mariée; que Dom Tita
avait trouvé le moven de faire connaître à la Montanina ce com-
merce criminel ; qu'alors le jeune homme, qui était venu avec
l'intention de faire un riche mariage, se voyant découvert et
confondu, avait pris le train; qu'enfin l'archiprêtre avait en vue,
pour Mademoiselle, un comte de Vicence, qui paraissait fait
tout exprès pour elle, mais que cela, c'était un secret.
— A mon tour, j'ai tout redit à Mademoiselle, continua Tere-
sina, parce que j'avais compris que l'on avait ourdi un complot
contre M. Alberti ; et, comme il me semblait que j'y avais moi-
même eu part, j'en éprouvais du remords.
— Et après? demanda Donna Fedele, palpitante.
— Je vais vous dire, fit Teresina en soupirant. D'abord, je la
vois qui s'assombrit, s'assombrit; mais, pour ce qui est de
parler, elle ne souffle mot. Puis, tout à coup, elle me presse de
questions, me fait répéter cent fois ce que m'a dit Angela.
Finalement elle se lève, monte l'escalier quatre à quatre, tourne
à gauche, entre dans sa chambre. J'attends quelques minutes,
je monte aussi, j'avance jusqu'à sa porte, je lui demande :
(( Mademoiselle a-t-elle besoin de quelque chose? » Mais je
l'entends qui ferme la porte à clef, d'un mouvement rageur,
sans répondre. J'attends encore un peu, et, à travers la porte,
je perçois comme un cri, comme un hurlement étouffé, où
s'entremêlent des exclamations qui ne sont ni des gémisse-
mens ni des pleurs ni des rires. J'avais déjà entendu Made-
moiselle crier ainsi, après avoir reçu certaines lettres de son
1^
266
REVUE DES DEUX MONDES.
père. D'ailleurs elle ne tarde pas à s'apaiser; et moi, pour qu'en
sortant de sa chambre elle ne me retrouve pas là, je descends
et je vais l'attendre au salon.
« Quelques instans après, je la vois descendre aussi. Elle
était blanche comme la blanche mort, mais calme. Elle me dit
qu'elle s'en va. Je lui demande la permission de l'accompagner
au cottage, et nous partons ensemble. Un peu avant d'arriver
au pont du Posina, voyez ce hasard ! j'aperçois l'archi prêtre qui
arrive de notre côté. Lorsqu'il est à deux pas de nous, il sourit,
dit : « Votre serviteur! » et envoie un de ses grands coups de
chapeau. Ah ! Jésus Maria ! si vous aviez vu Mademoiselle ! Elle
se raidit comme un militaire qui salue avec l'épée; mais elle
ne salue pas, elle I Elle toise l'archiprêtre avec des yeux froids
comme glace, et elle passe. Nous n'avons plus échangé une seule
parole jusqu'au cottage.
Donna Fedele, sans faire aucun commentaire sur ces inci-
dens, remercia Teresina de l'intérêt qu'elle portait à sa jeune
maîtresse; puis elle s'informa de M. de Gamin.
— Mon Dieu ! s'écria Teresina, dès qu'elle entendit prononcer
ce nom. Moi qui allais oublier !
La femme de chambre avait un poids sur le cœur à cause de
ce vilain homme. Au moment de partir avec le fermier, celui-ci
l'avait prise à part et avec un petit ricanement moitié stupide
et moitié malicieux, lui avait demandé où étaient les bijoux
de la défunte M""^ Trento. Elle avait répondu qu'elle l'ignorait^
Figurez-vous un peu! Dans ces mains-là! Mais elle savait très
bien, au contraire, qu'il y avait beaucoup de bagues et de bra-
celets, un fil de perles et de saphirs, une fleur de diamans.
Comme M. Marcello n'avait pas de coffre-fort , il gardait ces
bijoux dans un tiroir secret du bureau de sa chambre à coucher.
— Et devinez-vous pourquoi il m'a demandé cela ? poursuivit
Teresina. Je jurerais bien qu'il a déjà mis la main dessus.
Pendant un jour entier, il n'a fait qu'examiner des papiers dans
le cabinet, et il a dû y trouver quelque note, quelque indica-
tion. Le fait est que, cette nuit, je l'ai entendu entrer dans
la chambre du pauvre Monsieur, et il n'en est ressorti que
longtemps après. Oui, oui, je jurerais bien que, maintenant, les
bijoux de la défunte sont en voyage. Et il me les demande, à
moi ! "Vous comprenez bien l'idée que j'ai eue. Cet homme est
capable d'inventer les pires accusations...
LEILA. 267
Donna Fedele rassura de son mieux la femme de chambre.
Quand Teresina fut partie, elle alla s'accouder à la fenêtre
et elle se mit à réfléchir. Ses réflexions la confirmèrent dans
une pensée qui déjà lui était venue la veille : il fallait obtenir
du père de Lelia la permission d'emmener la jeune fille en
Piémont, et soustraire celle-ci, au moins pour quelque temps,
à l'angoissante appréhension de vivre pvès de cet homme. Par
ce moyen, Lelia aurait le temps de respirer un peu. Et, plus
tard, il pouvait survenir tant de choses !
111
Le soir, quand Lelia descendit pour le dîner,, qui était servi
sous la véranda, elle avait l'air si. calme que Donna Fedele ne
craignit pas de lui raconter la visite de Massimo et de lui faire
part des nouvelles relatives à Dom Aurelio. A propos de Dom
Aurelio, Donna Fedele s'ouvrit sur ses propres besoins spiri-
tuels, dit combien lui manquait la parole sage et douce de ce
prêtre.
— Car je suis mauvaise, tu sais, ajouta-t-elle. Il faudrait que
je fusse plus douce, plus charitable envers les ecclésiastiques
qui ne lui ressemblent pas.
Lelia laissa tomber ce sujet de conservation; mais elle parla
du petit cimetière, annonça qu'elle projetait d'y aller le lende-
main matin avec Donna Fedele, et qu'elles y porteraient des
roses, une quantité de roses. Donna Fedele en prit occasion de
dire qu'elle n'était pas contente des roses de son jardin. Presque
tous les rosiers y étaient défleuris. Ce n'était plus le cottage des
Roses, c'était le cottage des Epines. Elle se proposait d'y planter
une forêt de rosiers, de telle sorte que l'habitation s'élèverait
au milieu d'une immense corbeille de roses, serait tapissée de
roses jusqu'à la toiture.
— Nous partirons un de ces jours pour Milan, conclut-elle.
Nous irons chez tous les horticulteurs et nous les dévaliserons.;
Veux-tu?
Lelia parut contente de ce projet de voyage, dit que son père
lui accorderait sûrement la permission. Donna Fedele s'étonna
de cette grande douceur.
— J'aurais besoin aussi, continua-t-elle, d'aller en Piémont
pour mes affaires. Veux-tu que nous demandions à ton père de
268 REVUE DES DEUX MONDES.
t'y laisser venir avec moi pendant trois ou quatre semaines?
Lelia consentit tout de suite. Puis, quand la servante, après
avoir fmi son service, se fut retirée, elle se mit à jouer machi-
nalement avec une petite cuiller, et, souriant d'un sourire
livide :
— Maintenant que tout est fmi, demanda-t-elle, puis-je
savoir si, réellement, on n'avait pas combiné davance la venue
de ce Monsieur à la Montanina?
— Maintenant que tout est fmi, riposta Donna Fedele sèche-
ment, je t'assure que je ne mens jamais et que rien du tout
n'était combiné d'avance. Quand M. Alberti est venu, il pensait
à t'épouser comme je pense à épouser Carnesecca !
Lelia se mit à rire d'un rire forcé.
— Comment se fait-il que vous songiez maintenant à Carne-
secca? reprit-elle.
— Parce que je le vois ! Il entre par la petite grille que,
comme d'habitude, monsieur mon concierge a oublié de fermer.
Lelia tourna la tête et aperçut en effet Carnesecca qui, plus
jaune et plus décharné que jamais, s'avançait à pas lents vers
la véranda. Il s'arrêta au bas du perron, le chapeau à la main.
Donna Fedele l'invita à monter, lui dit de s'asseoir, lui fit
apporter le café ; puis elle lui demanda par quel hasard il était
revenu dans ce pays où il avait reçu naguère un si fâcheux
accueil. Il répondit qu'il s'en allait à Laghi, et qu'il était prêt à
y subir de nouveau le martyre de la lapidation, comme il l'avait
déjà subi à Posina.
— En cette saison, remarqua Donna Fedele, sans rire, ce
seront plutôt des pommes de terre.
Et elle l'interrogea sur ses intentions. Voulait-il aller à Laghi
le soir même? Il répondit négativement : il était fatigué, il arri-
vait de Vicence et il avait marché pendant sept heures ; il s'était
souvenu d'un certain hangar, et il espérait que... Donna Fedele
coupa court à cet espoir: elle lui avait volontiers donné l'hospi-
talité, lorsqu'il avait les os rompus ; mais elle n'entendait pas
la lui donner encore au moment où il s'apprêtait à se les faire
rompre une seconde fois. Alors il dit vaguement qu'il tâcherait
de trouver un gîte ailleurs, souhaita le bonsoir et se retira sans
dire où il irait coucher.
Il était nuit close. Donna Fedele, qui n'avait pas fait allumer
les lampes, demanda à Lelia de lui jouer quelque chose.
LEILA. 269
— Comme cela, dans Tobscurité?
— Oui, dans l'obscurité !
Le vieux piano du cottage dormait depuis de longs mois.
Donna Fedele qui, dans sa jeunesse, avait été assez bonne pia-
niste, négligeait depuis longtemps la musique, ne jouait plus
que de temps à autre, pour amuser des enfans.
Lelia joua une composition de ce pauvre M. Marcello, la
seule qu'il eût écrite : une barcarolle qui datait de trente ans.
Lorsque le morceau fut terminé, elle attendit en silence une
parole de son amie, la demande d'un autre morceau. Mais
Donna Fedi<sle resta muette.
— Vous connaissez cette musique? demanda enfin Lelia.
— Oh ! oui !
Le mélancolique « oh ! oui ! », prononcé tout bas, fit entendre
à la jeune fille bien des choses qu'elle avait déjà pensées confu-
sément. Elle quitta le piano, gagna le coin d'où la voix était
venue, se pencha sur Donna Fedele, lui chercha les mains et les
baisa l'une après l'autre, sans articuler un mot. Donna Fedele
se prêta doucement à ces baisers qui disaient : « Je suis femme
et je t'ai comprise. »
— Tu ne joues plus? murmura Donna Fedele.
Elle avait été heureuse des baisers; mais elle aurait eu hor-
reur d'une parole. Lelia ne répondit pas, continua de lui tenir
les mains, de les étreindre. Au bout de quelques instans, Donna
Fedele reprit :
— Veux-tu que nous allions nous coucher?
— Vous, oui, répondit Lelia ; vous avez besoin de repos.
Moi, si vous le permettez, je resterai pour faire encore un peu
de musique.
— Bon courage ! lui dit Donna Fedele qui se leva, embrassa
la jeune fille, sonna la femme de chambre et partit.
Lelia, demeurée seule, se tint debout et immobile tant que
le bruit des pas résonna dans l'escalier. Puis elle se remit au
piano et joua n'importe quoi, jusqu'au moment où la femme de
chambre reparut pour fermer la lourde porte à deux battans
qui donnait accès dans la véranda. Mais la jeune fille la pria de
laisser cette porte ouverte : elle voulait sortir quelques mi-
nutes, prendre le frais dans le jardin; elle fermerait elle-même.
— Mais il pleut, mademoiselle, objecta la femme de chambre.
Au lieu de répondre, Lelia commença un morceau, de sorte
270 REVUE DES DEUX MO>'DES.
que la femme de chambre, après avoir attendu un moment,
crut bien faire en laissant la porte ouverte et en se retirant.
Lelia cessa de jouer, prêta l'oreille, entendit cette fille monter
l'escalier, parcourir le corridor du premier étage. Alors elle
quitta le piano, s'assura que la fille avait effectivement laissé
la porte ouverte, s'arrêta un moment sur le seuil, pour regarder
la nuit. Il pleuvait fort, et tout était noir. Elle revint au piano
et se couvrit le visage avec ses mains, comme pour chercher
dans sa mémoire, pour réfléchir au morceau qu'elle devrait
jouer. Ses mains s'abaissèrent sur les touches, plaquèrent un
accord, devinrent inertes. De nouveau elle se leva, alla regarder
dans les ténèbres, s'y attarda longtemps, rapprocha les battans
l'un de l'autre, poussa bruyamment les verrous. Mais, après les
avoir fermés, elle les rouvrit sans bruit. Enfin elle éteignit la
lumière, monta dans sa chambre.
L'unique fenêtre de cette chambre regardait sur la plaine
d'Arsiero , du côté de la Priaforà et de la Montanina. La
fenêtre était ouverte. Là-bas, en face, entre la Priaforà et la
plaine, le Posina courait, invisible. Lelia écouta. On n'enten-
dait pas la voix du torrent. Elle eut la vision du pont qui le
traverse, des eaux qui résonnent au bas, sur la grève blanchâtre,
du courant rapide et profond qui côtoie l'un des bords et qui,
ombragé par les acacias, fait bientôt un détour et continue vers
le Nord sa course silencieuse. Une rafale de vent lui jeta la
pluie au visage, et elle referma brusquement la fenêtre ; puis
elle sourit d'elle-même, parce qu'elle avait eu peur de quelques
gouttes d'eau. Elle regarda sa montre. Il était dix heures et
demie. Deux heures encore à attendre que le moment fût venu
d'aller se jeter du haut pont dans le gouffre silencieux et rapide.
Elle s'assit à son bureau, persuadée qu'il était convenable
d'écrire quelque chose. Elle écrivit :
« Chère amie,
i< Je vais mourir. Je ne sais pas pourquoi. Mais je ne sais
pas davantage pourquoi je devrais vivre. »
Et ensuite? Demander pardon? Mais à quel propos? Et si ce
n'était pas pour demander pardon, à quoi bon écrire? Pour dire
adieu? L'adieu était dans ses derniers baisers. Donna Fcdele le
comprendrait bien. D'ail leurs^ la désespérée ne trouvait pas les
LEILA.
271
mots qu'il aurait fallu. Tuut son être intérieur n'était que
volonté froide, tendue vers l'action. Elle déchira ce qu'elle
avait écrit, quitta son bureau, changea de vêtemens. La robe
de grand deuil qu'elle avait sur elle, ce soir-là, c'était Donna
Fedele qui la lui avait prêtée. Elle mit le costume gris qu'elle
portait, lorsqu'elle était venue au cottage. Ensuite elle prit la
bourse en mailles d'argent, cadeau d'Andréa, où elle conservait
quelques menus souvenirs de lui. Parmi les mailles était insérée
une petite plaque sur laquelle se lisait le nom gravé de Leila.
Ses regards tombèrent sur la plaque, sur ce nom qui lui rappe-
lait une querelle. Deux ou trois fois elle déposa la bourse, la
reprit, ne sachant si elle^evait la laisser ou l'emporter avec
elle. Finalement, une impulsion intérieure la détourna de l'em-
porter. Au même instant, toute la glace de son cœur se fondit
en une soudaine tempête de désir. Elle rouvrit la fenêtre, donna
libre essor à ce désir, jeta son âme vers lui, en quelque endroit
qu'27 pût être :
— Je t'aime, je t'aime ! Je me donne ! Prends-moi! Prends-
moi tout entière, avant que je n'aille à la mort ! Embrasse-moi!
Couvre-moi de baisers ! Fais-moi mal à force de baisers !
Et elle tendit les bras, se tordit dans un spasme. Puis, se
maîtrisant, elle colla son bras sur sa bouche, mordit sa chair, y
laissa ses dents imprimées jusqu'à ce que se fussent apaisés les
battemens tumultueux de son cœur.
Onze heures sonnèrent à l'horloge d'Arsiero. Elle retira
de la bourse d'argent une photographie d'Andréa, écrivit au-
dessous :
Le 4 juillet.
Je viens.
Et elle plaça la photographie sur le bureau, près de l'écri-
toire, bien en vue. Après quoi, par une impulsion contraire à
la précédente, elle résolut d'emporter la bourse. Elle lava soi-
gneusement, avec du savon, une petite tache d'encre qu'elle
s'était faite au doigt. Puis, de nouveau elle regarda sa montre.
Il n'était que onze heures et quart. Mais, par cette nuit pluvieuse
et ténébreuse, personne, bien certainement, n'était dehors, aux
alentours de la villa, et elle n'avait à craindre aucune rencontre.
Pour ne pas faire de bruit en descendant l'escalier, elle mit
ses caoutchoucs. Elle éteignit la lumière, sortit de sa chambre.
272 REVUE DES DEUX MONDES.
Doucement, doucement, en marchant sur la pointe des pieds,
pour ne pas faire craquer le plancher de bois, elle traversa une
salle vide. Dans l'escalier, elle se sentit plus tranquille. Tandis
qu'elle descendait, il lui sembla qu'elle voyait devant elle le cou-
rant profond; les acacias qui le surplombaient de leur verdure
claire; et elle se souvint de plusieurs gros pieux qu'elle y avait
remarqués. Les pieux étaient-ils plantés dans le courant même
ou sur le bord? Elle ne se rappelait pas. Si elle tombait sur un
de ces pieux, en se précipitant du pont, son corps s'y briserait.
Elle ne voulait pas mourir ainsi. Donc il fallait sauter loin, le
plus loin possible. Cette idée lui donna un frisson. Lorsqu'elle
traversa le petit salon pour gagnée la véranda, elle dut se
guider dans les ténèbres sur le tic tac de la pendule.
Après avoir écarté avec précaution les battans de la grosse
porte, elle se glissa dehors, lit deux ou trois pas; et soudain elle
se jeta brusquement à gauche, renversant des chaises. Une forme
humaine venait de se dresser devant elle. Sans pousser un cri,
elle bondit sur les degrés du perron, disparut dans le jardin.
Cependant Donna Fedele, qui, la nuit, gardait toujours ses
fenêtres ouvertes, avait entendu le bruit des chaises renversées.
Elle demanda aussitôt :
— Qui est là?
La voix de Carnesecca répondit :
— C'est une femme ! Une femme qui se sauve !
— Quelle femme ? Oià est-elle ?
— Je ne sais pas. Elle a pris la fuite.
— Courez vite après ! Cette femme est somnambule !
Et Carnesecca s'élança dans l'ombre vers la petite grille.
Silence angoissant. Puis un cri. Déjà Donna Fedele, qui avait
deviné tout de suite la vérité terrible, descendait les marches du
perron, enveloppée dans un peignoir. La voix de Carnesecca
répétait sur un ton caressant :
— Réveillez- vous donc ! Réveillez- vous donc !
Ah ! Lelia était sauvée !
Le cri avait été poussé par la jeune fille, lorsque sur le
gazon, près de la grille, elle s'était senti saisir par une main, et
alors elle était tombée comme morte.
— Quelle chance, madame! dit Carnesecca à Donna Fedele,
en rapportant, avec l'aide de la femme de chambre et de la
cuisinière, Lelia évanouie. Quelle chance, que je n'aie pu
LEILA. 273
trouver d'abri nulle part et que je me sois permis de venir
coucher sur votre terrasse ! Autrement, la pauvre créature ris-
quait d'aller à sa perte.
— Oui, oui, c'est une vraie chance ! répéta Donna Fedele,
toute tremblante.
— Jésus Seigneur ! Jésus Seigneur! marmottaient la femme
de chambre et la cuisinière.
Vil
SAINTES ALLIANCES
I
Trois jours plus tard, un vendredi, le banquier Girolamo
Gamin, le docteur Francesco Molesin et Carolina Gorlago, gou-
vernante du susdit Gamin, arrivés ensemble à Arsiero par le
premier train^ s'installèrent tant bien que mal, eux, leurs sacs
de voyage et leurs parapluies, dans une des petites voitures
qui se trouvent toujours à cette station pour transporter les
voyageurs au bourg d'Arsiero,à Tonezza, à Lavarone. Lorsqu'il
fallut prendre les places, le docteur Molesin fit d'abord quel-
ques cérémonies avec la gouvernante ; mais ensuite, encouragé
par Momi, Ghecco monta dans l'intérieur; et Garolina, robuste
femme de trente-cinq ans, à la face vulgaire et à la voix rude,
se hissa de mauvaise grâce près du cocher, lequel fouetta son
cheval et prit le chemin de la Montanina.
Le banquier Gamin, qui se faisait appeler de Gamin en l'hon-
neur de la célèbre famille à laquelle ce nom appartient, était
laid d'une laideur particulière, qui résidait moins dans les traits
qu'elle ne suintait par les boursouflures, par les chassies, par
les fausses colorations de la face jaunâtre, des yeux rouges,
du collier de barbe, à moitié teint et à moitié déteint, où se
mêlaient le gris, le roux et le violacé. Il était coiffé d'un cha-
peau de paille, portait un longue houppelande couleur olive,
TOME II. — 1911. 18
274
REVUE DES DEUX MONDES.
vieille d'un siècle, et avait sur les épaules un cache-nez de soie
rouge et jaune, prêt à protéger le cou padouan contre les
souffles redoutés des hyperboréennes montagnes du Val d'Astico.
Le docteur Molesin, sur le conseil de Alomi, s'était cal-
feutré, lui aussi, dans un pardessus marron, avait lui aussi,
autour du cou, un lourd cache-nez blanc et noir. Du reste, le
docteur ne ressemblait en rien à son compagnon. Plus âgé, il
paraissait plus sain. Les petits yeux chassieux du sieur Momi
avaient une fixité dépourvue de toute expression. Ceux du sieur
Checco, grands et bruns, exprimaient, sous le bienséant cha-
peau de feutre, une certaine gravité mélancolique. Ils étaient
mélancoliques même quand ils souriaient. Molesin ne portait
que les moustaches, de courtes moustaches moitié blondes et
moitié grises, sous des narines broussailleuses.
Quant à Garolina Gorlago, qui paraissait immense à côté du
cocher, un gamin, elle était vêtue d'un modeste petit chapeau
noir, d'un mantelet noir, d'un boa pelé, d'une jupe gris cendre.
Cette femme était de Cantù. Un contremaître de Côme l'avait
connue servante d'auberge, l'avait épousée, puis l'avait emmenée
à Padoue. Là elle s'était séparée de son mari, était entrée chez
Camin qui, de cuisinière, l'avait bientôt promue à la dignité de
gouvernante. Et le fait est qu'elle gouvernait au moins autant
qu'elle servait.
Momi Camin, lorsqu'il était jeune, s'était enrôlé dans le
parti clérical. Par la suite, ayant failli aller en prison pour cer-
tains tripotages, il avait été exclu de ce parti. Après un rapide
passage dans le radicalisme anticlérical, où il n'y avait pas
alors grand'chose à ronger, il s'était mis au service des modérés
en qualité d'agent électoral, et cette fonction lui avait permis de
se faire tout à la fois apprécier et mépriser deux. Les nécessités
politiques d'une alliance entre modérés et cléricaux Lavaient
mis de nouveau en rapport avec ses anciens amis, dont quelques-
uns, bonnes gens, s'imaginaient qu'il avait été calomnié et conti-
nuaient à lui accorder une estime que personne, à Padoue, ne
lui accordait plus. Camin aspirait maintenant à regagner les
bonnes grâces du parti clérical. Carolina était un obstacle à ce
dessein, encore que les bonnes gens s'obstinassent à croire que,
en la gardant chez lui, il ne péchait que par imprudence. Mais
les chefs du parti étaient moins nigauds.
— C'est ça, la Montanina? demanda Molesin en levant les
LEILA. 275
yeux vers le sommet de la pente verte dont la voiture longeait
le pied.
Et, après avoir considéré le grand chapeau pointu de la villa,
les petits chapeaux pointus de la cuisine, de l'écurie, de la
chapelle, épars à l'entour, il se souvint de ces cabanes aux toits
de chaume que les habitans de la plaine appellent casoni, et il
énonça ce jugement mémorable :
— Un casone qui a de la famille.
Sur quoi le sieur Momi rit de son rire particulier, la
bouche grande ouverte.
La finesse du docteur Molesin se lisait sur son visage. Celle
du sieur Momi était beaucoup plus secrète, se dissimulait com-
plètement sous un masque de sottise. Momi avait l'air d'un im-
bécile timide, qui n'aurait su que faire écho, par des ricaneries,
aux spirituelles paroles de ses interlocuteurs.
Teresinaet Giovanni reçurent les arrivans à la porte du Sud.
Giovanni, en apercevant ce chargement de pardessus et de
cache-nez bizarres, faillit pouffer de rire. Teresina, au contraire,
prit une mine funèbre. Elle conduisit la gouvernante du nou-
veau maître au second étage, dans la chambre qui lui était desti-
née. Carolina, mal satisfaite de cette chambre, qui était haute et
spacieuse, mais éclairée par un œil-de-bœuf, ne se gêna pas
pour prendre possession d'une autre chambre située sur la
façade de la villa. Cette chambre, en raison de certains ornemens
décoratifs, était appelée la chambre des hirondelles. Bien des
années auparavant, le pauvre M. Marcello, dont le fils n'était
alors qu'un garçonnet, avait dit à Teresina : « La chambre des
hirondelles sera pour les enfans d'Andréa. » Ce mot, l'excel-
lente femme ne l'avait pas oublié ; de sorte que, quand Caro-
lina Gorlago, avec son allure de matrone à peine retirée de lou-
ches affaires, y entra en maîtresse, la fidèle servante sentit les
larmes monter à ses yeux et se sauva dans la lingerie, pour les
cacher.
Quant au sieur Momi, il avait choisi pour lui-même la
pièce du coin, au premier étage, du côté de la cuisine. La vue
n'y était pas merveilleuse ; mais cette pièce lui convenait, parce
qu'elle était bonne pour surveiller les domestiques, pour les épier,
pour se mettre aux écoutes. Dès qu'il s'y fut installé, il appela
Teresina, lui demanda si le café au lait était prêt, tant pour lui-
même que pour la gouvernante, et quelle chambre occupait
276 REVUE DES DEUX MONDES.
la Gorlago. Lorsqu'il eut appris que celle-ci n'avait pas été
contente de celle qu'on avait préparée pour elle, son masque
barbu de vieille figure de cire ne se plissa pas d'une ride, ses
yeux chassieux n'exprimèrent aucun sentiment quelconque ;
mais, par vieille habitude de flatter toujours, au début d'une
conversation, la personne qui lui parlait, sa bouche prononça,
dune voix d'automate :
— Elle a tort, tort, tort.
Puis il s'informa de Lelia. La femme de chambre avait
justement pour lui une lettre de Donna Fedele. Elle remit cette
lettre et elle se retira, en disant qu'elle allait servir le café au
lait dans la salle à manger. Mais, à peine sortie, elle reparut,
hésitante. La gouvernante prendrait-elle le café au lait dans la
salle à manger? Cette fois, le masque barbu et les yeux chas-
sieux eurent un léger sourire.
— Non, non, non! Avec vous, avec vous, avec vous!
Le docteur Molesin portait un intérêt spécial aux afl"aires de
son ami Momi, et Momi était plein dégards pour son ami
Checco. Voici pourquoi. Momi avait trouvé le moyen de faire
perdre de Targent à beaucoup de personnes par ses tripotages
et, en même temps, de se plonger lui-même jusqu'au cou dans
les dettes. Un beau jour, il avait déclaré à ses créanciers qu'il
n'était pas en état de les rembourser, et il leur avait offert vingt
pour cent. Les créanciers, après s'être réunis et consultés,
s'étaient adressés à Molesin pour la défense de leurs intérêts. En
effet, plusieurs des pauvres dupes ruinées par Gamin étaient
des prêtres, et, dans le monde ecclésiastique, les capacités
procédurières et financières du docteur jouissaient d'un grand
crédit. A vrai dire, Molesin ne possédait pas ce titre de doc-
teur; mais, comme il avait étudié le droit pendant deux ans
et beaucoup fréquenté les prétoires, on avait pris l'habitude de
le nommer ainsi, sans qu'il protestât le moins du monde.
Molesin avait accepté le mandat, à la condition de prélever à son
profit trente pour cent sur ce qu'il réussirait à tirer de Momi
en plus de la somme offerte. Or Momi, invité à traiter avec
lui, ne connut rien de cet arrangement et crut pouvoir gagner
son adversaire par la promesse d'un bon pot-de-vin, au cas où
le dividende offert serait accepté. Mais Molesin, convaincu que
son ami dissimulait de l'argent, et fondant au surplus de
grandes espérances sur les biens dont hériterait Lelia, laquelle
LEILA. 277
sans aucun doute, lorsqu'elle posséderait la fortune des Trento,
voudrait sauver l'honneur de son nom, affecta d'être scrupu-
leux. D'ailleurs il le fut mollement, parce que l'idée lui sou-
riait de conduire si bien cette négociation qu'il arrivât à
prendre des deux côtés, à gober les deux morceaux de sucre. Et
le sieur Momi, de son côté, ne douta pas une seconde que ces
honnêtes scrupules fussent à vendre pour un prix débattu. Ce
prix, il se réserva de le débattre selon la tournure que l'affaire
prendrait; et, en attendant, il se contenta de soutirer de l'ar-
gent, à sa fille par des pleurnicheries, non sans cacher autant
qu'il pouvait la bonne cuisine et la bonne cave par le moyen
desquelles il tâchait d'adoucir ses mésaventures conjugales et
celles de la Carolina, mésaventures associées aux fins d'un
mutuel réconfort.
A la nouvelle de l'héritage échu à Lelia encore mineure,
Molesin, jubilant, affila ses griffes. L'heure était venue de sur-
veiller Momi, un « macaque » qui viserait sûrement à absorber
le plus possible et à donner le moins possible. L'heure était
venue de surveiller aussi la fille. Déjà le docteur s'était occupé
d'elle, mais de loin. Contemporain, condisciple et ami de l'ar-
chiprêtre de Vélo, il entretenait avec celui-ci une correspon-
dance assez active, sous prétexte d'avoir des nouvelles de M"" de
Camin pour les communiquer au sieur Momi, à qui étaient
interdites les relations avec la Montanina. L'archiprêtre croyait
sincèrement que les curiosités de son vieil ami Checco n'avaient
pas d'autre objet, et il lui écrivait volontiers. Ce fut par une
lettre deDom Tita que Molesin apprit l'arrivée du jeune homme
entaché de modernisme. Molesin se soucia peu du modernisme,
mais s'effraya beaucoup du jeune homme. Un mariage de Lelia
aurait envoyé au diable ses plus chères espérances. Il trouva
donc moyen d'instruire de la chose M"^ de Camin, qui faisait
dire quantité de messes à Sant'Antonio et qui envoyait de l'ar-
gent à des prêtres de Padoue pour des œuvres de piété et de
bienfaisance. Le soir même où mourut M. Marcello, l'archiprêtre
manda à Molesin que le fameux moderniste avait pris la fuite
et que, probablement, certaines nouvelles peu édifiantes, venues
de Milan, avaient amené cette heureuse solution. Alors le rusé
docteur, sans trop de cérémonies, sollicita du père de l'héri-
tière une invitation pour la Montanina; et l'invitation fut faite
séance tenante, dans le style habituel de Momi ;
278 . REVUE DES DEUX MONDES.
— Certainement, certainement, vous savez, un plaisir, un
vrai plaisir...
Il fut décidé qu'on partirait le lendemain matin. Cette nuit-
là, l'honnête docteur dormit peu. Il savait qu'il allait jouer une
partie sérieuse avec le « macaque, » adversaire très fort. Mais
pourtant il s'estimait plus fort que lui : car il connaissait à
l'autre une tare. Il définissait Momi, dans le style des maquignons,
« une fine bête, mais faible des genoux. » Le docteur mépri-
sait ceux qui aimaient trop les femmes, et, selon lui, c'était par
là que péchaient les genoux du banquier. Sans ce défaut, Camin,
grâce au don que le Seigneur lui avait octroyé de cette face de
crétin, eût été sans égal.
— Ah ! s'il n'y avait pas les petites femmes ! Mais il y a les
petites femmes...
Le fait de n'avoir pas encore vu Lelia et de n'avoir pas
entendu son père s'informer d'elle, troubla un peu le docteur.
Lorsque Giovanni le conduisit à la chambre qui lui était desti-
née, il demanda au domestique:
— Et la demoiselle ?
Giovanni répondit :
— Elle n'est pas là.
Molesin crut qu'elle était partie en promenade. Lorsqu'il
descendit pour prendre le café au lait, il demanda de nouveau
à Teresina, rencontrée sur l'escalier :
— Et la demoiselle?
— Elle eât partie, répondit Teresina.
— Vous dites qu'elle est partie ?
Teresina le dévisagea, frappée de son accent.
— Oui, monsieur. Elle est chez M"' Vayla de Brea.
Qui était, où habitait cette dame Vayla de Brea? Molesin n'en
avait pas la moindre idée. Il pensa :
« Et Momi, qui ne dit rien ! »
Molesin entra dans la salle à manger au moment où Carolina
Gorlago en sortait par une autre porte, la mine sombre, tandis
que Momi grognait :
— C'est compris, n'est-ce pas? Et gentiment !
Son maître l'avait appelée pour lui dire qu'elle eût à quitter
la chambre des hirondelles et à prendre celle qui lui avait été
destinée par Teresina.
Le docteur flairait une mauvaise odeur de dissentimens entre
LEILA. 279
le père et la fille. Tout en prenant silencieusement son café au
lait, l'idée lui vint que Lelia ne voulait pas se trouver en
contact avec la Gorlago. Il résolut de savoir : il lui était néces-
saire de savoir. Si le père et la fille vivaient comme chien et
chat, étant donné que, dans quelques mois, la fille aurait la
libre disposition de sa fortune, le sieur Momi tâcherait évidem-
ment de mettre à profit ces quelques mois pour rafler tout ce
qu'il pourrait, argent, titres, bijoux, eu un mot, tout ce qui est
de nature à disparaître sans laisser de traces. Et ensuite, bon-
soir! On se retrouverait au même point qu'auparavant, mais
avec une espérance en moins.
— Dites un peu, mon cher Momi, fit-il en dégustant son
café, quand sera-t-il possible de présenter ses respects à la
petite ?
Momi répondit qu'elle était malade.
— Oh ! la pauvrette ! la pauvrette ! s'écria le docteur, attendri
Nous l'avons sans doute incommodée?
Gamin rassura son innocent ami. Lelia n'était pas à la
maison. Elle était chez une vieille amie de M. Marcello. La
jeune fille avait voulu s'y rendre aussitôt après le malheur.
L'affection qu'elle portait à cette dame était une épine pour le
banquier. Lelia, mauvaise tête, pleine de bizarreries, avait tou-
jours été excitée contre son père, d'abord par sa mère, puis par
les Trento. Maintenant, c'était cette dame, il l'aurait bien parié,
qui jouait avec sa fille le même rôle fâcheux, et il venait juste-
ment de recevoir une lettre qui lui en fournissait presque la
preuve. Sur ce, le sieur Momi tira de sa poche la lettre en
question, qu'il présenta candidement à Molesin. Celui-ci la prit,
bien convaincu que, si lautre la lui faisait lire, elle était
un atout entre les mains de son partenaire. Et voici ce qu'il
lut:
Cottage des Roses, 6 juillet.
« Monsieur,
« J'ai le regret de vous faire savoir que, dans la nuit du 4 au
5 juillet, mademoiselle votre fille a été prise d'une forte fièvre.
Le médecin dit que c'est un refroidissement. A présent la fièvre
est tombée; mais la malade reste très abattue. Le médecin
ordonne qu'on lui épargne toute émotion ; et c'est pourquoi je
280
REVUE DES DEUX MONDES.
prends la liberté de vous avertir qu'en ce moment, votre visite
risquerait de lui faire du mal.
« Je me permets d'ajouter que les secousses morales de la
dernière semaine ont eu certainement une fâcheuse influence
sur la santé de Lelia. D'accord avec le médecin, je suis per-
suadée qu'il lui serait très salutaire de passer au moins quelques
jours dans un autre milieu. Il est probable que vos affaires
ne vous laisseraient pas le loisir de vous éloigner d'ici en ce
moment. Mais, comme j'ai besoin d'aller à Turin, je vous offre
très volontiers d'emmener avec moi votre fille, qui me sera une
compagne précieuse.
« En attendant de vous un mot de consentement, je vous
pria, monsieur, d'agréer mes civilités.
« Fedele Vayla de Brea. »
Tandis que le docteur lisait encore, Gamin se mit en devoir
d'exhiber son sourire idiot et sa voix de tête :
— Eh! eh !... Mais, mais... Irai-je tout de même?,.. Irai-je,
ou n'irai-je pas?... Je suis son père... Puissance paternelle?...
Non?... Eh bien?... Irai-je?...
Tantôt il semblait affirmer une résolution prise, tantôt il
semblait solliciter conseil ; et ces tons différens, ces bouts de
phrases, ce sourire n'étaient qu'une cajolerie automatique faite
au raminagrobis, lequel, après avoir rendu la lettre, demeura
longuement à guetter des yeux la souris, sans mot dire, même
quand la souris eut cessé de chicoter. Enfin, avec une légère
secousse des épaules et du ventre, Molesin prononça cette parole
profonde :
— Très bien.
Momi comprit la parole profonde, et, non moins laconique-
ment, il demanda :
— Pourquoi ?
— Très bien, vous dis-je, répéta l'autre, cette fois sur un ton
d'encouragement.
Mais le sieur Momi insista pour obtenir un conseil plus
e.xplicite :
— Non, non... Dites... Irai-je?...
— Puisque je vous ai dit « très bien ! » répéta Molesin.
Allez-y, n'y allez pas; de toute façon, c'est très bien...
LEILA.
281
Et il ajouta que, si son ami Momi se décidait à faire la
visite, lui, de son côté, il irait voir l'archiprêtre.
Cette fois, ce fut le sieur Momi qui dit « très bien; » mais il
ne le dit pas de fort bon cœur. Il comprenait les méfiances de
son hôte formidable au sujet de cette lettre, s'inquiétait des
machinations que Molesin ourdirait avec l'archiprêtre pour tirer
au clair le plan de la partie adverse, plan qui consistait précisé-
ment à faire croire que les relations du père avec la fille étaient
froides, mais à conquérir en secret l'affection de celle-ci.
II
Vers onze heures, l'excellent Gamin, après avoir eu dans son
cabinet une brève conférence avec Teresina, annonça à l'excel-
lent Molesin que, pour son compte, il s'en allait au cottage des
Roses, et que, dans le cas où le docteur voudrait faire visite à
l'archiprêtre, il l'invitait à partir en sa compagnie. Au carre-
four où la traverse de la Montanina vient rejoindre la grande
route, Momi montra au docteur le clocher de Vélo qui, par delà
une haute voûte de verdure, se dressait en plein soleil comme
pour barrer le chemin, et, après avoir pris congé de ce fidèle
Achate, il s'engagea dans une autre direction.
Lorsque Molesin passa devant l'église de Vélo, il se signa
dévotement. Le docteur croyait tout ce que l'Eglise croit; il le
croyait en bloc, sans essayer de se faire une idée nette du détail,
et il était pratiquant dans la mesure où l'Eglise exige qu'on le
soit. Puisqu'il ne prenait l'argent d'autrui ni dans les poches ni
dans les coffres-forts, puisque le mensonge, selon lui, était un
élément essentiel de toutes les affaires et que les affaires ne sont
pas défendues par l'Église, il n'avait jamais soupçonné qu'il pût
y avoir entre ses pratiques religieuses et ses pratiques civiles
une contradiction criante. Tout au contraire, plus il apportait
d'ardeur aux unes, plus il mettait de ferveur aux autres; mieux il
avait dupé et plumé son prochain, mieux il s'appliquait à duper
aussi le bon Dieu par des pater, des ave, des gloria, des messes
supplémentaires. Mais d'ailleurs il n'avait conscience de duper
ni Dieu, ni le prochain; il ne se croyait pas un hypocrite; il
tenait sérieusement à sa petite place dans le paradis. Inscrit au
parti clérical, il y était mal vu à cause de sa réputation dou_
teuse; mais il faisait semblant de ne pas s'en apercevoir. 11
IV-
oo
82 REVUE DES DEUX MONDES.
se targuait avec une emphatique exagération de Tamitié de
quelques ecclésiastiques, qui le connaissaient mal. Un de ces
ecclésiastiques était précisément l'archiprêtre de Vélo, son
ancien condisciple.
A la maison canoniale, Molesin demanda l'archiprêtre. La
servante répondit que l'archiprêtre n'était pas chez lui, qu'il était
à l'église. Et sa belle-sœur? Elle était à l'église. Et le chapelain?
Il était à l'église.
Comme le visiteur avait l'air contrarié, la servante le pria
de dire son nom. A peine eut-elle entendu le nom vénérable
du docteur Molesin, sa face s'illumina de sympathie. Elle savait
très bien que M. iNIolesin était un ami de M. l'archiprêtre, puis-
qu'elle avait mis à la poste beaucoup de lettres adressées par
son maître au docteur. Aussi prit-elle un air mystérieuse-
ment confidentiel pour dire au docteur, en grand secret, et, vu
sa qualité d'ami, que M. le chapelain venait de recevoir à l'in-
stant même une missive du cardinal par laquelle celui-ci
annonçait à son neveu que 'M. l'archiprêtre serait nommé
bientôt à un évêché. M. l'archiprêtre avait été fort ému, beau-
coup par l'idée de l'évêché, un peu aussi par l'idée d'être en-
voyé peut-être du côté de Naples, « dans un pays si laid. » Et
ensuite l'archiprêtre, M"'" Bettina et Dom Emanuele s'en étaient
allés tout droit à l'église, où ils se trouvaient encore.
— Alors vous voilà devenue aussi un peu évêchesse ! fit le
badin docteur.
Et il pensa : « Sait-elle quelque chose? Voudra-t-elle me
dire ce qu'elle sait? » Il la pria donc de ne pas avertir son
maître, de ne déranger personne. Il avait le temps d'attendre.
Et il célébra la vertu de Dom Tita, « qui méritait bien, qui mé-
ritait bien ! qui méritait bien ! » Conduit par la servante au salon,
Molesin s'assit sur le canapé, se mit à raconter des histoires
d'autrefois, lorsqu'il était au collège avec l'archiprêtre. Et il
s'écria, en manière de conclusion :
— Beau choix! Grand et beau choix! Vous savez? Moi aussi,
je vais à l'église. Mais, auparavant, voulez-vous contenter ma
curiosité?
Il lui demanda si elle connaissait M"" Gamin, cette jeune fille
qui demeurait chez le vieux Trento. La servante fît la grimace.
« Monsieur ne savait donc pas ce qui était arrivé? » Non, le
docteur ne savait rien.
^
LEILA. 2S3
— Sainte Mère de Dieu ! Elle a essaye' de prendre la fuite !
. — De prendre la fuite? répéta Molesin, ahuri.
Mais on entendit des voix au dehors. La servante dit :
— Les voici !
Et elle courut au-devant d'eux. L'archiprêtre et ses com-
pagnons revenaient de l'église. Sur le pas de la porte, ils échan-
geaient quelques mots avec la servante, et l'archiprêtre entra
seul au salon.
Il lut sur le visage de Molesin une stupeur qu'il n'hésita
pas à interpréter ainsi : « Cette bavarde lui a parlé de mon
évêché. » Il jugea inutile de confirmer par des paroles la nou-
velle déjà donnée par la servante, et, tandis qu'il embrassait,
avec des larmes aux yeux, celui qu'il s'était toujours refusé à
croire hypocrite et malhonnête, il balbutia seulement :
— Cher ami!
C'étaient des larmes sincères, que faisaient jaillir des senti-
mens complexes. 11 y avait de la crainte en présence d'une
dignité à laquelle il était élevé par la volonté de Dieu et du
vicaire de Jésus-Christ, dignité dont cet homme de foi robuste
apercevait, non la splendeur extérieure et mondaine, mais
l'importance ecclésiastique. Il y avait de l'attendrissement à
cause de la confiance que lui témoignaient ses supérieurs. Il y
avait une profonde exaltation de sa ferveur religieuse, une ten-
sion de son énergie vers la vie austèrement simple, exemplaire-
ment pieuse, qui doit être celle d'un digne pasteur des pasteurs.
Il y avait un regret pour la dernière phase de son existence,
pour cette phase qui allait prendre fin, qui allait se séparer
irrévocablement de lui, qui emporterait avec elle tant de lon-
gues habitudes par où il s'était attaché aux lieux et aux per-
sonnes. Le docteur Molesin, q^uelque ahuri qu'il fût par la révé-
lation de la servante, se rendit compte de la méprise de
l'archiprêtre, profita de l'interminable embrassement pour re-
prendre son aplomb, tira de sa poche, comme avait fait l'archi-
prêtre lui-même, un vaste mouchoir bleu, afin d'essuyer ses
yeux avec zèle.
— Beau choix ! s'écria-t-il en repliant son mouchoir. Grand
et beau choix !
Cependant l'archiprêtre, qui s'était remis aussi de son émo-
tion, supplia Molesin d'être discret. Puis, comme le docteur
l'interrogeait sur le diocèse, Dom Tita lui coupa la parole :
284
REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne sais rien, rien, rien !
Et il détourna le docteur vers un autre sujet de conversation
par un de ces «. eli bien? » que l'on jette à autrui, en guise
d'hameçons attachés à un fil invisible, pour tirer ensuite vive-
ment le poisson à soi, dès qu'il a mordu.
— Eh bien, reprit Molesin, le grand moderniste a donc été
obligé de montrer les talons, à ce qu'on m'a dit, comme avait
déjà lait le curé son compère?
— Vieilles histoires! repartit larchiprêtre avec un sourire.
Vieilles histoires! Parlons du présent.
Molesin ne demandait pas mieux que de barboter dans l'eau
trouble du présent ; mais il ne voulait pas y être amené de
force, avant d'avoir obtenu les renseignemens qui le préserve-
raient de se fourvoyer. En conséquence, il se déroba. « Que pou-
vait-il dire du présent, que Dom Tita ne sût mieux que lui? La
mort du vieux Trento, son testament, l'installation de Girolamo
Gamin à la Montanina... » Il raconta que Momi l'avait invité à
visiter la villa, et qu'il avait accepté cette invitation surtout
parce qu'elle lui procurerait le plaisir de voir l'archiprêtre. D'ail-
leurs, il avait été bien aise d'être agréable à Momi. Et il fit avec
prudence l'éloge de Momi : un homme qui n'avait guère eu de
chance, ni dans sa famille, ni dans ses affaires, qui s'était peut-
être un peu écarté de la bonne voie en politique, mais qui,
somme toute, était un bon diable et, au surplus, un bon chré-
tien, un chrétien à l'ancienne mode.
— Doucement, doucement ! interrompit Dom Tita. J'ai ouï
dire que, chez lui, à Padoue, il se passe des choses qui ne sont
pas très propres.
Molesin fronça les sourcils, pinça et allongea les lèvres avec
un grognement sourd, coupé de petits cris négatifs :
— Non ! non ! non !
Et ces cris négatifs aboutirent à une proposition dubita-
tive :
— Quant à moi, j'ai peine à le croire. Des apparences,
rien que des apparences !
Après quoi, il se reprit à parler des bons principes et des
excellentes pratiques de M. Gamin. Il était sûr que Gamin serait
un paroissien exemplaire, un paroissien généreux pour l'église,
un bienfaiteur des pauvres, tandis que si, par malheur, la Mon-
tanina tombait aux mains de l'autre, de cet Alberti..
1
LEILA.
285
— Hélas ! soupira Dom Tita, elle va y tomber !
— Vraiment?
Molesin perdit un instant l'équilibre. L'archiprètre expliqua
et confirma son désastreux pronostic en racontant la fuite de
Lelia.
— C'était combiné, dit-il, c'était combiné d'avance!
Selon lui, la jeune fille ne voulait absolument pas entendre
parler de vivre avec son père. Donna Fedele la protégeait, mais
ne pouvait pas la garder chez elle, si le père exigeait qu'elle
restât près de lui. Dans quelques mois, Lelia serait majeure et
deviendrait libre. Donc, il s'agissait pour les amoureux de faire
passer ces quelques mois, et ils avaient comploté le joli coup
que voici. — Un beau soir, la fille s'échappe. C'est une fille
hardie, même effrontée : Dom Tita serait à même d'en fournir
les preuves. Elle prend le train quelque part, comme Dom
Aurelio, et se réfugie en Piémont. Là-bas, sa protectrice a une
nuée de parens. La fille se cache tantôt dans un lieu, tantôt
dans un autre, si bien qu'enfin les mois s'écoulent. Cependant
Donna Fedele travaille pour ce M. Alberli, qu'elle a pris aussi
sous sa protection. Mais heureusement la Providence veille, et
elle se sert d'un hérétique, d'un coquin, pour casser les œufs
dans le panier. La Providence fait que cet hérétique, une nuit
de pluie, vient dormir dans un endroit oii la jeune fille ne
croyait certes pas le trouver, et tout le complot fait patatras.
Après avoir décrit le patatras, l'archiprètre tira la morale
de l'histoire. Sans aucun doute cette comédie se répéterait, et
M. Camin ou de Gamin ferait bien de prendre ses précautions.
Toute cette industrieuse construction n'était pas farine du
sac de Dom Tita; c'était farine du sac de Dom Emanuele. Dom
Emanuele recevait des informations qu'il communiquait et
d'autres qu'il ne communiquait pas à Dom Tita. Il communi-
quait tout ce qui, selon sa propre manière de voir, pouvait
être répété utilement, ou du moins sans dommage, par cet
homme dépourvu de prudence ; mais il ne communiquait pas
les renseignemens qui, connus de lui seul, lui assuraient le
monopole de la sagesse directrice et l'agréable conscience de sa
propre supériorité. D'ailleurs il se trompait sur le compte de Dom
Tita. Dom Tita paraissait plus épais que Dom Emanuele; mais,
en réalité, il était plus fin. Dom Tita avait parfaitement compris
le jeu de l'autre, et il feignait de se laisser jouer. Par exemple,
286
REVUE DES DEUX MONDES.
il ne croyait pas un traître mot de l'histoire qu'il venait de
débiter à Molesin ; mais il croyait à propos de raconter cette
histoire. Puisque Donna Fedele était si mal disposée contre le
chapelain et contre lui-même, il y avait une utilité certaine à
somer la discorde entre elle et le nouveau maître de la Monta-
nina, qui pourrait rendre de grands services à l'église, con-
tribuer aux réparations, à l'entretien des bancs. Dès que
l'archiprêtre avait vu devant lui son ami le docteur, il avait
deviné que le docteur serait un excellent canal pour faire par-
venir à Gamin les paroles qui mettraient celui-ci en garde
contre Donna Fedele et qui prépareraient entre le clergé de Vélo
et le sieur Momi une alliance avantageuse pour l'église et pour
les pauvres de la paroisse. Il ne croyait nullement que Donna
Fedele eût fait fuir M'^^ Lelia en pleine nuit, de cette façon
périlleuse, tandis qu'il eût été si facile à la jeune fille de
prendre tout simplement le train à Arsiero, comme elle l'avait
pris seule maintes fois, pour aller à Seghe ou à Rocchette ; mais
Dom Emanuele lui avait affirmé la chose, et, dès lors, il croyait
pouvoir en conscience donner la chose pour vraie. Du reste, il
s'était interdit de procéder sur ce sujet à la moindre investiga-
tion. « Si Dom Emanuele, pensait-il, sait une chose et en dit
une autre, grand bien lui fasse ! Quant à moi, ce qu'il dit fait
bien mon affaire. » En réalité, dans la circonstance, Dom
Emanuele disait autre chose que ce qu'il savait ; car il savait
que les gens de service avaient trouvé un papier déchiré en
petits morceaux, et que les lignes écrites par Lelia sur ce
papier rendaient manifeste l'intention du suicide.
Molesin écouta très attentivement le récit de rarchiprètre.Si
telle était la situation et si Momi consentait à laisser sa fille
partir en voyage avec cette dame, il fallait s'attendre au pire.
Donna Fedele ferait disparaître la fille, et bien malin qui la
retrouverait. Quelques mois plus tard arriverait Alberti. La
Il lie se contenterait d'assigner une pension à son père, et il n'y
aurait plus rien à frire. Donc il importait qu'elle revînt à la
Montanina, il importait que Momi voulût et sût regagner le
cœur de la jouvencelle. Vilaine alïaire !
— Pauvre Momi ! soupira-t-il, mélancolique.
Et, sans souffler mot de la lettre de Donna Fedele, il passa
à autre chose. Il demanda si Momi avait fait célébrer un service
funèbre, le septième jour après la mort du vieux Trente. Non,
LEILA.
287
personne n'en avait parlé à Tarchiprêtre. Dans les circonstances
ordinaires, celui-ci aurait sondé à ce sujet les intentions de la
famille ; mais, dans les circonstances actuelles, il s'était abstenu.
Peut-être M. de Gamin avait-il parlé au chapelain; mais Dom
Tita en doutait beaucoup.
— Au surplus, nous allons le lui demander, conclut-il.
Et il sonna pour dire à la servante de prier M. le chapelain
de venir.
Molesin s'était rencontré une fois avec Dom Emanuele, à
Padoue, et il avait flairé en lui un adversaire. 11 s'était senti
mal à l'aise sous le regard de cet œil aqueux et froid, qui le
dépouillait de toutes les molles et trompeuses enveloppes sous
lesquelles il dissimulait son rude épiderme. Il avait flairé juste.
Dom Emanuele en savait long sur le compte du docteur, et il
l'avait tenu à distance intentionnellement. Molesin se serait donc
bien passé de se rencontrer de nouveau avec le chapelain. Mais,
lorsque celui-ci entra dans le salon et salua le visiteur, Molesin
s'aperçut vite, avec une secrète satisfaction, que l'œil aqueux
était moins froid que l'autre fois. En effet, l'œil aqueux voyait
en l'honnête Molesin l'homme qui avait fait connaître à la
pieuse madame de Gamin et, par conséquent, aux ecclésiastiques
ses amis et conseillers, la dangereuse présence de Massimo
Alberti à la Montanina.
En saluant le docteur, la face du chapelain esquissa un
léger sourire, comme pour dire silencieusement : « Ah ! c'est
vous 1 »
Quand Dom Emanuele eut déclaré que personne ne lui avait
parlé, à lui non plus, de ce service funèbre, Molesin déclara
qu'il prenait la responsabilité de commander le service au nom
de son ami ; et il prit occasion de cette commande pour faire
entrevoir une seconde fois, à travers un brouillard de demi-
paroles, toutes les belles choses que Gamin accomplirait, s'il
trouvait de la sympathie à Vélo et s'il obtenait la paix sous son
toit. Il ne spécifia ni les belles choses ni rien ; et l'archiprêtre,
satisfait qu'il ne spécifiât pas, qu'il ne proposât pas une sorte
de marché, accompagnait les circonlocutions de l'orateur par
une série de « bon, bon, bon, » qui étaient pour le docteur
autant de gouttes de baume.
Puis Dom Tita, qui avait des lettres urgentes à écrire au
sujet de sa nomination, pria Molesin de l'excuser s'il le laissait
288 REVUE DES DEUX MONDES.
seul avec le chapelain, au grand plaisir de celui-ci, qui craignait
évidemment que son supérieur ne se compromît par des paroles
peu mesurées.
Dom Emanuele, resté en tête à tête avec le docteur, se féli-
cita tout d'abord des heureuses dispositions de M. de Gamin
envers l'église et les pauvres. Il ajouta que l'archiprêtre et lui-
même tâcheraient de témoigner leur gratitude de la façon la
plus convenable pour des prêtres, c'est-à-dire en aidant le
nouveau paroissien dans ses difficultés domestiques, en s'inter-
posant entre le père et la fille, afin que le bon accord se rétablît
entre eux, au grand avantage de leurs intérêts temporels et spi-
rituels. Ces dernières phrases piquèrent vivement la curiosité
de Molesin, qui attendit sans souffler mot la suite de l'expli-
cation.
Dom Emanuele dit ensuite qu'il se voyait contraint d'aborder
un sujet délicat. Ni l'archiprêtre ni lui-même ne pourraient
rien pour la paix domestique de M. de Gamin, si, avant tout,
on ne faisait pas disparaître un obstacle. M. Molesin comprenait
bien, n'est-ce pas, de quel obstacle il s'agissait?
A cette question, Molesin porta vers sa bouche sa main
grande ouverte, s'en comprima les mâchoires, fixa les yeux
dans un coin de la chambre, fronça les sourcils et demeura im-
mobile, faisant effort pour comprendre. Il avait l'air de chercher
le sens de quelque vocable babylonien ou le nom du bisaïeul
d'Anténor.
— Non, dit-il enfin, en reportant sur Dom Emanuele des
yeux étonnés. Non, je ne comprends pas.
A son tour Dom Emanuele regarda fixement ces yeux
étonnés, dont Molesin baissa aussitôt les paupières, pour éviter
que l'inquisition du regard aqueux ne pénétrât trop avant
dans son âme. Puis, à demi-voix, le chapelain suggéra lente-
ment :
— Cette malheureuse créature qui, je le crains, est encore
aujourd'hui à la Montanina...
— Ah! oui! mâchonna Molesin. Oui, maintenant je com-
prends ! Vous voulez parler de la gouvernante. Mieux vaut
qu'elle parte. Oui, oui, je comprends. La présence de celte
femme mettrait de la bisbille entre lo père et la fille. La fille
pourrait s'imaginer, — c'est le mot, — s'imaginer je ne sais
quelles choses. Vous avez raison: il faut que Momi renvoie sa
LEILA. 289
gouvernante. Et il la renverra, je vous en réponds! Néanmoins,
en toute sincérité, je ne crois pas que...
— Il faut qu'elle parte, et tout de suite, interrompit Dom
Emanuele. ,
Molesin fit un signe de silencieux assentiment. Alors Dom
Emanuele, avec cet air de gravité mûre qu'il avait dans toute
la personne et dans tous les gestes, approcha de son visage les
cinq doigts réunis de sa main gauche et les considéra avec une
singulière attention.
— Dès que cette malheureuse sera partie, ajouta-t-il^ il est
nécessaire que M'^^ Lelia rentre dans la maison paternelle.
Et, désunissant le faisceau aigu de ses cinq doigts, il consi-
déra Molesin avec ses yeux, noyés d'une profonde tristesse.
Puis il fit de sa main gauche un étai pour sa joue, appuya son
coude sur l'autre main, hocha la tête avec désolation, sans
plus regarder son interlocuteur qui, par reflet, semblait aussi
tout contrit.
— Que cette jeune fille soit entre les mains de cette dame,
reprit le chapelain, voilà l'épine qui tourmente l'archiprêtre. Et
pourtant l'archiprêtre ne sait pas tout ce que je sais.
Molesin non plus ne savait pas ; mais, à tout hasard, il ofî"rit
un soupir à l'épine de l'archiprêtre; et ce soupir fut si profond
que les yeux noyés se levèrent un instant, puis se rabaissèrent.
Alors Dom Emanuele insista sur les ignorances de Dom Tita.
Dom Tita ignorait que cette pauvre fille, sous l'influence du
milieu funeste où elle vivait chez M""^ Vayla de Brea, en était
venue à méditer un crime horrible.
— Grand Dieu ! pensa Molesin, épouvanté à l'idée de voir
le sieur Momi lui glisser d'entre les griffes. Voulait-elle assas-
siner son père ?
Dom Emanuele ne s'expliqua pas davantage sur ce crime;
mais il s'étendit en lamentations diffuses sur les vapeurs toxiques
que l'on respirait dans l'entourage de M""^ Vayla. Or la jeune
fille avait été la péniteute du chapelain, et il la savait bonne,
religieuse. On pouvait donc espérer d'elle une forte réaction,
une de ces réactions qui portent entièrement vers Dieu les âmes
blessées par le monde. Mais il était indispensable de préparer
celte réaction, et il n'y avait pas moyen d'y songer tant que la
jeune fille demeurerait chez M™^ Vayla. Par conséquent, il fal
lait que le père intervînt et que, usant de ses droits sacrés, il
TOME II. — 1911 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
la reprît avec lui, même par la force : car la loi l'autorisait à
employer la force, si des procédés plus doux ne suffisaient pas.
D'ailleurs, selon Dom Emanuele, la résistance de Lelia venait
uniquement des funestes suggestions de Donna Fedele. Dès
que la jeune fille serait revenue à la maison, après le départ
de la gouvernante, elle changerait d'attitude. L'archiprêtre, la
belle-sœur de l'archiprêtre, qui était une personne de grande
piété, Dom Emanuele lui-même mettraient tout en œuvre pour
cultiver le germe de sanctification qui dans cette âme était à
l'état latent. Oui, c'était une âme qui aspirait à se détacher du
monde, une âme indifférente à la richesse.
— Je crois, conclut Dom Emanuele, je crois vraiment qu'elle
abandonnerait toute sa fortune à son père sans l'ombre d'un
regret.
Le chapelain voulait sans doute que ces dernières paroles
s'imprimassent bien dans le cerveau de Molesin, à en juger par
le ton dont il les articula. Mais Molesin lui laissa à peine le
temps de finir, et il se hâta de parler de l'intérêt spirituel que
présentait cette affaire, comme si le reste lui eût été parfaite-
ment indifférent. Il rappela que le sieur Momi avait eu une
grand'tante nonne, et, arquant les sourcils avec le sentiment
philosophico-religieux des grandes révolutions historiques et
des mystérieuses lois de la Providence, il se moucha avec
bruit dans son mouchoir bleu, pour signifier qu'il était prêt à
marcher.
Antonio Fogazzaro.
{La quatrième partie au prochain numéro.)
BISMARCK ET L'ÉPISCOPAT
LA PERSÉCUTION
(1873-1878
ÏVW
LES LOIS DE 1875
Le 5 décembre 1874, Bismarck, parlant aux représentans de
l'Allemagne, avait jeté à Pie IX un dernier adieu; le 5 février 1875,
Pie IX, écrivant aux évoques de l'Allemagne, jetait à Bismarck
un dernier défi. « Pour l'instant, je ne te connais plus, criait au
Pape le chancelier. — Et moi, ripostait le Pape, je refuse pour
toujours de connaître tes lois. » Ainsi se resserrait leur tragique
dialogue, dont l'allure même témoignait que, des deux interlo-
cuteurs, Bismarck était le plus faible. Le chancelier signifiait
une décision sur laquelle les circonstances pourraient l'amener
à revenir; le Pape, lui, portait un jugement sur lequel l'autorité
doctrinale de l'Eglise ne reviendrait jamais. C'est une force
immense, de pouvoir parler pour toujours ; Pie IX n'avait plus
que cette force-là, et il en usait. Sous sa plume de docteur se
déroulait le procès des lois de Mai, subversives pour la consti-
tution de l'Eglise, destructrices du droit épiscopal ; il montrait
comment elles accablaient, au fond des cachots, son « frère »
Martin et son « frère » Ledochowski ; comment elles menaçaient
tous ses autres « frères ; » il les accusait de réclamer une obéis-
sance qui ne convenait qu'à des esclaves ; il les livrait au mépris,
(1) Voyez la Revue des 1" octobre et 1" novembre 1910 et du 1" janvier 1911.
F'i.
292
REVUE DES DEUX MONDES.
pour leur appareil diiitimidation. « Afm de remplir le devoir
de notre charge, proclamait-il, nous expliquons solennellement
à tous les intéressés et à tout l'Univers chrétien que ces lois
sont nulles, parce qu'elles contrecarrent absolument la consti-
tution divine de l'Église. »
Le verdict était sans appel, la chrétienté tout entière était
prise à témoin des méfaits de la Prusse. La main du Pape
planait longuement sur cette Prusse coupable, pour y bénir
évêques et fidèles, et pour y frapper d'excommunication ceux
qui oseraient, avec l'appui de l'État, s'immiscer dans les charges
vacantes de l'Eglise. Au demeurant, Pie IX rappelait que les
catholiques gardaient conscience de leurs devoirs envers l'Etat,
qu'ils rendaient à César ce qui était à César, et qu'ils payaient
l'impôt. « Bonne plaisanterie! » répliquait la Gazette de Co-
logne ; elle trouvait tout à la fois « tragique et comique, » dou-
loureux et burlesque, ce « pauvre aliéné » qui « jouait au
« Dalaï-Lama, » qui se figurait être « le roi des rois, » et qui
autorisait les Prussiens à solder ponctuellement leurs contri-
butions. C'était, en vérité, grand dommage qu'il ne possédât
plus Civita-Vecchia : « quelques soldats allemands fussent allés
l'y chercher et Teussent ramené à Wilhelmshohe ou à Stet-
tin; » prisonnier de guerre, il méditerait tout à son aise sur
la valeur des lois. Au dire des Grenzhoten, il fallait remonter
jusqu'à Grégoire VII pour trouver sous une plume papale des
grossièretés semblables, et la Correspondance provinciale accu-
sait Pie IX d'excitations révolutionnaires menaçantes pour toutes
les puissances temporelles. Ainsi se vengeait par des sarcasmes
l'impuissance de la politique bismarckienne.
On avait, en 1873, légiféré pour les deux Églises, et fixé
comment, dans l'une et dans l'autre, les ministres du culte
devaient être formés, comment ensuite ils devaient être nom-
més : l'Eglise protestante, encadrée, de par son essence, dans
l'organisme de l'Etat prussien, avait accepté ces lois, d'ailleurs
sans enthousiasme; l'Église catholique les avait systématique-
ment ignorées. On avait, en 1874, en présence de cette résis-
tance, légiféré pour l'Église catholique seule, et déterminé les
règles qui devraient présider au gouvernement des diocèses
lorsque les évèques, toujours rebelles aux lois de 1873, appa-
raîtraient à l'État comme dignes d'être déposés : l'Église catho-
lique, derechef, avait systématiquement ignoré cette loi.
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 293
Les lois de ISTS ne pouvaient être appliquées sans le
concours des évêques, celle de 4874 sans le concours des
chapitres : elles demeuraient lettre morte. Et là-bas à Rome
une voix retentissait, qui les condamnait, les stérilisait, leur
signifiait qu'elles étaient néant et resteraient néant. Deux ans
durant, la législature prussienne avait travaillé, sans que rien
de stable fût construit, sans qu'un effet durable fût acquis; les
pénalités innombrables qui partout châtiaient les infractions aux
lois ne déterminaient aucun prêtre à s'y soumettre, aucun évê-
que à les appliquer. Le Pape redisait : Ces lois ne sont rien ; il
traitait ces caprices d'une Chambre comme certains de ses pré-
décesseurs du moyen âge avaient traité les caprices des rois. Un
seul mot du Pape consacrait ainsi la défaite effective de l'Etat.
Mais aux regards d'un Bismarck, Dieu pouvait-il permettre
que l'Etat fût vaincu? Encore plus avant, et toujours plus loin,
il pousserait la lutte, au nom même de Dieu. Le chef de l'Église
était gênant: Bismarck, pour faire taire les défenseurs du Pape
et pour faire taire le Pape lui-même, recourut à l'Europe,
Un an plus tôt, Decazes, tenant en échec les machinations
fiévreuses du chancelier, avait su faire comprendre que la
France, même vaincue, ne se laisserait pas embrigader pour
le Culturkam'pf international : la Belgique, en 187S, profita de
la leçon. En vain le comte Munster, ambassadeur d'Allemagne
à Londres, avait-il prié les ministres anglais successifs d'agir
sur le gouvernement de Bruxelles pour qu'un terme fût mis aux
agitations cléricales; ces ministres s'y étaient refusés. L'Alle-
magne, alors, avait interpellé directement le Cabinet belge sur
certains actes des évêques et des laïques catholiques et sur la
lettre étrange par laquelle un chaudronnier, nommé Duchesne,
avait mis son bras à la disposition de l'archevêque de Paris,
pour tuer Bismarck, et copie de la dépêche avait été transmise
par l'Allemagne aux chancelleries de l'Europe. Sans s'émou-
voir, la Belgique, à la date du 26 février 1875, répondait par
un long message d'explications, dont l'Europe aussi recevait
connaissance. Ainsi l'Europe entrait en tiers dans le colloque
entre le chancelier de l'Empire et le Cabinet de Bruxelles; elle
le voyait reprendre avec la Belgique le ton qu'un an plus tôt il
294 REVUE DES DEUX MONDES.
avait pris avec la France; elle entendait les partis antireligieux
reprocher au ministère belge, comme naguère au ministère
français, de jeter la patrie dans des difficultés internationales ;
elle surprenait, à Bruxelles comme à Paris, l'énigmatique
travail de certaines influences qui, très empressées à respecter
les susceptibilités de Bismarck, s'essayaient à montrer que les
ministères catholiques, que les majorités catholiques, manquant
peut-être d'égards pour cet homme fort, mettaient par cela même
les nations en péril. Bismarck voulait que la Belgique modifiât
son Code pénal, qui laissait impunies des pensées meurtrières
comme celle de Duchesne, et qu'elle prît des mesures pour
empêcher ses sujets de troubler la paix intérieure des voisins.
Au dire de l'Allemagne, il y avait là une sorte d'obligation
internationale, pesant sur tous les Etats ; et sous couleur de
perfectionner le droit des gens, elle n'aspirait à rien de moins
qu'à préserver sa politique ecclésiastique contre les critiques des
publicistes étrangers ou des évêques étrangers. Bismarck mena-
çait au dehors la liberté d'opinion, comme au dedans la liberté
de conscience. La Belgique finit par annoncer le dépôt d'un
projet de loi d'après lequel « l'offre ou la proposition non agréée
de commettre contre une personne un attentat grave » serait, à
l'égard de la menace, punie d'une peine correctionnelle sévère.
Mais la Belgique ne promit rien de plus. Elle voulait bien
braquer son Code pénal contre les imitateurs de Duchesne, mais
non point contre ses évêques, ni contre ses écrivains. Il fallut
que Bismarck se déclarât satisfait, car, au même moment,
l'Italie, à laquelle il avait adressé d'autres représentations, ne
lui accordait rien du tout.
A Rome, c'est du Pape lui-même qu'il se plaignait : il était
tout près de rendre l'Italie responsable, pour le langage que
tenait Pie IX à l'endroit de l'Allemagne. L'ambassadeur Keudell,
causant avec le ministre Minghetti, le pressait de demandes sur
la loi des garanties. A l'abri de cette loi, le Pape jugeait à sa
guise les lois ecclésiastiques de l'Empire: était-ce tolérable?
était-ce compatible avec les bons rapports qui unissaient le
Quirinal au gouvernement de Berlin? En 1S71, Brassierde Saint-
Simon avait recommandé Pie IX au respect des Italiens ;
Keudell, en 1875, semblait le signaler à leurs sévices. Etaient-ils
donc vassaux? et leur politique religieuse devait-elle se modeler
our celle de l'Allemagne? Il semble que Victor-Emmanuel,
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 295
recevant à Venise, le 2 avril, la visite de François-Joseph, se
mît d'accord avec lui pour refuser de s'associer à la campagne
nouvelle par laquelle Bismarck essayait d'atteindre, à Rome
même, la liberté spirituelle du Saint-Siège. Le Culturkampf
international s'était ouvert, dix-huit mois plus tôt, par le voyage
qu'avait fait Victor-Emmanuel à Vienne, sous les auspices de
Bismarck, et que l'Europe entière avait interprété comme un
avertissement pour le Pape; et voici qu'entre les deux mêmes
souverains une entrevue se déroulait, que l'Europe entière intei-
prétait comme un avertissement pour Bismarck. Les influences
bismarckiennes furent assez puissantes pour amener un député
de la gauche, Miceli, à questionner Minghetti sur l'anxiété à
laquelle avait donné lieu la démarche allemande. « La faute en
est à la loi des garanties, » déclarait Miceli. Evasivement, Min-
ghetti répondit que jamais, entre l'Allemagne et l'Italie, les
relations n'avaient été meilleures : les alliés qu'avait Bismarck
dans l'extrême gauche italienne n'insistèrent point. Bismarck,
suivant l'expression d'Arnim, avait adressé « sa recette contre
l'Église à chacun en son logis et même à ceux qui ne se sen-
taient point malades : » et cette recette, — la Revalescière de
Varzin, comme disait encore Arnim, — avait été repoussée par
la France en 1874, par la Belgique, l'Italie, l'Autriche, au
printemps de 1875.
Il restait à l'ofîrir à l'Angleterre : le comte Mimster s'en
chargea. Dans un toast retentissant qu'il portait, en mai 1875,
devant le National Club de Londres, il présentait le Culturkampf
comme un combat de l'Etat pour la conscience et pour la liberté;
il parlait de Canossa, de la guerre de Trente ans ; non sans
crânerie, il qualifiait le nouvel Empire d' « Empire protestant
détesté des hommes noirs; » il prévenait l'Angleterre que toutes
les lois nécessaires seraient faites pour mettre la liberté des
consciences à l'abri du danger, et puis il la conjurait d'avoir
elle-même l'œil ouvert, d'observer ce qui se passait en Irlande, de
prévoir, de préparer... C'était la première fois peut-être que
dans le pays du self help, un ambassadeur étranger se dressait
pour signaler aux Anglais un péril intérieur, et pour leur
laisser deviner qu'en le combattant, ils seraient agréables à son
maître. La presse bismarckienne applaudissait Munster. Mais
tandis qu'en Belgique, en France, en Italie, retentissaient dans
les assemblées politiques elles-mêmes certains échos des sug-
296 REVUE DES DEUX MONDES.
gestions bismarckiennes, il ne se trouva personne, ni aux Com-
munes, ni parmi les Lords, pour rappeler au peuple anglais les
désirs de Bismarck. La preuve était faite, désormais, qu'il ne
suffisait pas d'un ordre du chancelier pour que les Etats euro-
péens ennuyassent le Pape, soit chez eux, soit à Rome. Bismarck
avait souhaité leur connivence ; ils avaient feint de ne pas com-
prendre, ou bien ils avaient refusé.
II
Le Cullurkampf international réussissait mal : Bismarck
restait seul, en face d'un pape qui rendait ses ordres inutiles,
en les déclarant nuls; en face d'un épiscopat qui, par un dociî-
ment public, venait de réfuter la circulaire bismarckienne de
1872, relative au futur conclave. Ses représailles furent des pro-
jets de loi nouveaux, qui, pour entrer en vigueur, n'auraient
pas besoin de la collaboration de l'Eglise, et qui échapperaient,
dès lors, aux humiliations subies par les lois de Mai.
De par le projet de loi qu'il déposait au Landtag^ au début de
mars, tous les crédits affectés, sur les fonds de l'Etat, aux évê-
chés et à l'entretien des ecclésiastiques, devaient être immé-
diatement suspendus; les taxes et prestations dues à l'Eglise
cesseraient d'être levées, tant que se prolongerait cette suspen-
sion. Pour que les crédits fussent rétablis dans chaque dio-
cèse, il suffirait que Tévêque promît, par écrit, l'obéissance aux
lois de Mai. Lors même que l'évêque demeurerait inflexible,
tout curé qui prendrait un engagement semblable, recouvrerait
son droit aux générosités de l'Etat, et l'Etat pourrait même en
faire bénéficier un curé qui manifesterait par des actes l'inten-
tion d'obéir aux lois. La cour royale pour les affaires ecclésias-
tiques protégerait contre les poursuites disciplinaires de l'évêque
les prêtres qui, donnant au pouvoir civil ces preuves de défé-
rence, recommenceraient d'émarger au budget; mais si, plus
tard, quelqu'un d'entre eux se permettait de rétracter ou de
violer ses engagemens envers l'Etat, il serait châtié par la révo-
cation et par l'incapacité juridique de remplir les fonctions
sacerdotales. Ainsi la Prusse alimenterait les curés, s'ils péchaient
contre l'Eglise, et les déposerait, si plus tard ils se repentaient.
Après avoir, en décembre, brisé tous liens entre Pie IX et
Guillaume, Bismarck, en mars, commençait de déchirer la bulle
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 297
De Sainte, qui, depuis 1821, à la façon d'an quasi-concordat,
fixait les rapports entre la Prusse et l'établissement catholique.
Cette bulle assurait à l'Eglise certaines dotations d'Etat; le
projet de loi bismarckien subordonnait à l'humble souplesse de
'a créancière la générosité du débiteur. Ou bien l'Eglise ferait
à Pie IX cet affront, de reconnaître enfin les lois, malgré lui,
et la Prusse, alors, accomplirait loyalement les promesses faites
au Saint-Siège; ou bien l'Eglise demeurerait indomptable, et la
Prusse, alors, infligeant à Pie IX un autre genre d'affront, sus-
pendrait l'exécution de ces promesses. Des avocats subtils et
passionnés s'apprêtaient à établir que la Papauté n'était plus la
même qu'en 1821, et que dès lors le pacte était périmé.
Il y avait, dans cet artificieux projet, une menace pour tous
les évêques, une tentation pour tous les curés. De nombreuses
localités, où ne s'était, depuis le vote des lois de Mai, produit
aucun changement, et où le ministère sacerdotal était légalement
exercé par des prêtres légalement nommés, allaient désormais
sentir, à leur tour, la répercussion de la lutte religieuse : leurs
curés, bien qu'innocens de tout délit formel, seraient appauvris,
peut-être réduits à la misère, parce que les évêques auraient
refusé de se plier aux ordres de l'Etat. Et Bismarck espérait
que ces curés se fâcheraient, que leur colère, peut-être, intimi-
derait l'épiscopat, que tout au moins, personnellement, pour
éviter la disette, ils s'inclineraient devant le pouvoir civil.
A l'huis des lointains presbytères, l'Etat séducteur viendrait
frapper; il tendrait une plume aux curés, pour qu'ils souscri-
vissent les textes législatifs qui dépossédaient leur évêque de
ses droits;. et puis, d'un geste offensant, il leur rendrait la cor-
beille de pain nécessaire pour vivre. Ce projet de loi qui d'abord
créait la mendicité des prêtres, et puis qui les asservissait,
devint tout de suite odieux, sous le nom populaire de : loi de la
corbeille de pain [Brotkorbgesetz).
Bismarck voulait cette arme nouvelle ; il la voulait sans délai :
« On ne paie pas ses ennemis, » déclarait-il, et l'encyclique de
Pie IX avait une fois de plus prouvé que l'Eglise était hostile
à l'Etat. Les évêques en appelaient à Guillaume : De cette loi,
lui écrivaient-ils, résulteront d'indicibles deuils et des boule-
versemens. C'est votre faute, — leur répondait en substance
l'Empereur; vous aviez vous-mêmes, au Concile, prévu de pareils
malheurs, et si vous aviez fermement maintenu vos convictions
298 REVUE DES DEUX MONDES.
anli-hifaillibilistes, vous auriez pu préserver la patrie contre
les troubles que pressentaient vos propres cris d'alarme et que
maintenant nous déplorons avec vous.
Les 16 et 17 mars, le Landtag discuta. «■ Où sont vos succès
dans le Cidturkampf? » demandait à Bismarck le vieux Gerlach ;
il reprenait le texte de lapôtre Paul : « Mieux vaut obéir à
Dieu qu'aux hommes, » et proclamait, au nom même de la
liberté évangélique, que s'il y avait des citoyens à qui ce
devoir s'imposait d'une façon plus expresse, c'étaient assurément
les évêques. Mais Bismarck, fidèle à sa notion de Dieu et à sa
notion de l'Etat, opposait à Gerlach une sorte de profession de
foi : « Je crois obéir à Dieu, lui disait-il, quand je sers le Boi
pour la défense de la communauté politique dont il est le mo-
narque par la grâce de Dieu, et dont il doit, en vertu dun devoir
imposé par Dieu, sauvegarder la liberté contre l'oppression
spirituelle étrangère. » Bismarck, au moment où il allait frapper
un coup dont tous les prêtres d'Allemagne sentiraient la cruauté,
s'affichait ainsi comme l'ouvrier de l'œuvre de Dieu. Ayant
conçu Dieu comme protecteur de l'État, ayant conçu les intérêts
de l'Etat comme identiques aux volontés bismarckiennes, il en
venait à considérer les ennemis de sa politique, croyans protes-
tans tels que Gerlach, ou croyans catholiques tels que Wind-
thorst, comme les ennemis de Dieu.
C'est en vain que Windthorst s'insurgeait, au nom de la
morale elle-même, contre cette tactique qui spoliait les prêtres
pour les dompter; Dieu n'apparaissait pas à Bismarck comme
le garant d'une morale supérieure, mais bien plutôt comme le
garant des égards dus à la raison d'Etat. Windthorst prévenait
le chancelier que, même après cette loi, le Centre persisterait
dans son attitude; et Bismarck alors ripostait par un éloge du
Cidturkampf. « Au cours de cette lutte, expliquait-il, on avait
serré les rangs : de même qu'Henri l'Oiseleur, dix années
durant, avait exercé l'esprit de ses guerriers, avant de tailler en
pièces les Hongrois sur les bords du Lech, de même le Cidtur-
kampf affermissait, dans les cerveaux prussiens, cette convic-
tion qu'il était besoin d'un État fort. Avec le temps, continuait-
il, nous n'aurons plus que deux grands partis, pour ou contre
l'État. » Il feignait d'oublier que le projet môme qu'il présentait
attestait l'échec des précédentes lois; il constatait que chez la
plupart de ceux qui « voulaient sincèrement l'Etat, » le sens
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT.
299
politique était en progrès, et sa voix confiante annonçait au
Landtag que l'Etat sortirait de cette lutte plus fort et plus puis-
sant. Mais c'était dans les mômes termes exactement que, depuis
deux années, évêques, prêtres, membres du Centre, célébraient
les progrès et les développemens de l'Eglise. Il semblait que le
pouvoir religieux et le pouvoir civil, échangeant entre eux un
merci provocateur, se renvoyassent l'un à l'autre cet étrange
témoignage : « Ma force augmente et c'est grâce à vous. »
Windthorst essayait d'abréger le duel : « Il est encore temps
pour le ministre, disait-il, de voir s'il ne fera pas mieux de reti-
rer la loi; et peut-être peut-on lui conseiller de tenter un effort
pour s'entendre avec les autorités de l'Eglise en vue du réta-
blissement de la paix, » Mais la décision de Bismarck était
prise : il s'agissait de défendre la liberté spirituelle contre l'ordre
des Jésuites et contre un pape jésuite, et de riposter à cette
encyclique de Pie IX, qu'un député du Centre, profitant des
droits de la tribune, s'amusait à lire d'un bout à l'autre, devant
le Landtag. Bismarck pressentait, d'ailleurs, que les difficultés
s'accumuleraient, que les « vicaires boute-feu » résisteraient; il
prévenait en passant les évêques qu'à des époques plus calmes,
ils auraient avec ces prêtres-là quelque fil à retordre. Mais si
tout le clergé mourait de faim, le Pape serait là, avec son
denier de Saint-Pierre, les Jésuites seraient là, qui possédaient,
à eux seuls, plus de la moitié de la fortune de feu Rothschild.
Le Gesii pourrait faire vivre l'Eglise catholique d'Allemagne.
De s'amuser à cette pensée, comme le faisait Bismarck, c'était
assurément moins absurde encore que de supposer que l'Eglise
catholique d'Allemagne pourrait humilier devant l'Etat je ne
sais quelle tardive résipiscence et lui tendre, agenouillée, une
main tremblante, mais avide.
Avec plus de docilité que de confiance, le Landtag vota le
projet, et Bismarck s'en fut devant les Seigneurs, pour qu'à
leur tour ils dissent oui.
La lutte des catholiques pour leur indépendance inté-
resse aussi rÉglise évangélique, lui signifia Kleist-Retzow :
un instant, contre le projet de loi, les deux confessions parurent
faire front. Mais, sur les bancs conservateurs, Maltzahn se leva;
c'était un protestant rigide et croyant, qui jadis avait repoussé
toute laïcisation de l'inspection scolaire, et qui depuis lors, par
une sorte d'accoutumance, avait répudié toutes les lois bis-
300 REVUE DES DEUX MONDES.
marckiennes ; et Maltzahn déclara qu'en présence de l'Ency-
clique de Pie IX il voterait, aujourd'hui, ce que demandait
Bismarck. Ainsi parmi ces conservateurs dont l'attitude poli-
tique avait conduit Bismarck à s'appuyer sur les nationaux-
libéraux, il y en avait un qui se détachait, qui rentrait au
bercail gouvernemental, et qui désormais, enfin, aiderait à
l'assaut contre le Pape. La voix du chancelier trouva d'étranges
caresses pour choyer l'enfant prodigue : il remercia Maltzahn,
avec effusion, de confesser librement et à cœur ouvert l'Evan-
gile de la Béforme. « Notre Evangile, » articulait-il triomphale-
ment ; et sentant d'ailleurs qu'il était ministre d'un Etat où les
catholiques formaient un tiers du peuple, il protesta qu'il par-
lait, non pas en tant que ministre, mais en tant que membre
de la Chambre des Seigneurs. Et moyennant cette précaution
oratoire, on vit le chancelier de l'Empire, le premier ministre
du roi de Prusse, déployer savamment le drapeau de la Réforme,
devant les Seigneurs attentifs et recueillis. « Ah! leur disait-il,
si cette confession que M. de Maltzahn vient de faire entendre
avait retenti il y a quelques années, la lutte avec les catho-
liques n'eût pas été aussi violente. Ah ! si les conservateurs
évangéliques m'avaient fidèlement soutenu, dans l'esprit de
l'Evangile protestant! Ah! si la plupart avaient compris que
notre Evangile, notre salut compromis et menacé par la Papauté,
— je parle en chrétien évangélique, — valent mieux et plus,
pour nous, qu'une opposition politique momentanée contre le
gouvernement! » L'expression de ses regrets demeurait inache-
vée; ses gestes la terminaient, ses soupirs la ponctuaient. Il
avait l'air de vouloir, cœur à cœur, causer de l'Evangile, — de
l'Évangile de Luther, — avec les membres de la Chambre
haute. Ce mot de cœur, si rare sur ses lèvres, y apparaissait :
« Maltzahn, disait-il, m'a causé une joie de cœur. Ce m'est en
quelque sorte un pont pour rétablir d'anciennes relations qui
n'ont pas dû se rompre sans que j'en aie gravement souffert. »
Il disait vrai : dans la mesure où il pouvait souffrir, la rupture
avec les conservateurs lui avait été une souffrance. Il avait tou-
jours craint, sans le dire tout haut, qu'en n'ayant plus d'autres
amis que les nationaux-libéraux, il ne devînt leur captif. Il
insinuait, comme toujours, que s'il avait dû commettre certaines
violences, c'était leur faute, à eux, conservateurs; mais il le
redisait, cette fois, en leur ouvrant les bras. Le Cultwkampf [qs
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 301
avait brouillés avec lui ; et voici qu'à l'occasion d'un nouvel
acte de Cultiirkampfy ils paraissaient revenir vers lui. Joyeuse-
ment il réveilla, dans leurs consciences luthériennes, tout ce
qu'elles recelaient d'hostilité contre l'Eglise ; son projet en
main, il s'afficha comme défenseur de l'évangélisme. La com-
munauté catholique, qui n'est que « la pierre du pavé foulée
par le prêtre ; » les évêques, qui ne sont que les fonctionnaires
d'un pape étranger; le Pape, ennemi de l'Evangile et, partant,
de l'Etat prussien; les Jésuites, docteurs du lyrannicide ; le
Code papal, qui veut la mort de l'hérétique; le Sf/Ilabits, dont
l'application serait incompatible avec le fonctionnement même
de la Chambre des Seigneurs, furent tour à tour dénoncés et
bafoués par le chancelier. Ce n'était plus un homme d'Etat qui
parlait: c'était un polémiste de la Réforme. « La conséquence
logique de votre politique, déclarait Brûhl, serait d'expulser ou
de fusiller les catholiques. » Mais les plaisanteries de Bismarck,
volontairement grosses, continuaient de tomber droit et dru;
elles visaient, après les catholiques, ceux qu'il appelait les crypto-
catholiques; et spécialement son oncle Kleist-Retzow, soup-
çonné de sympathie pour le catholicisme, pour ce catholicisme
dont Bismarck dessinait à plaisir une interminable caricature
« Si je suivais le Pape, s'écriait-il, je ne ferais pas mon salut. »
Deux ans plus tôt, dans cette même Chambre, Bismarck
avait soutenu que la Prusse engageait une lutte purement poli-
tique, et qu'aucun motif confessionnel ne la guidait ; il semblait
aujourd'hui sonner une fanfare de ralliement pour tous les
protestans de la Chambre et du Royaume. On eût dit que
Luther se dressait, que dans les conservateurs de la vieille
Prusse, il reconnaissait et retrouvait ses enfans : on allait, pour
la Réforme, donner le coup de sape contre l'Église... La loi
triompha, naturellement, et cette accession de quelques con-
servateurs à la majorité bismarckienne fut peut-être interprétée,
par les observateurs superficiels, comme l'indice que les par-
tisans du Culiiir/campf croissaient en nombre et que l'esprit de
Cidturkampf croissait en force. L'indice, bientôt, devait se
révéler trompeur :tout ce qui contribuait à rapprocher Bismarck
des conservateurs tendait à relâcher ses liens avec le parti
national-libéral, c'est-à-dire avec les dépositaires authentiques
et les apôtres impérieux de l'esprit de Cidturkampf. La démarche
de Maltzahn et les sourires de Bismarck laissaient prévoir une
,
302
REVUE DES DEUX MONDES.
heure, lointaine encore, où Bismarck pourrait se passer d'eux,
et où pourrait se former, sur un terrain tout autre que celui de
la lutte contre l'Eglise, une nouvelle majorité bismarckienne.
La Chambre des Seigneurs réduisait tous les prêtres à devenir
des pauvres ; mais les circonstances mêmes du vote, quelque
inique qu'il fût, recelaient en elles-mêmes le germe, à peine
visible encore, mais déjà très prometteur, de certaines nou-
veautés politiques, dont plus tard la paix religieuse serait l'effet.
III
Deux jours seulement après que la Chambre des Seigneurs
avait applaudi le Credo évangélique du prince de Bismarck, le
Landtag décidait de discuter immédiatement, sans le renvoyer
à des commissaires, un autre projet déposé par le chancelier, et
qui visait à supprimer les articles 15, 16 et 18 de la Constitu-
tion. L'on se rappelle peut-être qu'en 1873, deux de ces articles,
qui garantissaient l'autonomie de l'Eglise, avaient été corrigés
par des phrases supplémentaires, relatives aux droits de l'Etat
Mais en 1875, on voulait enlever à l'Eglise ce qu'ils lui laissaient
encore : les supprimer devenait urgent. Les ministres recu-
laient; ce mot même de Constitution leur inspirait une sorte de
crainte religieuse, et Falk montrait autant de répugnance à
donner des coups de canif dans cet auguste papier, qu'il avait
naguère montré de zèle pour y glisser des interpolations. C'était
Bismarck, et Bismarck tout seul, qui songeait à d'audacieuses
déchirures ; c'était lui qui voulait que solennellement les ar-
ticles 15, 16 et 18 fussent rayes, et qu'ainsi le législateur eût
désormais la voie libre. Au conseil des ministres, il avait posé
la question de cabinet; Falk alors avait dû céder, on avait
sacrifié l'intégrité de la Constitution à celle du ministère ; pour
garder Bismarck, on avait accepté la proposition sacrilège, et le
Landtag l'étudiait sans retard. Fréquemment, sur les lèvres des"
orateurs du Centre, des objections tirées de la Constitution
s'étaient élevées contre les projets de lois ecclésiastiques; ces
objections tomberaient, dès qu'auraient succombé les para-
graphes auxquels elles se cramponnaient. L'Etat prussien venait
proposer aux membres du Landtag un accroissement de leur
souveraineté : ces textes les gênaient, à eux de s'en débarrasser.
En fait, derrière les trois articles, un roi de Prusse était
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 303
accusé : c'était Frédéric-Giiillauaiti IV, le propre l'rère de
Guillaume I". Sa politique religieuse avait apaisé les consciences
en affranchissant l'Eglise ; après trois ans de Culturknmpf, ils
en étaient la seule survivance : à leur tour, on aspirait à les
balayer. Ce fut le catholique Pierre Reichensperger qui plaida
pour l'idéal du roi défunt et pour la Constitution libératrice,
gardienne de cet idéal. Mais une voix déclara que la politique
de Frédéric-Guillaume IV, « nature plus noble que pratique,
avait fait une brèche dans les dispositions essentielles pour la
paix générale de l'Etat; » cette voix fut celle de Bismarck. Il
reprit ses attaques contre l'ancienne « division catholique, »
supprimée dès 1871 parce qu'elle se composait de « légats du
Pape. )) D'ailleurs, alors même qu'à la rigueur, dans le passé,
ces articles constitutionnels eussent été admissibles, ils avaient
cessé de l'être. Bismarck observait qu'ils avaient eu pour but
de donner des droits à une certaine corporation composée de
tous les ecclésiastiques prussiens; aujourd'hui, continuait-il,
l'Eglise épiscopale s'est transformée en une monarchie papale
absolue; et qu'était-ce donc que le Pape? Un étranger dont le
programme, « directement opposé à celui de l'Etat, » était con-
tinuellement l'objet d'une solennelle publicité, le chef d'un parti
compact, le metteur en œuvre d'une presse officieuse, mieux
servie, moins chère, plus répandue et plus accessible que celle
de l'Etat; un docteur, enfin, qui visait à supprimer les institu-
tions constitutionnelles, à exterminer les hérétiques, et qui, s'il
était le maître, condamnerait les protestans à émigrer ou à
perdre leurs biens. Stipuler, comme le faisait la Constitution,
que l'Eglise gérait librement ses affaires, c'était, en fait, stipuler
qu'elles seraient réglées par ce personnage-là. « Il ne dit pas :
l'Etat c'est moi, il est trop habile pour cela; mais le Roi et
l'Etat prennent ce qui reste, après que le Pape s'est taillé dans
les droits séculiers la part qui lui plaît. » Bismarck estimait
que les articles incriminés laissaient une lézarde dans l'édifice
prussien, il fallait réparer cette lézarde.
C'était un discours de guerre, mais les dernières phrases
étaient d'un autre ton et semblaient déjà d'une autre époque
« Une fois cette loi votée, terminait Bismarck, rien ne me sera
plus à cœur que de chercher la paix, la paix même avec le
Centre, mais surtout avec le Siège romain, dont les sentimens
sont bien plus modérés, et j'espère que, Dieu aidant, je la trou-
304
REVUE DES DEUX MONDES.
verai. Je ferai en sorte que celte lutte, où nous fûmes contraints,
pour un moment, de prendre l'offensive, ne se poursuive plus
que d'une manière défensive, et que désormais l'offensive soit
laissée à l'enseignement des écoles plutôt qu'à la politique. »
Il aA-ait, depuis trois jours, dans les deux Chambres, entassé
les invectives contre la Papauté; il demandait, ce jour-là même,
qu'on retirât à l'Eglise, formellement, tous les droits primor-
diaux qui faisaient obstacle aux fantaisies successives de la
législation d'Etat; il tenait à ce que l'État redevînt en théorie le
maître de l'Eglise; et puis il promettait qu'ensuite il redevien-
drait pacifique et, tout au moins, cesserait d'être assaillant.
Mais le Centre demeurait sceptique, et Schorlemer-Alst le
disait, avec cette raideur toute militaire, avec ces audacieuses
façons d'attaque, par lesquelles s'illustra son éloquence durant
les dernières années du Culturkampf. « Je me considère tou-
jours comme en état de guerre, » signifiait-il au chancelier. Il
le pressait, l'opposait à lui-même, le harcelait. Ce pape dont
Bismarck dénonçait l'influence, n'était-ce pas ce même Pie IX
dont en 1871 le même Bismarck avait précisément invoqué le
crédit, pour le faire agir sur le Centre et contre le Centre "^
Schorlemer, démasquant les intentions ennemies, les accusait
de vouloir séparer de Rome les catholiques d'Allemagne; ce
serait nous séparer de la source de vie, déclarait-il ; et l'immi-
nence même d'une nouvelle défaite ne l'empêchait pas de croire
à la victoire finale, d'y croire avec orgueil, et de l'annoncer.
Bismarck répliqua, et Bismarck encore parlait de paix ; il
trouvait des mots aimables pour Antonelli, « esprit fin, disait-il,
et qui n'est pas aussi asservi aux Jésuites que le sont beaucoup
d'autres, mais malheureusement sans influence à l'heure qu'il
est ; » et ramassant dans une curieuse période tous ses griefs
contre le Centre, et contre l'ascendant du Pape sur le Centre, et
contre les prétentions pontificales, il savait si bien orienter,
cependant, les replis de cette agressive période, qu'ils faisaient
avenue, tous ensemble, vers certains mots évocateurs, qui sug-
géraient encore l'idée de paix.
« Je conserve l'espoir, disait-il textuellement, que l'influence
du Pape sur le parti Centre se maintiendra, car, comme l'his-
toire nous montre des papes guerriers et d'autres pacifiques, des
papes mililans et d'autres se consacrant au spirituel, j'espère
qu'un jour, bientôt, reviendra le tour d'un pape pacifique, qui
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT, 305
ne tende pas uniquement à ériger en suprématie universelle ce
pouvoir issu de l'élection du clergé italien, mais qui soit dis-
posé à laisser d'autres gens aussi vivre à leur guise, et avec
lequel on puisse conclure la paix. C'est là ce que j'espère, — et
alors, j'espère aussi trouver encore un Antonelli assez sage
pour chercher à faire la paix avec le pouvoir séculier. ^)
Ainsi succédaient à deux discours insulteurs, tenus à qua-
rante-huit heures de distance, des efforts de coquetterie à
l'égard du Pape insulté. Windthorst ne voulait pas être dupe :
il réinsistait sur les discours, il s'étonnait que le premier con-
seiller de la couronne, dans un pays mixte, pût impunément
calomnier la foi d'une partie du peuple, la foi de quelques-uns
des princes allemands. Est-ce un moyen, demandait-il, de fon-
der l'unité allemande ? Quant aux phrases pacifiques, à peine
voulait-il les enregistrer, observant tout simplement qu'il y avait
un moyen de faire la paix: négocier avec Rome. Le comte
Landsberg, devant la Chambre des Seigneurs, relevait, lui aussi,
le contraste étrange entre ces fanfares de guerre et ces pre-
mières sonneries de retraite : il constatait que Bismarck, par la
suppression des trois articles constitutionnels, faisait place nette
pour poser les assises d'un Etat policier gouverné buraucratique-
ment; et Landsberg s'épouvantait de ces architectures nouvelles.
Rayer des paragraphes de la Constitution pour faciliter l'élabo-
ration de certaines lois, cela lui faisait leffet de couper une tête
pour guérir le mal de dents. Il semblait à Landsberg qu'après
ce sacrifice, Bismarck en réclamerait d'autres, que toutes les
autonomies seraient tour à tour menacées.
Dans les deux Chambres, l'œuvre constitutionnelle de Frédé-
ric-Guillaume IV reçut le soufflet que Bismarck exigeait. Trois
vides s'y creusèrent, attestant la disparition des articles qui,
pendant près d'un quart de siècle, avaient protégé la liberté et
la dignité des Églises. Une vieille haine de Bismarck était enfin
satisfaite. Ces articles, il ne les avait jamais aimés : dès 1854, il
les avait jugés dangereux pour l'État prussien ; il n'avait pas
pardonné au Centre d'avoir voulu, en 1871, les inscrire, tels
quels, dans la Constitution du nouvel Empire. La Prusse elle-
même, enfin, les rejetait. Un jour la paix religieuse se réta-
blira; Bismarck défera de ses propres mains, morceau par mor-
ceau, toutes les lois du Cultnrkampf ; mais la Constitution
prussienne, malgré les efîorls du Centre, restera toujours béante
TOMK II. — 19H. 20
306
REVUE DES DEUX MONDES.
en trois endroits; on verra subsister, toujours ouverts, toujours
inquiétans, les trous que Bismarck y aura creusés; les libertés
dont jouira l'Eglise prussienne, dont pour le moment elle jouit
encore, lui seront reconnues, non plus par la Constitution, qui
dure, mais par le législateur, qui change, et non plus comme
des droits, mais bien plutôt comme des cadeaux.
.IV
C'est ainsi que sous l'Église catholique de Prusse, en avrillSTo,
la terre prussienne achevait de s'effondrer. La loi qui suspen-
dait les dotations suppriniait à l'Eglise ses ressources ; la loi qui
rayait les articles constitutionnels supprimait à l'Eglise ses
garanties. Par la première, elle perdait sa sécurité matérielle ;
elle perdait, par la seconde, ce qui lui restait encore de sécurité
morale. Bismarck avait accumulé ces ruines en alléguant qu'il
faisait la guerre ; il les avait consommées, en disant que c'était
nécessaire pour la paix. Il scandait par le mot de paix les der-
niers coups qu'il donnait à l'ennemi.
Mais avant même que la Chambre des Seigneurs n'eût ratifié
les votes du Landtag, d'autres projets se discutaient, qui n'avaient
plus à redouter aucune collision avec les articles constitution-
nels, et qui ne marquaient pas, assurément, des étapes vers la
paix : l'un avait trait à l'administration des biens d'Église, et
l'autre aux congrégations.
Voilà plusieurs années que les canonistes vieux-catholiques
souhaitaient que, dans chaque paroisse, la communauté des
fidèles fût organisée, et investie de certains droits : ils espé-
raient qu'ainsi l'État pourrait s'appuyer, contre la hiérarchie,
sur la foule des laïques, et que, parmi ces laïques, des agitateurs
vieux-catholiques parviendraient, tôt ou tard, à rallier une ma-
jorité, qui détacherait la paroisse de la communion romaine.
Falk, à la fin de 1872, avait pressenti les évèques, au sujet d'une
telle organisation ; ils avaient répondu par des fins de non rece-
voir. Reprenant cette tentative au début de 1875, il avait cette
fois négligé de les consulter. Le projet de loi sur l'administra-
tion des biens d'Église, déposé par Falk dès le 27 janvier 1875,
visait le patrimoine ecclésiastique de toutes les paroisses catho-
liques. On comprenait sous ce nom de patrimoine ecclésias-
tique tous les biens affectés aux besoins du culte, à la rémuné-
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 307
ration des prêtres et à des services paroissiaux de bienfaisance
ou d'instruction, et toutes les fondations pieuses pour lesquelles
le donateur primitif n'avait prévu aucun mode spécial d'admi-
nistration. Le soin d'administrer tous ces biens et de dresser
chaque année le budget paroissial était confié par le projet de
loi à un « conseil d'Eglise » [Kirchenvorstand] , élu pour six ans
par tous les paroissiens majeurs, et renouvelable par moitié tous
les trois ans. Ce conseil devait répondre de sa gestion devant un
comité trois fois plus nombreux, appelé la représentation parois-
siale {Gemeiyidevcrtretung), et dont les membres seraient élus,
avec la même périodicité que les conseillers d'Église, par tous les
paroissiens majeurs; l'approbation de la représentation parois-
siale serait nécessaire pour toutes les décisions importantes du
conseil. La hiérarchie sacerdotale perdait ainsi la libre disposition
des biens ecclésiastiques. Le droit de présider le conseil d'Église
demeurait reconnu au curé et consacrait ainsi son influence,
mais l'assemblée paroissiale, qui jugerait des questions graves en
dernier ressort, ne l'entendrait qu'à titre consultatif. Le projet
stipulait que le conseil d'Église pourrait être convoqué, soit par
l'autorité diocésaine, soit par les autorités de l'Etat; que l'évêque
et le président supérieur de la province auraient le droit, l'un
et l'autre, de faire des suggestions au conseil d'Église ou à la
représentation paroissiale, et de faire inscrire d'office, au budget,
en cas de refus déraisonnable des corps élus, les dépenses nor-
males. Ainsi était prévue une sorte de collaboration entre la hié-
rarchie religieuse et le pouvoir civil; mais en cas de conflit entre
ces deux puissances, le ministre des Cultes jugerait. Le projet, on
le voit, ne prétendait nullement ignorer l'évêque; mais il inves-
tissait le ministre des Cultes d'un droit de décision souveraine.
La destitution d'un conseiller ou d'un membre de la repré-
sentation paroissiale pourrait être prononcée par l'évêque et
par le pouvoir civil, et serait susceptible d'appel devant la cour
royale pour les affaires ecclésiastiques, c'est-à-dire devant le
tribunal d'État que la hiérarchie avait toujours refusé de recon-
naître. Si les évêques voulaient ignorer cette loi, si les catho-
liques se refusaient à constituer des conseils d'Église ou des
représentations paroissiales, tous les droits que le projet laissait
à la hiérarchie passeraient alors au pouvoir civil, et toutes
les prérogatives promises à ces deux catégories de corps élus
seraient accordées à des commissaires d'État.
308 REVUE DES DEUX MONDES.
Tel était, dans ses grandes lignes, le projet de loi. Il assi-
gnait un rôle à trois facteurs : les élus du peuple, l'évêque,
l'Etat. Les droits qu'avait jusque-là possédés la hiérarchie pour
l'administration des biens d'Eglise devaient désormais être
limités, d'un côté, par deux pouvoirs résultant du suffrage uni-
versel des catholiques, de l'autre côté, par la bureaucratie. Le
projet faisait une part à l'évêque, mais ajoutait immédiatement
qu'on se passerait de lui, s'il le fallait. Tous les citoyens inscrits
comme catholiques et prenant leur part des charges paroissiales
étaient appelés à former, en face du sacerdoce, une formidable
puissance démocratique : pratiquant ou non leur culte, déférens
ou non pour leurs curés, voire excommuniés, ils demeure-
raient électeurs, éligibles ; et, servant Dieu bien ou mal, ils
régneraient en quelque mesure sur toute la vie matérielle de
l'Eglise de Dieu. La collectivité des membres de l'Eglise acqué-
rait sur les biens de TEglise toute une série de droits jusque-là
réservés à la hiérarchie.
C'est une usurpation, c'est une confiscation, c'est l'applica-
tion du principe : La propriété c'est le vol, avaient expliqué au
Landtag, dans les séances des 16 et 17 février, les députés Pierre
Reichensperger, Dauzenberg et Windthorst ; et Falk, invité à
préciser les irrégularités d'administration par lesquelles les
évêques avaient mérité ces mesures de défiance, avait manqué
d'élémens pour un réquisitoire décisif. On avait été gêné par
la subtilité juridique de Pierre Reichensperger, demandant
pourquoi les nouvelles réglementations élaborées en 1874 pour
les communautés protestantes n'avaient pas été soumises aux
Chambres, et pourquoi tout au contraire on remettait au caprice
du législateur le soin de régler le fonctionnement matériel des
paroisses catholiques; mais on avait remarqué, cependant, que
le Centre apportait moins d'acharnement contre ce projet que
contre les lois antérieures; et, dans les Grenzboten, Roesler
avait exprimé l'inquiétude que les catholiques n'attendissent
de cette loi certaines conséquences favorables et que la repré-
sentation paroissiale ne fût composée, partout, de partisans
fanatiques de la hiérarchie.
Au nom des principes, Melchers, archevêque de Cologne,
avait tout de suite protesté contre le projet : dans une lettre au
Landtag, il avait démontré qu'une telle loi impliquerait une
sorte de sécularisation des biens d'Eglise, désormais transférés
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 309
à la communauté des fidèles; qu'une telle translation violait le
droit commun, le droit canon, les engagemens de l'État, et la
Constitution ; que l'on créait de nouveaux organismes qui, d'après
le droit canon, ne pouvaient être regardés comme juridiques;
et qu'enfin l'Etat n'était pas qualifié pour élaborer de pareils
articles.
Mais la commission parlementaire avait passé outre : le pro-
jet, tel qu'elle l'avait remanié, tel qu'il revenait devant le Land-
tag le 24 avril, aggravait même le texle primitif. La commission,
d'abord, étendait la définition du patrimoine ecclésiastique ,
elle faisait rentrer dans cette définition et soumettait dès lors
au nouveau projet de loi les fondations mômes pour lesquelles
les bienfaiteurs auraient institué des organes spéciaux d'adminis-
tration, et puis le produit des quêtes et collectes faites, soit durant
les offices, soit à domicile, pour des buts religieux ou connexes.
Ainsi l'argent même recueilli par le prêtre au cours de ses
quêtes échapperait désormais à sa libre disposition; d'une main,
les fidèles lui donneraient, en tant que membres de l'Église;
mais de l'autre main, en tant qu'électeurs dans l'Église, ils lui
reprendraient cet argent, et l'affecteraient à tel ou tel chapitre
du budget paroissial. Ensuite la commission retirait au prêtre, en
principe, la présidence du conseil d'Église; elle lui enlevait le
droit de vote pour la composition de ce conseil et de la repré-
sentation paroissiale; elle interdisait de l'élire membre de cette
dernière assemblée. Ainsi accentuait-elle l'autonomie de ce
pouvoir laïque, démocratique en ses origines, que l'on voulait
créer dans chaque paroisse en face du prêtre. La commission,
d'autre part, permettait aux conseils d'Église d'en appeler au
président supérieur, c'est-à-dire encore à l'État, de la résis-
tance qu'opposerait l'évêque à leurs actes administratifs; le
président jugerait en dernier ressort : la bureaucratie d'État
devenait ainsi juge entre l'évêque et les fidèles.
Entre la foule laïque et l'État bureaucratique, l'autorité de
l'évêque, en vertu du projet de Falk, se trouvait déjà comprimée
comme dans un étau : les commissaires rendaient plus vigou-
reuses encore les pinces de l'étau, ils en serraient la puissante
vis; et puis, non sans insolence, ils laissaient trente jours à
l'épiscopat pour dire si oui ou non il appliquerait la loi. Si la
réponse était non, tout ce quelle laissait de prérogatives aux
évêques reviendrait à l'Elut. Falk et le Landtag acceptèrent
310
REVUE DES DEUX MO>DES.
docilement ces amendemens. La Chambre des Seigneurs voulut
rendre au curé la présidence du conseil d'Eglise; derechef le
Landtag la lui refusa. Alors les Soigneurs cédèrent, et le
20 juin 1875, la signature de Guillaume ratifia cette tentative,
que Kleist-Retzow qualifiait d'inouïe, d'organiser sans l'aveu de
l'Eglise l'administration des biens d'Eglise.
Ainsi commençait de se réaliser un rêve, que les vieux-
catholiques avaient longuement caressé; et la complaisance du
ministère et du Landtag leur ménageait tout de suite un autre
succès. Un de leurs canonistes, à la fm de 1874, avait obtenu
de Bismarck la promesse que le gouvernement prussien, suivant
l'exemple du gouvernement badois, ferait bon accueil à un projet
de loi établissant les droits des communautés vieilles-catholiques
sur les biens ecclésiastiques. Ce projet de loi, soumis à Falk par
le député Pétri, remanié par le bureaucrate Hûbler, avait été,
le 16 février, déposé devant le Landtag. Si la Prusse avait
complètement exaucé les vœux des vieux-catholiques, elle
aurait décidé que tous les deux ans le président supérieur de la
province, sur la demande présentée par dix paroissiens, ferait
interroger tous les autres fidèles, pour constater combien d'entre
eux croyaient encore à linfaillibililé, et pour ratifier, éven-
tuellement, les prétentions des vieux-catholiques à la jouissance
des biens d'Eglise et de l'édifice cultuel. Mais Falk avait refusé;
en son for intime, il n'accordait à ces schismatiques qu'une
médiocre sympathie ; et le projet sur lequel les vieux-catho-
liques et le ministère avaient fini par tomber d'accord stipulait
simplement que les communautés vieilles-catholiques, là où
elles existeraient, partageraient avec les catholiques romains
l'usage de l'église et du cimetière; que les curés déjà titulaires,
qui se rattacheraient à ces communautés, garderaient leurs béné-
fices; que ces communautés auraient droit, proportionnellement
au nombre de leurs membres, à la jouissance de tout ou partie
des biens d'Eglise; et qu'il appartiendrait aux présidens supé-
rieurs des provinces, et puis, en dernier ressort, au ministre des
Cultes, de qualifier de communautés et d'admettre, ainsi, aux
avantages assurés par le projet de loi, les groupemens de vieux-
catholiques qui feraient connaître leur existence et leurs préten-
tions, et qui seraient d'une « importance notable. »
Lorsque sous Frédéric-Guillaume III la volonté royale avait
amalgamé dans un môme creuset, sans souci de leurs diver-
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 311
gences dogmatiques, luthéranisme et calvinisme, les luthériens
tenaces, qui étaient demeurés rebelles à l'Eglise prussienne unie,
n'avaient ni obtenu ni même réclamé une part des biens
d'Église. Gerlach s'étonnait que les vieux-catholiques se mon-
trassent plus ambitieux, et que l'Etat consentît. Les débats par-
lementaires dégénérèrent en discussions théologiques : on se
querella sur l'infaillibilité, son vrai sens, sa légitime portée. INlais
en quatre années, entre vieux-catholiques et catholiques romains,
on avait vu s'élargir le fossé; la primauté papale n'était plus le
seul point qui les divisât. Un cousin du chef du Centre, qui
comme lui s'appelait Windthorst, mais qui siégeait parmi les
nationaux-libéraux, était tout heureux de faire savoir au iMndtarj
que les vieux-catholiques, désormais, chicanaient un autre Con-
cile, le Concile de Trente. A prendre à la lettre ce que disait ce
'Windthorst, ils ne pouvaient donc plus se donner comme les
héritiers de l'Église romaine de 1869, mais, tout au plus, comme
les héritiers de l'Église romaine de 1559; et l'aveu même de
leurs audaces théologiques aurait pu se retourner contre leurs
prétentions juridiques, que le projet de loi consacrait.
Le projet cependant devint loi et pesa comme une menace
nouvelle sur tous les curés du royaume de Prusse : il suffirait
que le chiffre de vieux-catholiques domiciliés dans leur paroisse
apparût au pouvoir civil comme un chiffre « notable; » alors
ces curés cesseraient d'être les maîtres exclusifs de leur église,
et concurremment, l'on devrait y célébrer deux cultes, pour les
catholiques fidèles au Concile du Vatican et pour les catholiques
infidèles au Concile même de Trente.
Tout en môme temps le ministère avait présenté, fait dis-
cuter, fait voter quelques articles, brefs et tranchans, qui ache-
vaient d'exclure de Prusse « tous les ordres et toutes les cone^ré-
gâtions de l'Église catholique. « Au bout d'un semestre, toutes
les maisons religieuses devaient être fermées. La loi permettait
au ministre des Cultes d'accorder un délai de quatre ans aux
établissemens d'instruction; elle exceptait de ses rigueurs les
congrégations hospitalières, mais elle ajoutait qu'à tout moment
une ordonnance royale pourrait les supprimer. C'était le juriste
Hinschius qui avait, à la demande de Falk, élaboré ce projet :
il avait allégué, pour le justifier, que les congrégations, cédant
à l'impulsion de chefs étrangers ou d'évêques rebelles, étaient
elles-mêmes un péril public, et que ce péril était aggravé par
312 REVUE DES DEUX MONDES.
l'obéissance passive de leurs membres et par l'action qu'ils exer-
çaient sur le peuple. Sans modifier les vues d'une majorité
d'avance acquise, les divers orateurs, comme c'est l'habitude en
pareils débats, avaient institué deux procès symétriques : celui
des vœux religieux et celui des engagemens franc-maçonniques :
les vœux religieux avaient été condamnés. « Voilà détruit,
s'écriait joyeusement Bennigsen, tout le travail que firent les
ultramon tains en trente années. » — « Tant mieux pour la paix
religieuse, disait sérieusement l'historien Treitschke ; car les
cloîtres troublent l'harmonie confessionnelle. »
Lorsque Bismarck avait parlé de paix religieuse, avait-il
pris ce terme au même sens où le prenait Treitschke? La paix
telle qu'il la concevait devait-elle planer sur des ruines ? Wind-
thorst commençait à le croire ; « En vérité, disait-il, on aurait
déjà proposé d'expulser tous les catholiques d'Allemagne, s'il ne
s'agissait pas de 8 millions d'hommes et si l'exil de ces huit mil-
lions ne risquait pas de faire des vides dans l'armée. » Pour
cette raison d'ordre militaire, peut-être, et pour d'autres aussi,
Bismarck s'arrêtait là. Les Grenzboten insinuaient que peut-être
il faudrait encore d'autres lois, qu'on serait forcé de gêner par
l'obligation du placet les communications des catholiques avec
Rome, de créer pour les fonctionnaires catholiques un serment
du Test. Mais Bismarck en avait assez, et tout fier d'avoir fait
rayer de la Constitution prussienne cette mention que l'Eglise
était libre, il semblait considérer que pour l'instant la législa-
tion ecclésiastique était achevée.
A partir de mai 4875, Bismarck législateur se reposa.
« Je n'ai voulu que rétablir l'État dans une forte défensive
contre l'agressive Eglise catholique, disait-il le 22 août 1873 au
ministre wurtembergeois Miltnacht ; il n'est pas nécessaire
d'aller plus loin, ni même d'étendre à l'Empire les lois ecclé-
siastiques, à moins que la Bavière ne crie au secours. » Il en
voulait rester là : tel le Dieu de la Genèse, il se reposait, ayant
fini son œuvre. Mais lorsqu'il jetait sur cette œuvre un regard
paternel, il lui manquait, et ce jour-là même il le laissait voir à
Mitlnacht, la sereine certitude que son œuvre fût bonne, plei-
nement bonne.
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 313
I
On voulut aller vite ; et les brutalités, plus improvisées que
calculées, furent tout de suite incohérentes; l'Etat cherchait à
paraître fort et réussissait à paraître fantasque. La loi qui
coupait les vivres à l'Eglise romaine, promulguée le 22 avril,
reçut dans un certain nombre de localités un efifet rétroactif; ce
fut à partir du 1" avril que les crédits ecclésiastiques y furent
considérés comme suspendus ; on ne coupa les vivres, ailleurs,
qu'à partir du 1^'' mai.
Parallèlement à la loi qui affamait le clergé séculier, fonc-
tionna sans retard, avec une vigueur cruelle, la loi concernant
les congréganistes. Elle eut vite fait, en quelques semaines,
d'installer dans plusieurs centaines de maisons un silence de
mort et de jeter à travers le monde, déracinées, un grand
nombre de religieuses. On devait calculer en 1879 que les
diverses mesures d'ostracisme prononcées contre les moines et
contre les nonnes, depuis le début du Cullurkampf, avaient eu
pour résultat la suppression de 296 couvens, et la sécularisation
ou l'émigration de 1 181 religieux, de 2 776 religieuses.
Plus encore que sur ces mesures de rigueur, l'Etat comp-
tait, peut-être, pour maîtriser l'Eglise, sur le fonctionnement
de la loi qui introduisait dans l'administration des biens ecclé-
siastiques le suffrage universel des paroissiens. Elle pouvait, on
se le rappelle, s'appliquer de concert avec l'épiscopat, ou bien
sans son concours : c'était à lui de 'décider.
Réunis en mars à Fulda, les évêques avaient longuement
étudié le projet. Coopéreraient-ils à son application, ou bien
opposeraient-ils, à cette loi comme à toutes les autres, une résis-
tance systématique? Les conséquences de cette résistance les
effrayaient ; elle risquerait de faire tomber en de fort mauvaises
mains, ad mamis pessimorum hotninum, l'administration des
biens ecclésiastiques. Ils étaient si assurés de la piété de leurs
fidèles, et de leur docilité, qu'ils auguraient que de fori bons
cntholiques pourraient être élus, presque partout, tant à la re-
présentation paroissiale qu'au Conseil d'Eglise. L'heure était
critique : on mettait ces évêques en face de la foule catholique;
ils n'avaient pas le droit de faire un choix dans cette foule, d'y
choisir eux-mêmes les catholiques qui leur fussent agréables,
314 REVUE DES DEUX MONDES.
pour se les associer dans l'administration des biens; ils devaient
décider si, oui ou non, par un geste confiant, ils autoriseraient
cette foule tout entière à participer à cette administration, par
l'intermédiaire de délégués que librement elle nommerait. Et
les évêcfues inclinaient à répondre oui; car cette foule, c'était
un peuple pratiquant, trop solidement instruit de ses devoirs
envers l'Eglise pour abuser des droits qu'il allait tenir de l'Etat.
Aussi les évêques avaient-ils conclu que, pour éviter des maux
très graves, il conviendrait de coopérer à l'application de la
loi : des instructions seraient données aux fidèles pour que,
d'abord, par acquit de conscience, ils demandassent à l'Etat la
permission de ne pas l'exécuter, et pour qu'ensuite, une fois
cette permission refusée, ils ne donnassent leurs suffrages qu'à
de bons catholiques. Le 5 avril, Melchers avait écrit à Pie IX
pour lui soumettre cette conclusion.
Mais on avait appris, bientôt, les aggravations qu'avait
subies le projet de loi, et les prélats s'en étaient effrayés : trois
d'entre eux, à la fm d'avril, avaient déclaré à Melchers qu'ils ne
considéraient plus comme possible de collaborer à la mise en
vigueur d'un tel régime. Melchers, le 30 avril, rapportait ce fait
à Antonelli ; il jugeait, lui aussi, que la difficulté devenait sé-
rieuse, et pourtant, il maintenait que parmi refus l'Église s'expo-
serait à de grands périls. Deux lettres d' Antonelli survinrent, l'une
du 3 mai, l'autre du 15 ilapremière, « pour éviter des maux plus
graves, » acceptait la solution qu'avait préconisée Melchers dans
sa lettre du 3 avril; la seconde ajoutait que pourtant les évêques
ne devraient pas promettre formellement leur soumission aune
telle loi. Rome laissait aux évêques allemands le soin de trouver
la formule qui conciliât les suprêmes exigences du droit canon
et les prétentions de l'Etat.
Melchers alors se courba sur cette tâche difficile; il y réussit.
Ketteler l'encourageait à une attitude conciliante; deux évêques
qui d'abord eussent souhaité résister finirent par se rallier à
l'opinion des autres. La lettre que, le 27 juillet 1875, Melchers
lit expédier à tous les curés de son diocèse, servit de règle pour
tous les diocèses de Prusse : sans pallier le vice qu'offrait cette
loi nouvelle, faite sans le concours de l'Eglise, il observait que
d'une part elle ne touchait qu'à des intérêts temporels; que
d'autre part, la collaboration qu'elle réclamait des laïques
n'avait, en soi, rien d'inacceptable pour la conscience, et que
BISMARCK ET L EPISCOPAT.
315
l'Église/dès lors, pouvait tolérer cette collaboration. Confiant
dans les dispositions et dans la loyauté des paroissiens, il priait
les curés d'inviter leurs fidèles à élire de bons catholiques et à
ne pas s'abstenir; cette invitation devait leur être adressée, non
du haut de la chaire, mais à titre privé ; et les curés eux-mêmes
étaient priés par Melchers de prendre siège au conseil d'Eglise,
une fois constitué. Les lettres que Melchers et les autres prélats
firent parvenir aux présidens des provinces marquaient exacte-
ment leur attitude à l'endroit de la loi : ils ne reconnaissaient
pas expressément, ils toléraient.
Le Vatican reçut des plaintes : on écrivit d'Allemagne à
Antonelli que cette tolérance risquait de troubler et de diviser
les catholiques. « Je savais déjà, répondit Melchers au cardinal,
qu'il y avait en Prusse, parmi les catholiques, une petite faction
d'hommes, qui servent l'Eglise avec grande foi et bonne
volonté, mais dont la prudence est moindre : ils veulent géné-
ralement être plus catholiques que les évèques, voire que le
Saint-Siège, ou du moins savoir mieux qu'eux ce qu'il faut à
l'Eglise. » Et Melchers faisait remarquer que les ennemis de
l'Eglise étaient au contraire déçus par l'attitude de l'épiscopat,
et que l'espoir qu'ils avaient eu de voir tomber entre leurs
mains tous les biens ecclésiastiques était désormais brisé. La
petite faction voulait pousser Rome à des résolutions irrépa-
rables; elle aurait aimé qu'en dernière heure l'épiscopat fût
désavoué par Pie IX; elle aurait ainsi, gratuitement, naïvement,
procuré à Bismarck deux bonnes fortunes, d'abord la conquête
des biens d'Eglise, et puis une excellente occasion de répéter
que les'évêques désavoués n'étaient plus que des préfets. Mais
le silence du Saint-Siège attesta que Melchers avait raison de
tolérer la loi pour éviter des « maux plus graves; » Melchers
songeait aux maux extérieurs : à l'Eglise appauvrie, aux
évoques calomniés; il songeait peut-être aussi au mal intérieur
qui pour de longues années aurait miné l'Église d'Allemagne,
si l'on eût assisté au triomphe de la petite faction sur la hié-
rarchie épiscopale.
Le peuple, bientôt, justifia les évêques. En dépit de mesures
telles que Falk en prit à Wiesbaden, et par lesquelles il per-
mettait aux vieux-catholiques de voter dans les élections parois-
siales, le conseil d'Eglise et la représentation de la paroisse
furent, presque partout, composés de catholiques exacts et res-
316 REVUE DES DEUX MONDES. ,
pectueux de la hiérarchie. L'Etat prussien avait voulu mobiliser
contre la hiérarchie une force démocratique ; mais la hardiesse?
zélée d'un grand nombre de curés sut transformer ces mobi-
lisations en des sortes de revues d'appel : les fidèles s'y resser-
raient, s'y groupaient, acquéraient conscience de l'intérêt qu'ils
devaient prendre à la vie de leur Eglise. C'était l'espoir de l'Etat
qu'ils deviendraient des insurgés; mais l'Eglise les connaissait,
elle les avait assez bien instruits pour êlre sûre d'eux ; tolérant
qu'ils prissent place dans les cadres mêmes que l'Etat leur mé-
nageait, elle allait travailler à ce qu'ils devinssent des militans,
et souvent elle y réussirait.
Ce n'était pas la seule déception que réservassent à la
Prusse les lois bismarckiennes de 1875. L'autre organisation
qu'elles paraissaient faciliter, celle d'une Eglise vieille-catho-
lique en face de l'Eglise romaine, échouait à son tour, piteuse-
ment. Il apparut, à l'épreuve, que la loi qui permettait aux
vieux-catholiques la conquête des richesses d'Eglise n'était sus-
ceptible que d'une application très restreinte : la conquête,
presque partout, dut être ajournée, faute de conquérans. On cher-
chait des vieux-catholiques ; on leur ouvrait d'avance les portes
des sanctuaires; presque nulle part on n'en trouvait. Après dis-
cussion, les évêques et Rome avaient été d'avis que dans les édi-
fices où l'Etat prétendrait installer ie culte vieux-catholique, le
culte catholique romain devrait cesser. L'Eglise romaine aimait
mieux émigrer de ses temples que de les partager avec ceux
qui l'avaient quittée; mais rares furent les localités où s'imposa
ce douloureux exode. Les promesses mêmes de libéralités pé-
cuniaires ne pouvaient insuffler une vie au vieux-catholicisme.
L'argent ne suffit point aux Églises, il leur faut des âmes, et,
définitivement, le vieux-catholicisme en manquait.
Des deux groupemens hostiles à l'ultramontanisme, sur les-
quels en 1873 la Prusse avait espéré s'appuyer, l'un, le groupe
des vieux-catholiques, n'avait même pas assez de vigueur pour
profiter des lois, et l'autre, le groupe des catholiques d'Etat, se
décourageait, se décimait, et commençait de faire résipiscence à
l'endroit de l'Église. Vainement le comte de Frankenberg
avait-il voulu, en février 1875, susciter une protestation contre
l'encyclique papale; en deux mois, on n'avait même pas re-
cueilli deux mille signatures. « Ils finiront par tomber dans nos
rangs, comme des pommes mûres, » disait au sujet des catho-
BISMARCK ET-L'ÉPISCOPAT. 317
liques d'État le vieux-catholique Pétri. Mais cette illusion
devait être sans durée. Le duc de Ratibor semblait gêné de
voter contre l'Église, et gêné de voter contre Bismarck : il s'ef-
façait de plus en plus de la Chambre des Seigneurs, toutes les
fois qu'on y discutait les questions religieuses. Et doucement,
lentement, les catholiques d'État se rapprochaient des avocats
de l'Église. On racontait que dans leurs rangs s'élevaient des
plaintes contre l'application de la loi sur les ordres, et que
Ratibor recourait à l'Empereur, vainement d'ailleurs, pour
qu'une église de Breslau, réclamée par les vieux-catholiques,
fût laissée à la confession romaine. Entre les deux poignées de
sécessionnistes qui avaient un instant voulu menacer « l'ultra-
montanisme, >> des querelles commençaient à se dessiller, et
l'État prussien pouvait constater son impuissance, soit à diviser
contre eux-mêmes les catholiques d'Allemagne, soit à les faire
émigrer vers une Église nouvelle, rivale de l'Église du Pape.
VI
Cependant, de semaine en semaine, à mesure que la mort
dépeuplait quelques presbytères, les mécanismes législatifs de
1873 et 1874, mis en branle avec une régularité meurtrière,
supprimaient le culte dans les paroisses endeuillées. En vain le
député progressiste Kirchmann, dans une brochure qui était
un appel à la paix, réclamait-il, dès 1873, que le poing de
l'État ne s'abattît pas avec la même brutalité sur le prêtre qui
de parti pris résistait aux lois et sur celui qui ne faisait qu'obéir
aux supérieurs ecclésiastiques : ni l'intelligence ni la patience
de la maréchaussée prussienne ne s'accommodaient de ces judi-
cieuses distinctions. Un nouveau prêtre s'installait : il tenait
de l'évoque ses pouvoirs, que l'État déclarait illégaux. Comme
citoyen, il faisait à la mairie sa déclaration de domicile. «Vous
venez pour être ministre du culte? » lui disait-on. Son silence
était la réponse. Alors, généralement, le bourgmestre allait le
voir, lui remontrait à quels ennuis il s'exposaii, lui demandait:
« Où donc sont vos meubles? » Un sourire était la réponse. De
meubles, on n'en voyait poin.t; les amendes étaient bravées
d'avance. Le fonctionnaire du Christ, qui, par l'exercice même
de ses fonctions, allait entasser délit sur délit, arrivait en in-
solvable : ce fut une force, dès la première Pentecôte, de n'avoir
318
REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une sacoche et qu'un bâton, pour secouer le monde. Quel-
ques semaines se passaient: de créancier, l'État devenait geôlier;
il poussait en prison ce récalcitrant. De par les mêmes lois qui
motivaient cette condamnation, aucun autre prêtre ne pouvait,
dans le village, commettre un acte sacerdotal. Plus de baptêmes,
plus de messes, plus de confessions, plus d'extrêmes-onctions,
plus de bénédictions des tombes. Les fidèles allaient à la sacristie
chercher la croix pour conduire les morts à leur dernière
demeure; au cimetière, ils murmuraient trois Pater, et puis,
s'en revenaient à l'église dire le rosaire pour le curé séquestré.
Les prisons s'emplissaient de prêtres. Dans celle de Coblentz,
un quartier spécial était organisé pour eux. La consigne,
d'abord, leur prohiba de célébrer la messe, parce que l'Etat ne
les reconnaissait pas comme légitimement appelés aux ordres.
A la longue, sous les yeux complaisamment clos d'un gardien
catholique, ils se risquaient, entre cinq et sept heures du matin,
à transformer leurs cellules en chapelles : tous les dix jours,
lorsque le gardien avait son congé, c'est dès trois heures du
matin qu'ils perpétraient leur religieuse contravention.il advint
une fois que la surveillante de la prison des femmes aperçut
trop de lumière, avant l'aube, dans les cellules des « noirs; »
le bon geôlier, prévenu, apporta de la toile verte, qui masquait
les fenêtres, et qui tout en même temps faisait baldaquin, par-
dessus la rudimentaire pierre d'autel.
Ces liturgies clandestines exaltaient les âmes : sans rhé-
torique, on évoquait les catacombes. Les avenues de la prison
étaient bien gardées; les prêtres ne voyaient se glisser vers
eux aucun membre de leur petite chrétienté délaissée. Mais
parfois, dans l'après-midi, à un certain carrefour de Coblentz,
se formaient de discrets attroupemens : les yeux s'y tournaient
vers certaine fenêtre de la prison, où se dressait parfois une
stature d'ecclésiastique : c'étaient de petits groupes de parois-
siens, et, sans troubler la paix publique, l'éloquente fixité de
leurs longs et lointains regards criait au prisonnier confiance et
bravo. Il n'était pas rare que ces ouailles orphelines subvinssent
à la nourriture de leurs pasteurs. Un vicaire de Neunkirchen
apprit un jour au fond de sa prison que 100 thalers étaient sur-
venus pour l'amélioration de son ordinaire ; c'étaient quelques
indigènes de Neunkirchen, devenus mineurs en Amérique, qui
d'au delà de l'Océan lui envoyaient ce réconfortant souvenir.
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 319
La prison de Trêves se distinguait par la sobriété des menus.
Des cuillers de bois y furent longtemps la seule vaisselle de
table ; les fourchettes étaient inconnues ; on n'avait de viande, à
proprement parler, que quatre jours par an; avec l'appui d'un
surveillant, les prêtres eurent tardivement la permission d'en
faire acheter une demi-livre chaque semaine.
La prison de Sarrebrûck, où l'on domiciliait aussi les délin-
quans du diocèse de Trêves, était réputée la plus dure : le cha-
pelain Isbert, qui y passa trente-deux mois, y subit des priva-
tions auxquelles il ne devait pas longtemps survivre. Tant de
prêtres s'y entassaient que la voiture cellulaire qui desservait
l'établissement avait reçu dans le pays, par allusion au Ciiltur-
kampf, le nom de Culturwagen. Ils obtinrent licence, tardive-
ment, de faire venir leur nourriture du dehors, à la condition
qu'ils promissent de ne plus faire courir après eux le gendarme
lorsqu'une incartade future, — ce serait, dans l'espèce, une
messe, — les désignerait à de nouvelles rigueurs.
Car, depuis le directeur de la prison jusqu'au dernier geôlier,
tous savaient qu'on reverrait ces prêtres, que, leur peine expirée,
ils ne sortiraient du cachot que pour commettre un nouveau
délit de messe, de confession, d'extrême-onction, qui bientôt les
y ramènerait. Au jour de leur rentrée dans la paroisse, des files
de fidèles se formaient, cheminaient, jusqu'au village voisin,
pour attendre le curé et lui faire escorte ; les petites filles,
épiant son arrivée, désertaient l'école, en masse, afin de se
faire bénir, et des chants s'élevaient, des rosaires se murmu-
raient, pour fêter son nouveau séjour, courte étape entre deux
incarcérations. Comme s'il n'existait ni loi ni prison, ce prêtre
recommençait d'agir en prêtre; et tous les paroissiens, revenant
quérir les sacremens, étaient complices de son crime. Au jour
où des policiers les interrogeraient pour lui faire un nouveau
procès, leurs bouches demeureraient closes : ils aimeraient
mieux payer l'amende pour refus de témoignage, que d'aider à
l'intolérance de la justice prussienne.
On crut avoir raison de ces gens d'Eglise, que soutenait l'en-
thousiasme des laïques, en leur interdisant de séjourner dans le
district auquel appai tenait leur paroisse: mais ils rebondissaient,
à l'iniproviste, là où les avait placés la consigne de l'évêque; ils
engageaient avec la maréchaussée d'interminables parties de
cache-cache ; et les policiers avaient souvent honte de leurs mésa-
320 REVUE DES DEUX MONDES.
ventures et parfois honte de leur besogne elle-même. « Respect
à cet homme, il est debout pour son drapeau! » disait un jour
un officier qui voyait arrêter un vicaire. Bravant l'ostracisme,
le prêtre se dissimulait dans quelque maison amie; cette maison
s'animait discrètement, une fois la nuit close; à minuit, l'heure
des crimes, on y venait se confesser, communier, se marier, et
les couples renonçaient pour quelque temps à porter au doigt
les bagues d'accord, afm de mieux cacher aux indiscrets qu'il y
avait dans le village quelqu'un qui les avait bénites. Une fois
l'on vit un père prendre le cercueil, ouvert encore, où reposait
son enfant, et courir tout le long des chemins, pleurant et furtif,
jusqu'à la cachette du curé, pour qu'une bénédiction planât sur
cette dépouille. Mais il y avait des malades, des mourans : fuyant
sa cachette, le prêtre se glissait jusqu'à eux, au risque d'être saisi
par les gendarmes, en flagrant délit. Les familles faisaient le
guet, écartaient les délateurs, s'effaçaient au moment des onc-
tions suprêmes, afin de ne pas avoir vu l'administration du sa-
crement, l'acte effectif de culte, passible de prison; le délit du
prêtre, — ce délit sur lequel, peut-être, enquêteraient bientôt
des magistrats, — n'aurait ainsi d'autre témoin que l'agonisant;
il serait bientôt couvert par le silence de la tombe, et ce serait
devant Dieu, devant lui seul, que ce mort porterait témoignage,
pour le prêtre audacieux.
La veille de chaque dimanche ou de chaque fête majeure,
c'était grande corvée pour les gendarmes : ils se tapissaient à
l'entour des villages, pour voir si les prêtres expulsés cher-
chaient à rentrer. Le vicaire Kerpen, que l'évêque de Trêves
avait nommé à Dieblich et que l'Etat en expulsait, se fit une
gloire, pour l'aisance souveraine et victorieuse avec laquelle il
savait se faire cacher, tantôt par ses confrères, tantôt par les
mariniers de la Moselle, et puis, à l'aube du dimanche, surgir
à Dieblich, on ne savait d'où ni comment, pour dire la messe.
L'odyssée de ce vicaire montre avec éloquence comment l'appli-
cation des lois bismarckiennes se heurtait à la mauvaise volonté
de tout un peuple, et comment les rouages de ces lois absurdes,
si bien montés fussent-ils, grinçaient, se détraquaient, finis-
saient par s'arrêter. Un gendarme, cueillant Kerpen après sa
messe illégale, l'emmenait à Coblentz. L'inspecteur de la prison
voulait le mettre au violon, avec tous les garnemens ramassés
dans les rues; mais voilà que les soldais eux-mêmes s'émou-
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. 324
valent : la bonne du directeur survenait, se fâchait, allait parler
à sa maîtresse, laquelle envoyait en ville chercher son mari, et
Kerpen, finalement, était enfermé dans une cellule plus séante.
Un gendarme se présentait le lendemain pour l'emmener, une
fois encore, hors du district. En route, mangeant tous deux
dans un hôtel, ils rencontraient un voyageur qui payait an
prêtre son dîner. D'étape en étape, il fallait mobiliser des méde-
cins pour constater que Kerpen, fatigué, avait le droit d'aller en
voiture, et réveiller un bourgmestre, avant l'aurore, pour faire
reconnaître ce droit. « Ce coquin m'ennuie, disait le bourg-
mestre. — Plaignez-vous à M. Falk, « ripostait Kerpen.
Le vicaire Schmitz, d'Andernach, était un véritable Protéc.
Les gendarmes étaient toujours à ses trousses, et presque tou-
jours fourvoyés. Un jour, ils voulurent arrêter, à sa place, un
autre prêtre du nom de Schmitz, qui circulait, sur le quai
d'une gare. Mais le garçon boucher que tranquillement ils lais-
saient passer était le Schmitz authentique qu'ils cherchaient.
Ses apparitions clandestines dans la région d'Andernach ne se
comptaient pas. Il avait des abris tant qu'il en voulait : quand
il devait dire la messe, les fidèles se le chuchotaient entre eux,
et tous s'enfermaient dans l'église, avec ce garçon boucher qui
soudainement revêtait la chasuble. L'instituteur et même le
sacristain, dont on redoutait les connivences avec la police,
apprenaient trop tard que la messe avait été dite avant l'aurore
et que Schmitz était déjà parti. <( Arrêtez-le, » télégraphiait à
la gendarmerie un bourgmestre zélé, et la dépêche décrivait son
accoutrement pour qu'il cessât enfin d'échapper à la vindicte des
lois. Les cavaliers de l'Etat battaient les grandes routes, cher-
chant l'habit pour trouver l'homme, mais l'homme avait déjà
changé d'habit. Une fois, sans se gêner, il était en train de
donner la communion, lorsque, sabre au clair, un gendarme
entra dans l'église et voulut arrêter Schmitz, séance tenante
... '
avec le ciboire en mains; l'autre chapelain, qui était en train
de confesser, s'interposa; à la fin de la messe, Schmitz dut
gagner la prison de Coblentz, que déjà deux séjours lui avaient
rendue familière.
Un jeune vicaire qui n'avait plus le droit de demeurer dans
le district de Trêves y rentrait, déguisé, et s'annonçait à la
police même de cette ville comme voyageur en vins; le dimanche
suivant on apprenait qu'il s'était montré dans son ancienne
TOME II. — 1911. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
paroisse et qu'il y avait prêché. Mais, tout de suite après le
sermon, le lavoir d'un ami l'avait abrité. Il s'y blottissait et
reprenait le lendemain, sous d'autres vêtemens, ses courses de
commis voyageur. Son aventure faisait du bruit dans la région,
il l'entendait raconter. « Si nous le pinçons, nous lui tordrons
le cou, )) disait à ses oreilles un policier dépité. Le voyageur
en vins écoutait, se démenait, pérorait au casino de la petite
ville voisine et causait du Culturkampf avec l'administrateur
du district. L'entretien tombait tout de suite sur le prêtre
introuvable. « Je vais finir dimanche, s'écriait le fonctionnaire,
par mettre dans son village une compagnie de soldats. » Avec
douceur, le voyageur approuvait, insinuait même qu'il serait
bon de faire surveiller l'église dès cinq heures du matin. A
quatre heures et demie, le dimanche suivant, les fidèles
sortaient déjà du lieu saint, ayant entendu dès quatre heures la
messe de l'insaisissable curé qui, la veille sur la Moselle, pour
échapper à un gendarme de connaissance, avait été déguisé en
matelot par les bons soins d'un capitaine de bateau, et qui, sa
messe dite, disparaissait pour un autre asile et pour un autre
métier.
C'est par centaines que l'on se raconte encore, d'un bout à
l'autre du pays de Trêves, les anecdotes de marchands ambu-
lans, de paysans, de bouilleurs, qui le jour circulaient sur les
chemins et qui, la nuit, redevenus prêtres à l'abri des ténèbres,
officiaient dans des granges, visitaient des malades, catéchisaient
des enfans. Les curés du diocèse de Cologne furent tous
jaloux de ce paysan qui, dans une paroisse où le curé n'avait
plus le droit de paraître, sortit de la foule, un jour, devant
une tombe où l'on descendait un cercueil et, sous l'œil des gen-
darmes, proposa à tous ses camarades de dire entre eux les
dernières prières : le curé lui-même, le curé qu'on cherchait,
s'était ainsi grimé; et peut-être les gendarmes rapportèrent-ils au
préfet, comme le symptôme d'une victoire tardive de la loi, ce
geste d'un paysan qui semblait résigné à se passer de prêtre.
Cependant à l'interdiction de séjour, sans cesse enfreinte,
succédait, en vertu de la loi de 1874, l'expulsion hors de l'Em-
pire. Ceux qui en étaient victimes renonçaient généralement à
lutter; ils considéraient que Dieu ne voulait plus d'eux en Alle-
magne. Ils laissaient s'élever une muraille entre eux et leurs
familles : aucune permission de retour n'était accordée, même
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT.
323
pour une brève durée. Leur père, leur mère, étaient condamnés
à mourir seuls, à moins qu'un colporteur ou qu'un voiturier, à
peine reconnaissable d'eux-mêmes, ne surgissent devant le lit
d agonie : c'était le fils, — le fils prêtre et paria, qui arrivait
et partait dans la même nuit, et dont les frères et les sœurs, par-
fois, avaient peine à retrouver les traits. A l'enterrement, des
gendarmes paraissaient, ils inspectaient le cortège, les approches
de la tombe, constataient l'absence d'un fils, et l'interprétaient
comme un succès de la loi. Elle avait enfin réussi, cette loi, à
supprimer tous liens entre les prêtres exilés et leur paroisse;
seuls, les liens du cœur subsistaient, et elle les meurtrissait.
VU
Mais de par l'institution épiscopale, les évêques exilés
demeuraient liés à leurs diocèses : il y avait là des attaches
que le législateur était impuissant à rompre. Foerster, prince
évêque de Breslau, invité à démissionner, puis déposé solen-
nellement par la Cour royale, accueillait avec sérénité, dans la
partie de son diocèse située en territoire autrichien, la nouvelle
de ces rigueurs: quoi que fît et voulût l'Etat, le diocèse de
Breslau continuerait d'être gouverné par Foerster. Brinkmann,
de Munster, emmené en prison pour quarante jours au prin-
temps de 1875, était l'objet de manifestations enthousiastes
qui déjouaient, avec une impertinente allégresse, toutes les pré-
cautions des fonctionnaires : des files de voitures lui faisaient
escorte, des ileurs lui étaient jetées, les hourras de tout un
peuple réclamaient sa bénédiction, et l'organe national-libéral
de la ville constatait que décidément les lois de Mai ne servaient
de rien. Alors survenaient les suprêmes exigences de l'Etat :
au refus de démission de Brinkmann, il répondait par un
procès, et le prélat déposé finissait par s'en aller en Hollande,
d'où il persisterait à régir l'église de Munster. Martin, de
Paderborn, avait vu le geôlier, dès le mois de janvier 1875,
afficher, à l'intérieur même de sa cellule, le texte du jugement
par lequel la Cour royale venait de le déposer. Son emprison-
nement touchait à son terme; et comme on voulait avoir la
main sur Martin et guetter au jour le jour son activité, on le
mettait sous la surveillance de la police, en l'internant à
Wesel. Mais quelques mois plus tard, le signalement d'un cri-
324 BEVUE DES DEUX MONDES.
minel était expédié à tous les gendarmes du royaume. Ce signa-
lement était ainsi conçu :
Nom et prénom : docteur Conrad Martin; habitation : Wesel; profession
ou état : autrefois évêque de Paderborn; religion : catholique; âge :
soixante-trois ans; taille : 5 pieds 6 pouces; cheveux : gris et rares;
barbe : rasée; front : haut; sourcils : gris; yeux : gris; nez : long; bouche :
ordinaire; dents : défectueuses; menton : long; visage : long; couleur du
visage : bonne mine; stature : élancée; pas de signes particuliers. « Secrè-
tement évadé )) de Wesel.
Martin, en effet, cherchant un territoire d'où il pût avec
moins d'entraves expédier ses ordres d'évêque, s'était enfui de
Wesel en Hollande. La colère de la Prusse l'y poursuivait; la
Hollande lui faisait comprendre qu'il etit à partir. l\ s'installait
en Belgique, et le Cabinet belge, aussi, recevait des observa-
tions. En quelque coin du monde que l'évêque Martin se trou-
vât, la Prusse redoutait l'évêque Martin. Quelque temps se
passait, et les routes de Hollande étaient bientôt foulées par un
autre nomade, an archevêque, celui-là, Melchers, de Cologne-,
également déposé de son siège.
Mais en vain la Cour royale enlevait-elle à ces évêques leur
charge et même leur pays, elle ne leur enlevait pas leurs ouailles.
Ni le Pape ni le peuple ne cessaient de les reconnaître, et cela
leur suffisait. Ledochovvski, lui, après une longue captivité dans
la prison d'Oslrowo, reçut la nouvelle qu'il ne pouvait séjourner
ni en Silésie ni en Posnanie : il s'en fut à Vienne, où les catho-
liques lui firent fête, et d'où les clameurs « libérales » l'obligèrent
à disparaître : et ce fut de Rome, ce fut du fond même du Vatican,
qu'il fit fonction d'archevêque de Posen, et s'attira par là mémo
des condamnations nouvelles et désormais platoniques, dont lo
montant s'éleva bientôt à cinquante-cinq mois de prison. La
Prusse, fouillant pour ses évêques l'arsenal de ses pénalités, leur
avait appliqué l'une des plus dures: l'exil; et par cette mala-
droite cruauté, elle avait rendu leurs personnes plus insaisis-
sables sans rendre leur autorité plus débile. Ils s'acharnaient à
régner chez elle, et elle ne régnait plus sur eux : c'était de
Belgique et de Hollande, de Bohême et d'Italie, qu'ils présidaient
à la résistance de leurs prêtres et de leurs fidèles contre les lois
de Bismarck.
Alors la Prusse voulut trouver, à tout prix, les invisibles
points d'attache par lesquels ces émigrés gardaient encore racine
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT, 325
chez elle. Les bureaux de poste furent avertis; en Posnanie, ils
reçurent un fac-similé de l'écriture de Ledochowski, avec ordre
de livrer à la justice toutes les lettres dont l'enveloppe trahirait
la main de l'archevêque. Et puis les policiers coururent les
presbytères, pressant les prêtres de questions, perquisitionnant,
les faisant poursuivre, parfois, pour refus de réponse ou de té-
moignage; on voulait savoir d'eux quel était le délégué secret
de l'évêque. Un moment, dans le diocèse de Posen, vingt doyens
furent sous les verrous, et le chiffre des prêtres qui étaient
l'objet de poursuites disciplinaires dépassait trois cents. Dans
l'Eichsfcld, on les questionnait sur les dispenses matrimoniales
qu'ils avaient procurées à certains de leurs paroissiens; com-
ment les avaient-ils reçues? d'où leur venaient-elles? L'inter-
médiaire qui les avait transmises était naturellement inculpé
d'une connivence coupable avec l'évêque Martin : cela s'appelait
« participation à l'exercice illégal de la fonction épiscopale. »
En Posnanie, un propriétaire laïque, même, fut un jour inculpé
sous ce chef ; il avait mis à la poste le décret papal qui sus-
pendait un prêtre : tel était son crime. Un prélat à qui des
laïques avaient confié une adresse de félicitations pour Ledo-
chowski fut soupçonné d'être le délégué ; mais les preuves man-
quaient; et la maréchaussée prussienne continuait, à travers la
Posnanie détestée, une chasse pitoyable et malheureuse. On
la crut décisive, enfin, lorsqu'on eut mis la main sur le cha-
noine Kurowski : le délégué secret de Ledochowski, c'était lui...
« Il ne faut pas être prophète, déclarait triomphalement l'avo-
cat général, pour conclure que Ihcure de Sedan a sonné pour
la hiérarchie catholique en Prusse. » Kurowski fut condamné à
deux ans de prison; et comme le coadjuteur de Posen,
Janiszewski, était lui-même interné, comme le coadjuteur de
Gnesen, Cylichowski, était sous les verrous pour délit de consé-
cration des saintes huiles, la Prusse se flattait sans doute que
dans le diocèse de Posen la hiérarchie était désormais sans
voix... Mais la Prusse se trompait : d'avance un personnage
était désigné, qui devait éventuellement remplacer Kurowski
comme délégué de l'évêque, dût-il ensuite le rejoindre en pri-
son, et le correspondant d'un journal polonais déclarait que
si, dans le clergé séculier, les représen tans du primat prisonnier
venaient à manquer, ce rôle passerait à des missionnaires qui
travailleraient en Prusse comme ils travaillaient en Chine.
326
REVUE DES DEUX MONDES.
A la vie publique de l'Église de Prusse, qui s'épanouissait
sous l'œil des préfets, une vie secrète s'était substituée, qui dé-
jouait l'œil des policiers. On avait visé les têtes, on avait frappé
les cimes; mais la hiérarchie était devenue une force occulte
qui, par ses mystérieux représentans, s'était plutôt rapprochée
des âmes. « Quel est le plus haut fonctionnaire de la province
du Rhin ? questionnait un inspecteur scolaire. — C'est le vicaire
général de Cologne, répondait un enfant. — Pourquoi? — Parce
que l'archevêque est en prison. — Pourquoi est-il en prison? —
Parce qu'il a voulu nous conserver la foi qu'on voulait nous
prendre... » Des millions de catholiques pensaient comme cet
enfant.
Quelques prêtres se rencontrèrent, — seize en deux ans et
demi, — pour accepter des charges d'Eglise sans l'assentiment de
l'ordinaire : le mépris des fidèles châtiait ces pasteurs d'Etat
[Staafspfarrer). Il n'était pas rare que les paroissiens auxquels de
tels curés s'imposaient se hâtassent de déménager l'église de ses
meubles, et ces mauvais bergers étaient frappés par leurs ouailles
d'une sorte d'interdit : les commerçans, quelle que fût leur con-
fession, n'osaient rien leur vendre. La colère du peuple les trai-
tait comme eût fait au moyen âge la justice du Pape : les temps
semblaient revenus où la société civile s'identifiait pleinement
avec la société religieuse ; intrus dans la vie de l'Eglise, ils
devenaient comme exclus de la vie du village. L'Etat venait à leur
rescousse; des procès s'engageaient, soit contre certains mani-
festans, soit contre les instigateurs présumés de ces manifes-
tations : l'éclat même de ces procès éclairait d'une lumière plus
crue la culpabilité de ces pasteurs à l'endroit de l'Eglise.
Mais si d'aventure les défiances des fidèles n'étaient pas suf-
fisamment éveillées contre un de ces prêtres, si l'évêque, du
fond même de sa prison, ne pouvait intervenir avec une parole
d'alarme, le mystérieux personnage qui, secrètement investi,
remplissait dans le diocèse le rôle de l'évêque absent, surgissait
pour remettre tout en ordre. Un jour de 1875, dans une com-
mune de Posnanie, le curé Kick, « pasteur d'Etat, » allait mon-
ter à l'autel; un prêtre inconnu survint, il prononça contre
Kick la grande excommunication, proclama qu'il n'avait pas le
droit d'absoudre, et qu'il fallait cesser avec lui tout contact.
« Tenez-vous calmes, poursuivit-il ; abstenez-vous de toute
attaque, de tout excès; un malheur plus grand pourrait en ré-
BISMA.RCK ET l'ÉPISCOPAT. 327
sulter. Priez instamment Dieu qu'il fasse la grâce au curé Kick
de venir bientôt à résipiscence.
« Car je vous le dis, s'il ne fait pénitence, s'il ne répare le
mal qu'il a fait, le Tout-Puissant, dans son terrible verdict, le
pulvérisera comme je pulvérise ce cierge... »
On criait, on s'agitait, on pleurait : le messager de la colère
divine était disparu... Il était l'envoyé secret d'un délégué
secret, et toutes ces forces anonymes dépendaient du Pape loin-
tain, du Pape insaisissable. La police cherchait des respon-
sables : on arrêtait trois prêtres, un organiste; on condamnait,
pour son obstiné silence, le propriétaire qui avait conduit de la
gare au village le porteur d'excommunication.
Mais le curé Kick, à l'avenir, était un curé sans ouailles ;
l'État n'en pouvait mais : des vagabonds venus on ne savait
comment, arrivés on ne savait d'où, et partis, aussi, pour on ne
savait quel autre esclandre, annulaient ainsi, par un seul mot
dit aux consciences, les prétentieux efforts de la loi.
VIII
La loi ne pouvait avoir tort; donc, puisqu'elle échouait, c'est
que les fonctionnaires l'appliquaient mal. Les tyrannies décon-
certées aiment ces lâches conclusions, elles accusent leurs agens
au lieu de s'accuser elles-mêmes : elles les acculent à certains
excès de zèle, qui, loin de grandir la fonction, humilient l'homme,
et volontiers elles suspendent, sur leurs tètes docilement cour-
bées, le reproche de n'avoir pas su vaincre ou de n'avoir pas
voulu. La disgrâce infligée dès la fm de 1874 à Nordenpflycht,
président supérieur de Silésie, avertissait tous les fonctionnaires
prussiens qu'ils devaient être des outils de guerre. « Ils rendent
illusoires toutes nos mesures législatives et font douter le peuple
du sérieux de notre action, » disait Bennigsen à Bismarck lui-
même, un jour qu'ils dînaient ensemble; et Bennigsen, au café,
réclamait des tètes. C'était à la face de toute la Prusse qu'à son
tour Wehrenpfennig insistait, du haut de la tribune, pour que
l'administration fût purifiée. Et l'on assistait à ce spectacle
inouï, d'un Sybel faisant trêve à ses travaux d'histoire pour
organiser, sur le Bhin, l'espionnage des fonctionnaires.
Autrefois, en Bavière, Sybel avait détaché de l'Eglise et de
l'Autriche l'esprit du roi Max et les cercles « éclairés » de
328 REVUE DES DEUX MONDES.
Munich; maintenant, installé comme une sorte de vigie dans la
Prusse Rhénane, il luttait pour le germanisme prussien contre
r « ultramontanisme welche. » Le groupe qu'il avait fondé sous
le nom d' « Association allemande » encerclait tous les pays
rhénans dans un mystérieux réseau de surveillances : les fonc-
tionnaires devaient marcher ou bien se démettre ; et Sybel au-
rait volontiers acheté le triomphe final des lois bismarckiennes
par un bouleversement de toute l'administration prussienne.
Ce fut à Bonn que cette intolérante association remporta sa
plus attristante victoire. Depuis vingt-quatre ans, le catholique
Léopold Kaufmann était bougmestre de la ville ; il avait con-
tribué à en faire un centre d'art. Au début de février 1875,
Kaufmann fut mandé à Cologne, au palais du gouvernement.
Par ordre de Berlin, le préfet Bernuth voulut savoir, avant de
confirmer sa réélection à la charge de bourgmestre, ce qu'il
pensait du conflit entre l'Etat et l'Église. « Je reconnais, répondit
Kaufmann, la nécessité d'une action de l'Etat pour le règlement
de sa situation vis-à-vis de l'Eglise, mais je tiens les lois de
Mai pour inopportunes et pernicieuses, plus encore pour l'Etat
que pour l'Eglise. Comme je respecte la loi, cette opinion ne
m'empêchera pas, dans ma charge, d'exécuter les lois de Mai,
tant que cette obligation ne me mettra pas en conflit avec ma
conscience ou avec mon honneur. » Bernuth comprenait à peu
près ces propos : « Moi aussi, protestait-il, je ne suis pas un
Cidtiirkàmpfer, et bien des fois j'ai déploré les lois de Mai. »
Mais une tierce personne intervint; c'était un bureaucrate
nommé Guionneau. Non sans agacer le préfet, Guionneau de-
mandait à Kaufmann si sa famille n'était pas ultramontaine :
(( Cela n'a rien à voir en l'affaire, » répliquait le bourgmestre,
et le préfet pensait comme lui. Le pointilleux subalterne s'avi-
sait alors d'une autre question : Si le curé de Bonn violait la
loi, Kaufmann proposerait-il au gouvernement d'expulser ce
curé du comité scolaire? A quoi le bourgmestre répliqua que
le curé n'avait jamais commis ce délit, mais que, si d'aventure
ce fait se produisait, il ferait, lui, son devoir de bourgmestre,
en agissant contre le délinquant. Mais agirez-vous volontiers ?
insistait Guionneau ; et Kaufmann, cette fois, refusa de répondre.
Le dossier prit la route de Berlin, et Kaufmann s'attendait
à être appelé par le ministre Eulenburg pour supplément d'in-
formations. Kammers, bourgmestre catholique de Dusseldorf,
BISMARCK ET l'ÉPISCOPAT. ?29
avait subi, là-bas, dans le cabinet ministériel, un interrogatoire
en règle, avant d'être confirmé dans son office par l'autorité
royale. Mais tout le printemps s'écoula, sans qu'aucun signe
survînt de Berlin : des professeurs de Bonn insistaient en haut
lieu, pour que ces pénibles délais eussent un terme. Enfin, le
8 mai 1873, on apprit que Guillaume l^'' invitait la municipa-
lité de Bonn à faire un autre choix. Kaufmann était exclu d'une
charge que depuis près d'un quart de siècle il exerçait avec
éclat. On ne pouvait lui reprocher aucun acte illégal, même
aucune intention illégale ; son crime, c'était ce qu'à part lui,
dans son for intime, il pensait sur les lois de Mai.
« En ces temps de tyrannie presque illimitée, rien n'est
impossible, » lui écrivait un membre du parti conservateur, son
vieil ami Andreae-Boman. « Cette illustration de la liberté com-
munale est trop significative, déclarait Windthorst, pour que
nous ne la remettions pas souvent sous les yeux de messieurs
nos soi-disant libéraux. »
Après la municipalité de Bonn, c'était au tour de celle de
Miinster, d'être l'objet de vexations. Elle avait complimenté
Ketteler, évêque de Mayence, à l'occasion de son jubilé; le pré-
sident supérieur estima qu'en raison de l'attitude politique de
Ketteler, chacun des signataires de cette adresse de félicitations
méritait une amende. Nouvelle amende, ensuite, contre Ket-
teler, à cause de la lettre qu'il avait écrite au président supé-
rieur pour lui reprocher sa mesure contre la municipalité : et
le bruit ainsi fait par le président supérieur apprit à l'Alle-
magne tout entière qu'à Munster on admirait Ketteler.
L'ostracisme qui s'exerçait à Bonn, les amendes quipleuvaient
à Munster avertissaient les bourgmestres des petites bourgades
qu'ils eussent à comprendre la gravité de leurs devoirs, c'est-à-dire
à gêner les pèlerinages, à tracasser les processions, à se mettre
aux trousses des vicaires délinquans, à obséder les préfectures de
leurs rapports et les parquets de leurs procès-verbaux.
Mais Sybel était plus logique, plus proche aussi des réalités,
lorsqu'il s'étudiait à venger, non seulement sur les fonctionnaires,
mais sur le peuple lui-même, l'incontestable échec de la politique
ecclésiastique... Oui, sur le peuple, et non pas seulement sur le
peuple catholique, mais sur le peuple protestant. Au nom de
l'esprit de Culturkampf et pour le triomphe de cet esprit, Sybel
voulut ajourner, sur le Rhin et en Westphalie, l'établissement
no
REVUE DES DEUX MONDES.
des libertés communales et provinciales : de sentir que ces
populations, ultramontaines en majorité, allaient obtenir quelque
autonomie, cela faisait mal à Sybel; et puisqu'elles osaient se
prononcer contre le Culturkampf, il fallait à ses yeux achever
de les faire taire, au lieu de multiplier pour elles les moyens de
parler. Même Sybel ne cachait pas que les libéraux du Rhin
avaient désormais en haine l'élection du Reichstag par le suffrage
universel. 11 déplaisait à ces libéraux que les bulletins de vote
s'égarassent en certaines mains, qui, sous l'œil des prêtres, se
joignaient encore pour des prières. Adieu donc les progrès poli-
tiques, si imminens qu'ils parussent! Adieu, même, les con-
quêtes déjà faites, si défmitives qu'on eût pu les croire! Le « libé-
ralisme » de Sybel et de ses ami« ne visait à rien de moins qu'à
expulser la volonté populaire, parce que catholique, de la vie
même de TÉtat; et c'était pour lutter contre l'Église de Pie IX, —
de Pie IX, jadis accusé d'hostilité contre la souveraineté du
peuple, — que Sybel voulait amputer et mutiler cette souve-
raineté. « Peut-on concevoir un plus grand triomphe pour le
Centre? » s'écriait un député progressiste après le maladroit
discours de Sybel.
Les catholiques écoutaient, curieux et contens; et j'aime à
croire que si l'on eût demandé l'affichage de ce discours de Sybel,
ils l'eussent voté. U Association allemande, fondée contre eux,
professait ainsi, publiquement, des maximes de réaction poli-
tique; elle refusait au peuple les droits qu'il désirait, elle lui
marchandait ceux qu'il possédait, elle apparaissait comme l'anta-
goniste des aspirations populaires. Les catholiques aimaient
que ceux contre lesquels ils luttaient pour Dieu leur offrissent
des occasions toujours plus pressantes de lutter aussi pour le
peuple : Sybel commettait cette maladresse, d'afficher la solida-
rité très exacte, très nette, par laquelle se raltachaient l'une à
l'autre, et s'enchevêtraient ensemble, l'offensive anticatholiquo
et la résistance antidémocratique. Le Centre en prenait acte.
Le Culturkampf Q\Q\i d'abord mis en péril les libertés religieuses
conquises en 1848; il fut acquis, au cours de l'année 1875,
qu'il mettait en péril les libertés politiques elles-mêmes.
Georges Goyau.
LA FILLE DU CIEL
AVANT-PROPOS
Pour bien comprendre la Chine, il faut savoir qu'elle porte au
cœur depuis trois cents ans une plaie profonde et toujours saignante.
Lorsque le pays fut conquis par les Tartares Mandchous, l'antique
dynastie des M in g dut céder le trône à celle des Tsin envahisseurs;
mais la nation chinoise ne cessa ni de la regretter, ni d'attendre son
retour. La révolution est donc permanente en Chine; c'est un feu qui
couve éternellement, éclate en incendie dans quelque province, puis
s'éteint pour se rallumer bientôt dans une autre.
L'Empire Jaune est sans doute trop immense pour que les révoltés
puissent s'entendre et, par un effort collectif, briser enfin le joug des
Tartares. Plusieurs fois cependant les Chinois de race furent tout près
de la \ictoire. Ainsi, il y a une vingtaine d'années, des événemens que
l'Europe n'a jamais bien connus bouleversèrent la Chine. Les révoltés,
victorieux pour un temps, proclamèrent àNang-King un empereur de
sang chinois et de la dynastie des Ming. Il s'appelait Ron-Tsin-Tsé,
ce qui signifie : la Floraison définitive, et sa période fut nommée par
ses fidèles Taï-Ping-Tien-Ko, ce qui signifie : l'Empire de la grande
paix céleste. Il régna dix-sept années, concurremment avec l'empe-
reur tartare de Pékin, et à peine dans l'ombre.
Plus tard, on s'efforça de supprimer même son histoire; les livres
qui la contaient furent confisqués et brûlés, et on défendit, sous
peine de mort, de prononcer son nom.
Voici cependant la traduction du passage qui le concerne, dans le
volumineux rapport adressé par le général tartare Tsen-Kouan-Weï à
l'empereur de Pékin :
Quand les révoltés se soulevèrent dans la province de Kouang-
Tong, dit-il, i/5 s'étaient emparés de seize provinces et de six cents villes.
Leur coupable chef et ses criminels amis étaient devenus formidables.
332 REVUE DES DEUX MONDES.
Tous leurs généraux se fortifiaient dans les places qu'ils avaient prises,
et ce n'est qu'après trois années de siège que nous fûmes de nouveau
maUres de Nang-King. En ce moment, Varmée rebelle comptait plus de
100 000 hommes, mais pas un seul ne consentit à se rendre. Dès quHU
se jugèrent perdus, ils mirent le feu au palais et se brûlèrent vifs.
Beaucoup de femmes se pendirent, s'étranglèrent, ou se jetèrent dans
les lacs des jardins. Je parvins cependant à faire prisonnière une jeune
fille et je la pressai de me dire oit était leur empereur. « // est mort,
répondit-elle ; vaincu, il s'est empoisonné ; mais aussitôt après on a pro-
clamé empereur son fils Hon-Fo-Tsen. » Elle me conduisit ensuite à
sa tombe, que je donnai l'ordre de briser ; on y trouva en effet l'empe-
reur, qu'enveloppait un linceul de soie jaune brodé de dragons. Il était
vieux, chauve, avec une moustache blanche. Je fis brûler son cadavre et
jeter sa cendre au vent. Nos soldats détruisirent tout ce qui restait dans
les murs ; il y eut trois jours et trois nuits de tueries et de pillages.
Cependant une troupe de quelques milliers de rebelles, très bien armés,
réussit à s'échapper de la ville, après avoir revêtu les costumes de nos
morts, et il est à craindre que leur nouvel empereur ait pu fuir avec eux.
Cet empereur Hon-Fo-Tsen, qui en effet avait pu s'enfuir de Nang-
King, fut considéré parles vrais Chinois comme le souverain légitime,
et sa descendance, secrètement, lui succédera vraisemblablement
sans interruption.
Il y a quelques années, un homme très remarquable, qui semblait
incarner la Chine nouvelle, rêva une réconciliation pacifique et sin-
cère entre les deux races ennemies. (Il avait bien d'autres rêves
encore, comme par exemple celui de fonder : les États-Unis du
monde.) Il conçut le projet, presque irréalisable, de gagner à ses
idées l'empereur de Pékin lui-même et, avec son concours, de réfor-
mer la Chine, sans verser de sang. Il s'appelait Kan-You-Wey. Pour
se rapprocher de l'empereur, il ouvrit une école à Pékin en 1889.
Des rumeurs, mais combien contradictoires, couraient sur la
personnalité de cet invisible empereur Kouang-Su, gardé en tutelle,
comme captif au fond de ses palais, et si inconnu de tous. Les uns le
disaient bienveillant, lettré, curieux des choses modernes. Les autres
le représentaient comme faible d'esprit et de corps, livré à tous les
excès et incapable d'agir.
Kan-You-Wey ne voulut croire que la version favorable ; il savait
d'ailleurs ce que valaient les ministres de la Régente, maîtres, avec
elle, du pouvoir; H plaignait l'impériale victime, tout son cœur
allait vers ce souverain, puisqu'il était malheureux. Mais comment
l'atteindre, par delà ses quadruples murailles? Comment éveiller
l'attention de la mélancoUque idole?... Kan-You-Wey renouvela dix
fois la tentative, avec un zèle d'apôtre, et réussit enfm, en 1898, grâce
LA FILLE DU CIEL. 333
à l'un de ses disciples, à placer sous les yeux de l'empereur un mé-
moire qu'U avait préparé, i
Alors le souverain-fantôme se réveilla; très frappé par ces idées
subversives, il voulut qu'elles lui fussent expliquées en détail et
accorda une audience au novateur ; tout de suite û subit l'influence
de ce grand esprit; il fit de lui son ministre, son confident intime, et,
soutenu par ses conseils, il parvint à ressaisir le pouvoir.
C'est à ce moment du règne de Kouang-Su que se déroule notre
drame; l'empereur lui-même en est le héros, et Kan-You-Wey y
figure sous le nom de Puits-des-bois...
Judith Gautier et Pierre Loti.